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CONAN DOYLE, Arthur – L'Illustre Client
Traduction : Carole.
« Je n’y vois plus aucun inconvénient », fut la réponse de Sherlock Holmes à l’énième demande d’autorisation que je lui adressai quant à la révélation des détails de l’enquête qui vont suivre. Ce fut ainsi que j’obtins l’autorisation tant désirée de porter à la connaissance du grand public l’un des plus beaux triomphes, en quelque sorte, de toute la carrière de mon ami.
Holmes et moi avions tous deux une faiblesse pour le bain turc. C’était en outre dans les vapeurs d’une chambre chaude que mon ami apparaissait le moins défiant et le plus humain. L’on trouvait au niveau supérieur de l’établissement de Northumberland Avenue que nous fréquentions, un petit renfoncement dans lequel étaient juxtaposés deux bancs côte à côte, que nous occupions, mon ami et moi, en cet après-midi du 3 septembre 1902 – jour où commence cette histoire.
Lui ayant demandé si quelque affaire était en train, pour toute réponse il me tendit au bout d’un bras long, fin et nerveux émergeant péniblement des couches dont il était enveloppé, une enveloppe qu’il avait extraite de la poche intérieure de son manteau suspendu auprès de lui.
« Il se pourrait que ceci soit une plaisanterie. Il se pourrait aussi que ce soit une question de vie ou de mort », me dit-il en me désignant le billet que contenait l’enveloppe. « Je ne sais pour l’instant rien de plus que ce que nous apprend ce message. »
Le billet que contenait l’enveloppe était daté de la veille au soir et émanait du Carlton Club.
Je lus ce qui suit :
Sir James Damery présente ses hommages à Monsieur Sherlock Holmes et l’informe qu’il se rendra chez lui dans l’après-midi de demain à quatre heures et demie. Sir James se permet d’insister sur le caractère tout autant confidentiel que crucial que revêt l’affaire dont il sera question. Il espère vivement que Monsieur Holmes fera son possible pour se rendre disponible pour l’entretien souhaité, et le prie de bien vouloir confirmer dès que possible cette éventualité par téléphone au Carlton Club.
« Nul besoin de me demander si j’ai confirmé le rendez-vous, Watson », me dit Holmes alors que je lui rendais la lettre. « Savez-vous quelque chose au sujet de ce Damery ? »
« Rien d’autre hormis le fait que son nom est un pseudonyme connu de toute la haute société. »
« Eh bien, je peux pour ma part vous en dire davantage. Il a la réputation de participer à l’arrangement discret des affaires embarrassantes. Vous devez sans doute vous rappeler la teneur des négociations menées avec Sir George Lewis dans le cadre de l’affaire testamentaire Hammerford… Le nom de Damery incarne la solution diplomatique mondaine par excellence. C’est pourquoi je suis tenté de croire qu’il s’agit là d’une affaire réelle et que notre assistance est véritablement requise. »
« Notre assistance ? »
« Oui, si cependant vous y consentez, Watson. »
« J’en serais honoré. »
« Dans ce cas vous connaissez l’horaire de notre rendez-vous – quatre heures et demie. En attendant, accordons-nous quelques heures de détente. »
Je résidais alors dans mon propre appartement de Queen Anne Street. Je fus cependant exact au rendez-vous fixé à Baker Street à quatre heures et demie. Egalement exact, le colonel Sir James Damery fut annoncé quelques instants à peine après mon arrivée.
Il n’est guère nécessaire de s’attarder sur la description de cet homme dont la corpulence, l’air honnête, les manières quelque peu précieuses, le visage rasé de près et le timbre de voix velouté étaient bien connus du public mondain. Ses prunelles grises étaient animées d’une bienveillance naturelle, et son naturel débonnaire se lisait sur une bouche joviale. Son couvre-chef de ton clair, sa redingote sombre, son épingle de cravate de perle reluisant sur l’étroite bande de tissu noir satiné, ses guêtres parme garnissant ses chaussures vernies, tout dans son costume traduisait le soin dont il entourait son style vestimentaire, et qui l’avait rendu célèbre dans la haute société. Cet homme imposant à la noblesse majestueuse emplissait la pièce de sa présence.
