Répondre à : CONAN DOYLE, Arthur – La Disparition de lady Frances Carfax

Accueil Forums Textes CONAN DOYLE, Arthur – La Disparition de lady Frances Carfax Répondre à : CONAN DOYLE, Arthur – La Disparition de lady Frances Carfax

#153280

La dame du comptoir me répondit sans hésitation que ce serait à huit heures demain matin.

« Vous voyez, Watson ? Nul mystère, tout est communiqué et précis ! L’essentiel des clauses légales a été respecté, et nos brigands ne pensent qu’avoir très peu à craindre. Bien, Watson, la seule opportunité qui nous reste est celle de l’assaut direct et immédiat. Etes-vous armé ? »

« D'une canne ! »

« Très bien, nous nous en accommoderons. « Un homme averti en vaut deux », dit le proverbe. Nous ne pouvons pas nous permettre le luxe d’attendre la police, et ne sommes pas davantage en mesure de rester dans le cadre régulièrement défini par la loi. Vous pouvez repartir, cocher. A présent, Watson, espérons que la chance soit avec nous, comme elle l’a parfois été par le passé. »

Il sonna avec détermination à la porte d’une imposante façade sombre au centre de Poultney Square. La porte s’ouvrit immédiatement, et une grande femme parut sur le seuil du vestibule faiblement éclairé.

« Oui ? Qui demandez-vous ? » demanda-t-elle d’un ton peu engageant, vrillant son regard sur nous en dépit de l’obscurité.

« Je désire parler au docteur Shlessinger », dit Holmes.

« Il n’y a personne de ce nom ici », coupa la femme, et elle tenta de refermer la porte, mais Holmes avait glissé son pied dans l’ouverture.

« Bien, dans ce cas je souhaiterais m’entretenir avec l’homme qui vit sous ce toit, quel que soit le nom qu’il porte », dit Holmes avec fermeté.

Elle hésita. Elle ouvrit enfin la porte.

« Eh bien, entrez donc ! », dit-elle. « Mon époux ne craint rien ni personne ».

Elle referma la porte derrière nous et nous désigna un petit salon à droite du hall. Elle en alluma les lumières et disparut en nous indiquant que « Monsieur Peters allait nous recevoir dans un instant ».

Elle n’avait pas menti. Nous n’eûmes que quelques secondes à peine pour nous livrer à un examen sommaire du vétuste et poussiéreux salon avant que la porte ne s’ouvre à nouveau pour laisser place à un homme d’une stature imposante, chauve et imberbe, qui apparut dans la clarté de la pièce. Il avait le teint rougeaud, les joues pendantes, et un air de piété bienveillante que démentait une bouche cruelle.

« Il y a certainement méprise, messieurs », dit-il d’une voix onctueuse. « On vous a mal renseignés. Peut-être plus avant dans la rue… »

« Assez », coupa Holmes. « Nous n’avons pas de temps à perdre. Vous vous nommez Henry Peters, de la ville d’Adélaïde en Australie, ou encore dernièrement le révérend docteur Shlessinger, de la ville de Baden, missionnaire d’Amérique du sud. Voilà votre identité, aussi vrai que je m’appelle Sherlock Holmes. »

Peters – que nous nommerons à présent ainsi – eut un sursaut et considéra son visiteur.

« Vous ne m’impressionnez pas, Monsieur Holmes », dit-il avec ironie. « Qu’aurait à craindre un homme qui n’a pas mauvaise conscience ? Que me vaut le plaisir de votre visite ? »

« Je suis à la recherche de lady Frances Carfax, que vous avez emmenée de Baden. »

« Je vous serais reconnaissant de me dire où se trouve cette dame », répondit Peters avec le plus grand calme. « Elle m’est redevable de cent livres, et elle ne m’a laissé, pour acquitter sa dette, que deux misérables pendentifs dont la valeur est douteuse. Elle s’est rapprochée de Mrs Peters et de moi-même à Baden – il est vrai que je voyageai alors sous un nom d’emprunt – et s’est imposée à nous en tant que compagne de voyage jusqu’à Londres. J’ai réglé ses frais d’hôtel et son billet. Une fois à Londres, elle s’est évaporée, en ne laissant, comme je vous l’ai dit, rien d’autre que deux vieux pendentifs pour acquitter sa dette. Si vous la retrouviez, je vous en serai, Monsieur Holmes, reconnaissant. »

« Je la retrouverai », dit Holmes. « Je m’y emploierai, dussé-je fouiller cette maison de fond en comble. »

« Puis-je voir votre mandat ? »

Holmes pointa un revolver au travers de sa poche.

« Considérez celui-ci faute de mieux. »

« Comment ? Mais vous n’êtes qu’une vulgaire crapule ! »

« Merci du compliment », dit Holmes d’un ton jovial. « Mon compagnon est un tout aussi dangereux bandit. Et ensemble, nous allons fouiller votre maison. »

Peters ouvrit la porte.

« Cours chercher un policier, Annie ! », hurla-t-il.

Des pas précipités de femme retentirent dans le corridor, puis la porte d’entrée s’ouvrit et se referma promptement.

« Le temps nous est compté, Watson », dit Holmes. « Si vous tentez de nous barrer le chemin, Peters, vous serez sans nul doute blessé. Où se trouve le cercueil qui vous a été livré récemment ? »

« Que lui voulez-vous à ce cercueil ? Il est occupé. »

« Montrez-le moi. »

« Jamais je n’y consentirai. »

« Alors n'y consentez pas ! »

Holmes se précipita sur l’homme qu’il écarta d’un vigoureux coup d’épaule et se rua dans le corridor. Une porte entrouverte se trouvait devant nous. Nous nous engouffrâmes dans la pièce, qui était la salle à manger. Sur la table, surmonté d’une chandelle qui l’éclairait faiblement se trouvait le cercueil. Holmes alluma les lumières et souleva le couvercle de la bière. Au plus profond du cercueil nous aperçûmes l’ombre d’un corps décharné. La lumière éclaira un visage flétri et âgé. Sans l’ombre d’un doute, ce n’était pas celui de lady Frances, que les traitements les plus cruels et les plus atroces privations n’auraient pu métamorphoser de la sorte. Les traits de Holmes exprimèrent tour à tour la surprise, puis le soulagement.

« Grâce à Dieu », murmura-t-il, « c’est quelqu’un d’autre. »

« On dirait que vous vous êtes fourvoyés pour cette fois, Monsieur Holmes », dit Peters qui nous avait suivi dans la pièce.

« Qui est la morte ? »

« Eh bien, si vous tenez vraiment à le savoir, c’est la vieille nourrice de ma femme, de son nom Rose Spender, que nous avons retirée de l’hôpital de Brixton. Elle a été examinée par le docteur Horsom, qui consulte au 13 Firbank Villas – notez bien l’adresse, Monsieur Holmes, 13 Firbank Villas. Nous avons pris soin d’elle, comme cela est le devoir de tout bon chrétien, mais elle est décédée au soir du troisième jour. Le certificat médical fait état d’une mort survenue par dégénérescence sénile, mais ceci n’est que l’avis d’un médecin, Monsieur Holmes, peut-être votre diagnostic sera-t-il autre. Nous avons mandaté les services de Stimson et Cie, sur Kennington Road, pour les modalités de l’enterrement, qui aura lieu demain matin à huit heures. Voyez-vous la moindre étrangeté dans tout cela, Monsieur Holmes ? Vous vous êtes fourvoyé, et vous êtes forcé de l’admettre. J’aurais payé cher pour conserver une photographie de votre tête quand vous avez soulevé le couvercle de la bière, alors que, au lieu du corps de lady Frances Carfax auquel vous vous attendiez, vous vous êtes retrouvé face à cette pauvre vieille femme nonagénaire. »

Holmes gardait un visage impassible, mais ses poings serrés trahissaient l’état de fébrilité dans lequel il se trouvait.

« Je fouillerai votre maison de fond en comble », dit-il.

« Ah, vous croyez ? », s’écria Peters en entendant retentir les pas de sa femme accompagnés par d’autres plus pesants. « C’est ce que nous allons voir. Par ici, messieurs les sergents, je vous prie. Ces hommes se sont introduits par la force dans notre maison, et nous ne parvenons pas à nous en débarrasser. Aidez-nous à les en faire sortir. »

Un sergent accompagné d’un agent se tenait sur le seuil de la pièce. Holmes leur tendit sa carte.

« Voici mes nom et adresse. Et voici mon ami, le docteur Watson. »

« Mais nous vous connaissons très bien », dit le sergent. « Cependant, vous ne pouvez pas rester ici sans un mandat. »

« Bien sûr, je le comprends. »

« Mais arrêtez-les ! », hurla Peters.

« Nous savons ce que nous avons à faire », répondit le sergent avec majesté. « Il faut partir, Monsieur Holmes. »

« Oui. Watson, nous ferions mieux d’y aller. »

Quelques instants plus tard nous nous retrouvions une nouvelle fois dans la rue. Holmes paraissait aussi impassible qu’à l’accoutumée, mais je le sentais bouillonner de colère et d’humiliation. Le sergent nous avait suivi.