« Bien sûr, je m’étais préparé à rencontrer chez vous le docteur Watson », dit-il en me désignant et en m’adressant un signe courtois. « Son concours s’avèrera fort utile si vous collaborez ensemble dans cette affaire, car l’homme auquel nous nous trouvons confrontés est, Monsieur Holmes, des plus violents qui existe et de ceux qui ne reculent devant rien. Jamais le sol européen n’a porté homme plus dangereux. »
« J’ai déjà eu l’occasion d’affronter par le passé quelques individus ayant pu prétendre à ce titre », dit Holmes dans un sourire. « Vous ne fumez pas, n’est-ce pas ? Dans ce cas vous voudrez bien m’excuser d’allumer cette pipe ?… Si votre homme vous apparaît plus dangereux que ne l’était feu le professeur Moriarty, ou que le toujours en vie colonel Sebastian Moran, alors il me semble digne d’être rencontré. Puis-je vous demander son nom ? »
« Le nom du baron Gruner évoque-t-il quelque chose dans votre esprit ? »
« Vous voulez parler du meurtrier autrichien ? »
Le colonel Damery éclata d’un grand rire et ôta ses gants.
« Pas la moindre information ne vous échappe, Monsieur Holmes ! Merveilleux ! Vous l’avez déjà répertorié en tant que meurtrier ? »
« Cela fait partie de mon travail de suivre l’actualité du crime sur le continent. Qui donc aurait pu prendre connaissance de l’affaire dans laquelle il s’est trouvé mêlé à Prague et conserver le moindre doute quant à sa culpabilité ? Il s’en est fallu d’un point obscur de droit et de la mort suspecte d’un témoin qu’il ne se retrouve placé sous les verrous. Je suis aussi certain qu’il a procédé à l’assassinat de sa femme par le biais de cet accident simulé du col du Splugen que si j’en avais été le témoin oculaire. Je le savais parvenu en Angleterre, et avais depuis lors conservé le curieux pressentiment qu’il me donnerait tôt ou tard du fil à retordre. Bien ! De quoi le baron Gruner s’est-il rendu coupable cette fois ? Je présume qu’il n’est plus question désormais de la tragique mort de son ex-épouse ? »
« Non, mais c’est d’une chose peut-être plus grave encore… Punir un crime est capital, mais le prévenir est plus crucial encore. Il est terrible, Monsieur Holmes, d’assister impuissant à la préparation d’un crime atroce, de le voir se dérouler devant vos yeux, et d’en anticiper l’issue fatale tout en ne pouvant l’empêcher… Existe-t-il torture plus grande pour un esprit humain ? »
« J’en doute. »
« Le client en faveur duquel j’intercède a donc votre plus grande sympathie. »
« Je n’avais pas clairement supposé que vous n’étiez qu’un intermédiaire. Qui est le principal intéressé ? »
« Monsieur Holmes, je dois vous demander de ne m’adresser aucune question concernant son identité. Il est de la plus haute importance que je puisse continuer de l’assurer de son anonymat dans cette affaire, afin que son respectable nom n’y soit pas mêlé. Bien que ses motivations soient des plus honorables, et ce au plus haut degré, il préfère qu’elles ne soient pas connues. Il va sans dire que vos services seront rémunérés avec la plus grande largesse et que vous bénéficierez dans cette affaire de la liberté d’entreprendre la plus totale. Peut-être ainsi devant ces avantageuses conditions consentirez-vous à ce que le nom de votre client vous reste inconnu. »
« Vous m’en voyez navré », répondit Holmes, « mais je ne puis me résoudre à me heurter à un mystère à chacune des extrémités de mes enquêtes. Je me vois contraint, Sir James, de décliner votre alléchante proposition. »
Notre visiteur sembla fortement bouleversé. Sur son visage expressif se lut un profond désappointement.
« Vous ne mesurez pas les conséquences de votre refus, Monsieur Holmes », dit-il. « Vous me placez dans une situation des plus inconfortables vis-à-vis de mon client. Je suis bien sûr que vous auriez la plus grande fierté à lui apporter votre concours si vous connaissiez sa véritable identité, et cependant ma parole d’honneur m’empêche de vous la révéler. Me permettez-vous cependant de vous exposer tout ce que mon client m’a permis de porter à votre connaissance au cours de cet entretien ? »
« Si vous le souhaitez. Mais aussi longtemps que vous comprenez bien que cela n’implique en rien ma future collaboration. »
« Je l’entends bien. En premier lieu, vous avez certainement entendu parler du général de Merville ? »
« De Merville ? Homme à la célèbre réputation militaire, qui s’est illustré dans le conflit du Khyber. Oui, j’ai entendu parler de lui. »
« Il a une fille, Mademoiselle Violet de Merville. Jeune, riche, belle, accomplie, un beau parti à tous points de vue. C’est cette innocente et adorable jeune fille que nous essayons de sauver des griffes d’un démon. »
« Le baron Gruner exerce donc une quelconque emprise sur elle ? »
« La plus grande emprise à tous les égards, Monsieur Holmes – celle de l’amour. Ce bandit est – vous l’avez sans doute entendu dire – un homme des plus séduisants, aux manières empreintes de grâce ; il possède en outre une voix enjôleuse et un charisme empreint de ce romantisme mystérieux qui a tant de pouvoir sur l’esprit d’une femme… On le dit posséder le beau sexe tout entier à sa merci – et en faire bon usage. »
« Mais par quel malheureux hasard un tel homme a-t-il pu être admis dans l’entourage de Mademoiselle de Merville ? »
« Ils se sont rencontrés au cours d’une croisière à bord d’un yacht sur la Méditerranée. Les participants, bien que scrupuleusement triés sur le volet, l’avaient été selon des critères financiers. Nul doute que les organisateurs ne suspectèrent pas la véritable identité du baron avant qu’il n’eût embarqué. Le rusé brigand se mit à rechercher la compagnie de la jeune dame, et avec une assiduité telle qu’il parvint à gagner son cœur et son esprit. Affirmer qu’elle l’aime est peu dire, Monsieur Holmes. Elle est folle de lui, folle jusqu’à l’obsession ! Rien sur terre n’existe plus pour elle en dehors de lui. Elle ne peut tolérer la moindre parole désobligeante à son égard. Tout a été tenté pour la détourner de lui, mais sans succès. Pour comble de malheur, elle l’épousera le mois prochain. Elle est majeure et dotée d’une volonté de fer, Monsieur Holmes, aussi nous voyons mal comment nous pourrions empêcher cette tragédie. »
« Sait-elle à propos des événements survenus en Autriche ? »
« Le rusé bandit lui a absolument tout conté des scandales passés auxquels son nom a pu se trouver mêlé, mais en l’assurant qu’il n’en était que l’innocente victime… Elle croit sa version des faits et ne veut en entendre aucune autre. »
« Bon sang ! Mais c’est pourtant bien sûr !, vous avez par inadvertance laissé échapper le nom de votre client ! Ne s’agirait-il pas par hasard du général de Merville ? »
Notre client s’agita sur sa chaise.
« Au risque de vous décevoir, Monsieur Holmes, j’ai bien peur que votre déduction soit erronée. Le général de Merville est un homme brisé. La situation à laquelle est confrontée sa malheureuse fille a emporté tout ce qui restait du courageux soldat, déjà affaibli par les horreurs de la guerre et devenu presque sénile. Il ne saurait être question pour lui de lutter contre un brigand d’une trempe telle que celle de ce baron autrichien. Mon client m’est un ami de longue date, Monsieur Holmes, et a le plaisir de connaître le général depuis de nombreuses années, au cours desquelles il a développé un intérêt tout à fait paternel à l’égard de sa fille qu’il a vue grandir. Il ne peut se résoudre à assister impuissant à cette tragédie. Scotland Yard n’interviendra pas. Aussi est-ce sur sa propre suggestion que je m’adresse à vous aujourd’hui, mais à la condition expresse que son nom ne soit pas cité dans l’affaire qui nous occupe. Je ne doute pas, Monsieur Holmes, que vos immenses qualités de déduction vous conduiront inéluctablement à percer l’identité de mon client, mais je vous implore de n’en rien faire ou, tout au moins, d’en conserver le secret une fois découvert. »
Holmes eut un sourire éloquent.