« Navré, Monsieur Holmes, mais c’est la loi. »

« Parfaitement, sergent. Vous n’aviez en effet pas d’autre choix. »

« Je suppose que votre présence ici est motivée par une raison valable. S’il y a quoi que ce soit que je puisse faire… »

« C’est à propos de la disparition mystérieuse d’une femme, sergent, et nous pensons qu’elle est séquestrée dans cette maison. J’attends un mandat d’un instant à l’autre. »

« Alors je vais rester dans le coin, Monsieur Holmes. Si quoi que ce soit me semble suspect, je vous avertirai immédiatement. »

Il n’était que neuf heures. Nous nous remîmes aussitôt en chasse. Nous nous rendîmes tout d’abord à l’hôpital de Brixton, où l’on nous confirma qu’un couple charitable avait appelé quelques jours auparavant, qu’il avait demandé à s’occuper d’une vieille dame qui avait été leur vieille servante, et qu’ils avaient obtenu l’autorisation de la ramener avec eux. Aucun étonnement ne fut manifesté lorsque nous annonçâmes qu’elle était décédée récemment.

Le cabinet du docteur Horsom était notre prochaine étape. Il avait été appelé au décès de la vieille femme, qu’il avait trouvée décédée de dégénérescence sénile. Il avait établi un certificat de décès en conséquence.

« Je puis vous assurer que tout m’a semblé parfaitement en règle et qu’aucun élément particulier n’a éveillé mes soupçons », dit-il.

Rien dans la maison ne lui avait en outre paru suspect. Il s’était simplement étonné que des personnes d'un tel rang social n’eussent pas de domestiques. Ce fut là tout ce que put nous révéler le docteur Horsom.

Nous nous rendîmes enfin à Scotland Yard. L’émission du mandat avait soulevé quelques difficultés. Un délai était nécessaire, la signature ne serait pas obtenue avant le lendemain matin. Si Holmes le souhaitait, il pourrait revenir le lendemain et accompagner Lestrade pour assister à l’exécution du mandat. Ainsi prenait fin cette journée.

Aux environs de minuit, notre sergent, qui avait fait sa ronde autour de la maison de Poultney Square, vint nous informer qu’il avait aperçu de nombreuses petites flammes briller derrière les rideaux tirés de la sombre maison, mais que personne n’en était entré et que personne n’en était sorti. Nous ne pouvions que prendre notre mal en patience et attendre au lendemain.

Sherlock Holmes était trop nerveux pour parler et trop épuisé pour dormir. Je le laissai tirant sur sa pipe avec frénésie, ses épais sourcils noirs joints en une intense réflexion, ses longs doigts tapotant le bras de son fauteuil avec nervosité, tournant et retournant dans son esprit chaque détail du mystère. Plusieurs fois au cours de la nuit je l’entendis faire les cent pas dans la maison. Finalement, immédiatement après m’avoir tiré de mon sommeil au matin par un retentissant « Watson ! », il se rua dans ma chambre. Il était en robe de chambre, pâle, et ses traits tirés témoignaient de son agitation nocturne.

« A quelle heure les funérailles ? A huit, n’est-ce pas ? » demanda-t-il précipitamment. « Il est présentement sept heures vingt. Juste ciel, Watson, qu’est-il advenu des méninges dont Dieu m'a fait don ? Dépêchez-vous, Watson, dépêchez-vous donc ! C’est une question de vie ou de mort – cent contre un pour la mort ! Si nous arrivons trop tard, je ne me le pardonnerai jamais ! »

Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées que nous nous engouffrâmes dans un fiacre au bas de Baker Street. Il était huit heures moins vingt-cinq quand nous dépassâmes Big Ben, et à huit heures nous atteignons à peine Brixton Road. Heureusement pour nous les autres protagonistes de l’enterrement avaient également pris du retard. Dix minutes plus tard le corbillard se tenait encore devant la porte de la maison, et lorsque notre cheval écumant y parvint, trois hommes portant la bière apparurent sur le seuil. Holmes s’élança du fiacre et leur barra le chemin.

« Remportez-le ! », ordonna-t-il, posant une main impérieuse sur la poitrine du premier des trois croque-morts. « Remportez-le à l’instant ! »

« Comment par le diable osez-vous ? Pour la dernière fois où est votre mandat ? », hurla Peters hors de lui, son visage furibond émergeant à la suite de la bière.
 
« Le mandat est en route. Le cercueil doit rester dans la maison en l’attendant. »

Le ton autoritaire de Holmes produisit son effet sur les croque-morts. Peters disparut dans la maison, et les porteurs obéirent aux ordres de Holmes.

« Vite, Watson, vite ! Prenez ce tournevis ! », cria-t-il alors que les trois hommes reposaient le cercueil sur la table. « Un autre pour vous, mon brave ! Un souverain d’or si vous parvenez à faire se lever ce couvercle en moins d’une minute ! Pas de questions, agissez ! C’est ça ! Oui, une vis ôtée ! Et encore une autre ! Maintenant, forcez, tous ensemble ! Le couvercle cède ! Il cède ! Ah, enfin ! »

Dans un ultime effort nous parvînmes à ouvrir enfin le cercueil. Une forte odeur de chloroforme s’en échappa. Un corps gisait, le visage enveloppé dans du coton, sans connaissance sous l’effet du soporifique. Holmes désenveloppa le visage et découvrit celui d’une ravissante femme d’une quarantaine d’années. Il lui passa un bras derrière la nuque et redressa le buste de l’infortunée.