« Je pense pouvoir être en mesure de vous promettre cela », dit-il. « Je dois ajouter que cette affaire éveille en moi le plus grand intérêt, et que je suis prêt à vous apporter mon concours. Existe-t-il un moyen par lequel nous pourrons rester régulièrement en contact ? »
« Le Carlton Club me garde ma correspondance. Voici cependant un numéro de téléphone en cas d’urgence – je vous prie de ne le communiquer à personne – : le XX.31. »
Holmes ouvrit un calepin sur ses genoux et y inscrivit, souriant toujours, le numéro dicté par notre visiteur.
« Egalement, l’adresse actuelle de résidence du baron, je vous prie ? »
« Vernon Lodge, près de Kingston. Une imposante demeure. Notre coquin a fait fortune par le passé par le biais de spéculations nébuleuses, mais il est riche aujourd’hui – ce qui fait en fait un adversaire encore plus redoutable. »
« Pensez-vous qu’il soit chez lui à présent ? »
« Oui. »
« En dehors de ce que vous nous avez déjà confié, pouvez-vous nous en dire davantage à son propos ? »
« Il a un goût prononcé pour tout ce qui a trait au luxe. C’est un amateur de courses hippiques. Il joua quelques temps au polo au sein du club de Hurlingham, mais il en a été exclu après que des soupçons aient pesé sur lui à l’issue de la révélation de l’affaire de Prague. Il est bibliophile et collectionneur de tableaux. Il dispose d’aptitudes naturelles pour ce qui a trait à l’art. Il fait référence, si je ne trompe, dans le domaine de la poterie japonaise. Il est l’auteur d’une monographie sur le sujet. »
« Une individualité complexe », dit Holmes. « Elle se retrouve chez la plupart des grands criminels. L’une de mes anciennes connaissances, Charlie Peace, était un violoniste virtuose. Wainwright, un non moins grand artiste. Et je pourrais en citer bien d’autres. Bien, Sir James, veuillez avoir l’obligeance d’informer votre client que je m’intéresse dès à présent de plus près au baron Gruner. Rien d’autre pour l’instant. Je possède quelques sources d’informations, et j’espère qu’elles s’avèreront utiles dans la progression de notre affaire. »
Après que notre visiteur nous eût quitté, Holmes s’absorba longuement dans ses pensées et sembla en oublier complètement ma présence. Enfin, dans un sursaut, il s’extirpa soudain de sa rêverie.
« Eh bien, Watson, que dites-vous de tout cela ? »
« Je pense que vous devriez rencontrer en personne la jeune lady elle-même. »
« Mais mon cher Watson, si son pauvre père lui-même n’a pu ébranler sa résolution, comment moi, un parfait étranger, y parviendrai-je ?… Si nous devions échouer par ailleurs, je me rangerais cependant à votre avis. Mais je crois que nous devons commencer par tenter autre chose. J’espère pouvoir compter sur l’aide de Shinwell Johnson. »
Je n’ai pas eu l’occasion de mentionner Shinwell Johnson au cours des présents comptes-rendus que j’ai réalisés, et pour cause, la plupart de ceux-ci ayant été retranscrits à partir d’enquêtes relativement récentes menées par mon ami. Johnson lui avait été durant les premières années de sa carrière un fort précieux assistant. J’ai cependant le regret de le dire, celui-ci s’était par ailleurs illustré auparavant comme fieffé coquin – ce qui lui avait valu par deux fois plusieurs mois d’emprisonnement à Parkhurst. Il fit cependant amende honorable et offrit ses services à Holmes. En tant qu’assistant infiltré dans le milieu criminel londonien, il n’était pas rare qu’il obtînt des informations d’une importance capitale. Si celles-ci avaient été directement rapportées aux services de police, nul doute que Johnson eût été rapidement démasqué. Mais les cas dans lesquels intervenait Holmes n’étant jamais que rarement portés à l’attention du grand public, et devant les cours du système judiciaire, Johnson put poursuivre en toute quiétude pendant un certain temps ses activités délatrices. Fort de ses deux condamnations, il pénétrait aisément tous les cercles du banditisme de la capitale. Son sens de l’observation et ses qualités de déduction en faisaient par ailleurs un allié de premier ordre. C’était vers les services de cet homme que Sherlock Holmes envisageait présentement de se tourner.
Je fus contraint d’abandonner mon ami pour quelques heures, le temps pour moi de vaquer à de pressantes occupations professionnelles. Je le retrouvai le soir même au Simpson’s, assis à une petite table devant une fenêtre et regardant le flot animé et ininterrompu qui s’écoulait de la rue Strand. Il me fit un résumé des événements de la soirée.
« Johnson est déjà en mission », dit-il. « J’espère qu’il fera bonne pêche dans les méandres des bas-fonds londoniens, car c’est bien là sans le moindre doute que nous pourrons obtenir les plus précieuses informations concernant notre baron. »
« Mais si la jeune lady se refuse à admettre ce qui est déjà connu par tous, quel espoir avez-vous que de nouvelles révélations aient le moindre impact sur son esprit ? »
« Qui sait, Watson ? Le cœur et l’esprit d’une femme renferment d’insondables secrets pour la compréhension d’un homme… Un crime peut être pardonné, quand une offense légère est susceptible de déchaîner les plus violents emportements. Le baron Gruner m’a dit… »
« Vous lui avez parlé !… »
« Oh, c’est vrai, je ne vous avais pas fait part de mes projets… Vous le savez, Watson, j’aime beaucoup à rencontrer personnellement les principaux suspects de nos enquêtes. Les approcher et les regarder droit dans les yeux m’aide à déterminer leurs desseins. Après avoir donné à Johnson ses instructions, j’ai pris un fiacre et me suis rendu à Kingston, où je trouvai dans sa demeure le baron. Celui-ci était d’une humeur des plus aimables. »
« Vous a-t-il reconnu ? »
« Parfaitement, puisque je m’étais fait précéder de ma carte de visite. C’est un adversaire redoutable, impassible, à la voix au timbre de velours qui convainc autant que celle du bandit le plus persuasif… Il est aussi venimeux que le cobra. Il y a du tact en lui – ce criminel aristocratique vous propose en toute légèreté une tasse de thé, tout en dissimulant derrière son invitation les plus sombres desseins. Oui, je dois dire que je suis flatté d’affronter le baron Adelbert Gruner. »
« Vous le décriviez aimable ! »
« Un chat ronronnant de plaisir à l’approche de sa souris, Watson ! L’affabilité de certains comportements est parfois plus préjudiciable que la plus grande violence d’autres. L’accueil aimable du baron à mon encontre en constitue la preuve formelle. « Je m’attendais à vous recevoir un jour ou l’autre, Monsieur Holmes », m’a-t-il dit. « Vous êtes sans nul doute mandaté par le général de Merville, afin de tenter d’empêcher mon mariage avec sa fille Violet, n’est-ce pas ? » J’acquiesçai. « Mon cher », poursuivit-il, « vous ne parviendrez qu’à porter atteinte à votre propre réputation en choisissant de vous occuper de cette affaire. Elle n’est pas de celle dans lesquelles vous pouvez réussir. Tous vos efforts ne se verront pas couronnés de succès, et vous vous trouverez par ailleurs exposé à des dangers certains. Permettez-moi de vous prier instamment, dans votre propre intérêt, de ne pas insister. » « C’est très curieux », répondis-je, « voilà exactement le conseil que je m’apprêtais à vous donner. Loin de moi l’idée de sous-estimer vos qualités intellectuelles, baron, car le peu que j’ai aperçu de votre personnalité ne saurait les démentir. Laissez-moi vous donner un conseil d’ami. Nul n’évoquera votre passé et ne portera atteinte à votre liberté. Vous serez libre d’aller où bon vous semble. Mais si vous persistez dans ce mariage, vous attacherez à vos pas des ennemis implacables qui n’auront de cesse de vous rendre chaque parcelle du sol d’Angleterre impraticable. Le jeu en vaut-il la chandelle ? Vous seriez plus avisé de renoncer à votre mariage imminent. Il vous serait préjudiciable que certains événements de votre passé soient en outre portés à la connaissance de votre jeune fiancée. » Les moustaches du baron frémirent, se dressant menaçantes comme les antennes d’un insecte. Il eut un gloussement courtois. « Pardonnez mon amusement, Monsieur Holmes », me dit-il, « mais il m’est réellement très amusant de vous voir jouer une manche sans avoir une seule carte valable