« Est-elle morte, Watson ? Nous reste-t-il une lueur d’espoir ? Pourvu qu’il ne soit pas trop tard ! »

Pendant une demi-heure nos efforts furent vains. Que ce soit par la suffocation du coton autant que par les vapeurs du chloroforme, lady Frances semblait avoir atteint un point de non-retour. Mais finalement, à l’aide des soins de respiration artificielle prodigués, à l’aide d'injections d’éther, à l’aide de tous les moyens que la médecine nous suggéra, la vie sembla animer à nouveau ce corps, ces paupières closes. Une légère buée sur un miroir à portée des lèvres nous informa d’un progressif retour à la vie. Un fiacre faisait halte devant la porte de la maison. Holmes souleva le store et regarda dans la rue.

« Voici Lestrade et son mandat », dit-il. « Il trouvera ses oiseaux envolés. Et également… »

Des pas pesants retentirent dans le corridor.

« …une personne à laquelle revient davantage qu’à nous-même le droit de prodiguer des soins à lady Frances. Bonjour, Monsieur Green. Je crois que plus tôt nous éloignerons lady Frances de cet endroit mieux ce sera pour elle. Mais cependant, des funérailles doivent bien avoir lieu. La dame âgée qui gît dans ce cercueil devra simplement se rendre au lieu de son repos éternel seule dans son cercueil. »

« Si vous devez vous livrer à la rédaction du compte-rendu de cette affaire, mon cher Watson », me dit Holmes le soir même, « elle devra rendre compte des défaillances que peut momentanément subir l’esprit le plus performant. L’erreur est humaine, mais heureux celui qui en prend connaissance et la répare. J’ai quelque leçon à tirer de cette affaire. Je fus hanté toute la nuit dernière par la conviction qu’un indice, qu’une parole étrange, qu’une constatation curieuse avait échappé à notre attention, quand, soudainement, à l’aube, des mots me revinrent en mémoire : ceux de la femme de la boutique de pompes funèbres, qui nous avaient été rapportés par Philippe Green. Elle avait déclaré : « Cela aurait déjà dû être prêt. Cela a demandé davantage de temps parce que c’est un modèle qui sort de l’ordinaire. » C’était le cercueil dont elle parlait. Il sortait de l’ordinaire. Cela ne pouvait avoir pour seule signification qu’il avait été réalisé selon des dimensions particulières. Mais pourquoi ? Pourquoi ? Soudain je reliai dans mon esprit la taille du cercueil que nous avions vu et sa profondeur au regard du corps de la vieille femme qui gisait à l’intérieur. Pourquoi une bière aussi profonde pour une défunte de si petite taille ? Pour y glisser un second corps, bien sûr. Deux corps enterrés ensemble sous la production d’un unique certificat. Tout devenait limpide – si seulement cela l’avait été plus tôt ! A huit heures lady Frances serait enterrée. Notre seule chance était d’arrêter la procession avant que le cercueil n’ait quitté la maison. »

« Il n’y avait qu’une chance infime pour que nous la retrouvions encore en vie, mais, la chance fut de notre côté. Ces bandits n’avaient, à ma connaissance, pas encore assassiné quelqu’un. Ils chercheraient à éviter le meurtre. Ils pouvaient l’enterrer sans signe apparent indiquant la façon dont elle avait trouvé la mort. Peut-être espéraient-ils même en cas d’exhumation du corps pouvoir encore s’en tirer. J’espérais qu’ils avaient envisagé l’ensemble de ces considérations. La reconstitution de la scène finale est simple. Vous avez aperçu cet étage sombre au haut des escaliers, où ils avaient dû maintenir captive l’infortunée lady Frances si longtemps. Ils se sont probablement rués dans sa chambre en lui appliquant sur le visage des compresses de chloroforme. Une fois sans connaissance, ils l’ont portée au bas des escaliers et l’ont placée dans le cercueil en lui encerclant le visage d’une quantité importante de coton imbibé du soporifique, afin de s’assurer qu’elle ne se réveille pas avant le terme de l’enterrement, puis ont vissé le couvercle de la bière. Un plan très élaboré, Watson. L’un des plus élaborés à reporter dans les annales du crime. Si notre prétendu missionnaire sud-américain parvient à échapper aux mains de Lestrade, nous serons en droit de nous attendre à quelque nouveau sombre exploit de sa part dans l’avenir. »

×