en main. Nul ne serait susceptible de jouer ce jeu mieux que vous bien sûr, mais votre tentative n’en reste pas moins pathétique. Nul atout dans votre jeu, Monsieur Holmes, pas même la plus petite carte en main ! » « C’est ce que vous croyez. » « C’est ce que je sais. Laissez-moi vous exposer les faits – car mes cartes sont telles que je puis me permettre de les jouer sur table. J’ai été assez heureux pour conquérir le cœur de cette jeune femme, et ce en dépit du fait que j’aie porté à sa connaissance avec la plus grande honnêteté les plus sombres aspects de mon passé. J’ai également pris la peine de l’informer que certaines personnes mal intentionnées – peut-être vous reconnaîtrez-vous parmi elles – ne cesseraient de vouloir détourner son amour par le biais d’incessantes nouvelles révélations. Je lui ai suggéré la façon dont elle devrait traiter ces personnes. Peut-être l’impact des suggestions post-hypnotiques a-t-il été porté à votre connaissance, Monsieur Holmes ? Dans le cas contraire, vous pourrez en juger par vous-même quand vous rencontrerez ma fiancée. Savez-vous que certaines individualités n’ont nul besoin pour exercer sur d’autres ce talent d’avoir recours à divers stratagèmes d’endormissement ou de tromperie ? Je ne doute pas que Violet se montre disposée à vous recevoir, si telle est la volonté de son père – elle lui obéit absolument, excepté concernant un seul infime détail, lequel concerne le choix d’un époux… » Il n’y avait, Watson, rien de plus à ajouter, aussi pris-je congé de mon hôte le plus dignement qu’il me fut possible. Mais, alors que je m’apprêtais à tourner la poignée de la porte, celui-ci m’apostropha à nouveau. « A propos, Monsieur Holmes », me dit-il, « le nom de Le Brun, agent français, évoque-t-il quelque chose dans votre esprit ? » « Oui », acquiesçai-je. « Avez-vous eu vent de ce qui lui est dernièrement arrivé ? » « J’ai entendu dire qu’il avait été sauvagement attaqué par des apaches dans le quartier parisien montmartrois et qu’il n’était pas sorti indemne de cet événement. » « Exact, à peu de choses près, Monsieur Holmes. Par une curieuse coïncidence, il se trouve qu’il s’était avisé une semaine à peine auparavant de fouiner dans une quelconque affaire me concernant. Ne suivez pas son exemple, Monsieur Holmes. Imiter Le Brun est une chose que je vous déconseille vivement. Plusieurs ne sont plus là pour en témoigner. Voici mon dernier mot : vaquez à vos occupations, et laissez-moi vaquer aux miennes. Sur ce, je vous souhaite le bonjour, Monsieur Holmes ! » Voilà tout, Watson. Vous connaissez à présent la teneur exacte de notre premier entretien. »
« Le coquin semble des plus dangereux. »
« Il est en effet extrêmement dangereux, Watson. Je fais d’ordinaire peu de cas de ce type d’individus bravaches, mais celui-ci ne me semble pas exagérer ses menaces. »
« Songez-vous réellement à le défier ? Car enfin, serait-ce si grave qu’il épousât la jeune fille ? »
« En prenant en compte le fait qu’il a certainement assassiné sa précédente épouse, je crois en effet que cela pourrait s’avérer être grave. Et puis n’oublions pas notre promesse faite à notre client ! Nous ne reviendrons pas sur notre parole, Watson. Nul besoin de discuter sur ce point. Je vous propose de terminer votre café et de m’accompagner à Baker Street, où Shinwell doit d’ores et déjà nous attendre pour nous faire son rapport. »
Nous trouvâmes effectivement dès notre arrivée un homme à la stature imposante, à la mine rougeaude, aux petits yeux noirs et vifs qui traduisaient seuls dans toute l’apparence de l’individu sa vivacité d’esprit. Il semblait tout droit revenir des bas-fonds qui constituaient son domaine ordinaire, et semblait avoir rapporté pour preuve de ce voyage la créature qui se tenait présentement à ses côtés sur le sofa, une femme maigre au visage pâle et à la chevelure couleur de feu, jeune, mais ravagée déjà par la vie, à en croire les marques du profond malheur qu’elle portait sur le visage et qui témoignait des années terribles qu’elle semblait avoir vécues.
« Laissez-moi vous présenter Miss Kitty Winter », dit Shinwell Johnson en accompagnant sa présentation d’un geste de la main. « Ce qu’elle sait… Oh, et puis elle vous le dira bien elle-même. Je l’ai attrapée environ une heure après avoir pris connaissance de votre message, Monsieur Holmes. »
« Je ne suis pas bien difficile à trouver », dit la jeune femme. « Les âmes de l’enfer, tout aussi bien que celles de Londres d’ailleurs, peuvent me trouver à tout instant. Même topo pour Porky Shinwell. De vieilles connaissances, Porky et moi. Mais par l’enfer !, il y en a justement un autre qui mériterait de se trouver dans un enfer bien pire que le mien s’il en existe un, si dans ce monde délabré régnait la moindre justice ! C’est de l’homme que vous surveillez dont je parle, Monsieur Holmes ! »
Holmes sourit.
« Je vous sais gré de vos bons vœux de réussite dans mon entreprise, Miss Winter. »
« Si je puis vous être d’une quelconque utilité pour faire en sorte qu’il s’en retourne brûler en enfer, je suis des vôtres », clama notre visiteuse dans un élan d’énergie farouche. Une lueur de haine féroce s’alluma dans son regard, et les traits de son visage blanc se durcirent implacablement.
« Nul besoin d’aller fouiner dans mon passé, Monsieur Holmes. Aucun intérêt ni pour vous, ni pour moi. Je suis aujourd’hui ce qu’Adelbert Gruner a fait de moi. Oh, si je pouvais me venger ! »
Elle tordit nerveusement ses mains et les brandit soudain en l’air.
« Oh, si je pouvais lui rendre le mal qu’il a fait, à moi et à tant d’autres ! »
« Savez-vous de quoi il retourne dans notre affaire ? »
« Oui, Porky Shimwell m’a mise au courant. Il en a après une pauvre fille, qu’il veut épouser cette fois. Vous voulez empêcher ce mariage. Eh bien, vous en savez sûrement assez pour perdre ce démon dans l’esprit de toute fille raisonnable et sensée. »
« Le hic est qu’elle n’est justement plus ni raisonnable ni sensée. Elle est éperdument amoureuse de lui. Elle ne veut rien entendre. »
« Z’avez parlé du meurtre ? »
« Oui. »
« Oh mon Dieu, elle doit être d’une trempe ! »
« Elle croit que ce ne sont là que pures calomnies. »
« Pas de preuves à jeter au nez de cette idiote imbécile ? »
« Non, à moins que vous m’en fournissiez. »
« Je suis une preuve à moi toute seule ! Attendez un peu que je me tienne devant elle et que je lui conte comment ce misérable m’a utilisée… »
« Vous feriez cela ? »
« Si je le ferai ? Et comment ! »
« Bien, cela vaut sans doute la peine d’être essayé. Mais le baron lui a conté la plupart des événements auxquels son nom a été mêlé par le passé, et elle ne témoigne pas la moindre méfiance à son égard. Je m’attends à ce qu’elle ne daigne pas réouvrir d’autres anciens dossiers. »
« Parions qu’il ne lui a pas tout raconté », ricana Miss Winter. « J’ai entendu parler d’un ou de deux autres meurtres, outre celui pour lequel on l’a déjà accusé. Il me parlait des fois, comme avec distraction, de sa voix de velours, d’un tel et ajoutait « Il est mort il y a un mois ». Ses paroles n’étaient pas qu’en l’air. Je n’y prêtais alors pas la moindre attention – je l’aimais, voyez-vous. Je m’accommodais du moindre de ses agissements, tout comme le fait à présent cette pauvre fille qu’il compte épouser ! Quelque chose éveilla cependant un jour mes soupçons. Heureusement, par l’enfer ! Et si sa langue empoisonnée et sa voix qui me susurraient des paroles mensongères n’étaient pas intervenues encore en sa faveur cette nuit-là, je l’aurais quitté pour de bon cette fois. Il y a un petit calepin qu’il conserve – un calepin à couverture de cuir brun, avec ses armoiries couleur or gravées sur la tranche. Je suppose qu’il avait un peu bu cette nuit-là, autrement il ne se serait jamais avisé de me le montrer. »
« Que renferme ce calepin ? »
« Sa collection, Monsieur Holmes. Cet homme collectionne les femmes, les épingle tout comme d’autres épinglent les papillons, et il en tire la plus grande fierté. Elles sont toutes recensées dans ce petit volume. Clichés, noms, détails, tout y est. Un vrai tableau de chasse qui fait froid dans le dos – que même l’homme le plus vil du monde aurait bien eu de la peine à imaginer. Mais voilà la fierté d’Adelbert Gruner. Elle tient tout entière dans ce calepin horrible. « Les âmes que j’ai ruinées », voilà bien ce qu’il aurait pu écrire sur la couverture. Quoi qu’il en soit, ceci ne fera pas notre affaire, puisque vous ne pourrez pas vous servir du calepin. Et pour cause : il est bien caché. »
« Où se trouve-t-il ? »
« Comment pourrais-je le savoir maintenant ? Voilà plus d’un an que j’ai quitté Adelbert. Je me rappelle pourtant où il le rangeait alors. Comme c’est un homme méticuleux et maniaque, je suppose qu’il le range toujours aujourd’hui au même endroit : dans un tiroir de son meuble de son deuxième bureau. Vous êtes déjà allé chez lui ? »
« Oui, et je suis même entré dans son bureau », dit Holmes.
« Ah bon ? Eh bien vous êtes allé vite en besogne, si vous n’avez commencé que ce matin. Il semble que ce cher Adelbert ait enfin trouvé un adversaire à sa taille. Le bureau dans lequel il vous a reçu est certainement celui qui est décoré de plusieurs poteries chinoises exposées dans une grande vitrine entre deux fenêtres. Derrière son meuble de bureau il y a une porte qui ouvre sur une petite pièce, son bureau personnel dans lequel il entrepose ses documents et petites affaires privées. »
« Il ne craint pas les voleurs ? »
« Adelbert est loin d’être peureux. Personne n’a jusqu’à présent pu dire ça de lui. Il est parfaitement capable de veiller sur lui-même. Il y a une alarme qui fonctionne la nuit, quand même. De toutes façons, qu’est-ce qui dans sa maison pourrait bien intéresser un voleur ? Ses bibelots chinois ? »
« Aucun intérêt », trancha Shinwell Johnson d’un air d’autorité. « Personne ne voudrait s’embarrasser d’un truc que l’on ne peut ni fondre ni revendre. »
« Tout à fait exact », dit Holmes. « Bien, Miss Winter, si vous voulez avoir l’obligeance de prendre à nouveau contact avec nous demain à cinq heures, je vous instruirai de l’éventuelle possibilité de rencontrer cette jeune fille. Je vous suis très obligé de votre coopération. Je n’ai pas besoin de vous préciser que mon client se montrera reconnaissant de votre précieux concours et le récompensera par les libéralités qui conviennent… »
« Pas de ça avec moi, Monsieur Holmes », interrompit avec force la jeune femme. « Je ne fais pas ça pour l’argent. Mon seul but est de voir cet homme traîné dans la boue, et je m’y emploierai de toutes mes forces – si l’occasion m’en est donnée je lui piétinerai le visage encore ! Voilà tout ce que je veux. Je suis des vôtres aussi bien demain que plus tard, aussi longtemps que vous en aurez après lui. Porky ici présent saura toujours où me trouver. »