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CONAN DOYLE, Arthur – L’Aventure de la racine de pied du diable
Traduction : Carole.

Au fil des comptes rendus consacrés aux affaires tant curieuses qu’intéressantes que j’ai eu l’occasion de réaliser – et qui sont le fruit de ma durable amitié avec Monsieur Sherlock Holmes –, j’ai eu à maintes reprises l’occasion de me heurter à son dédain pour toute forme de publicité le concernant. En adéquation avec son naturel sombre et cynique, toute forme de compliment était pour lui à proscrire, et il n’exultait jamais tant que lorsque, à l’issue d’une enquête menée avec brio, l’admiration du public se tournait vers l’humble fonctionnaire qui n’avait le plus souvent pris que la plus petite part au dénouement de l’affaire. C’est sans aucun doute cette aversion de Holmes pour la reconnaissance du public – et non la diminution du nombre, ou le manque d’intérêt, de ses enquêtes – qui est cause de la rareté de mes productions. Lorsque mon concours était requis dans une affaire – ce qui constituait à mes yeux un privilège – il était placé sous le signe de la plus absolue discrétion.

C’est donc avec la plus grande surprise que j’accueillis le mardi passé un télégramme de mon ami – celui-ci ne prenait jamais la peine de rédiger une lettre quand un simple télégramme pouvait suffire –, qui consistait en ces termes :

Pourquoi pas raconter la tragédie des Cornouailles – plus étrange affaire que j’aie traitée.

Je n’ai pas la moindre idée de la façon dont cette pensée vint à l’esprit de mon ami, ni par quelle fantaisie subite il lui prit l’envie de me voir raconter cette aventure. Toujours est-il que je me hâtai – avant qu’une injonction contraire ne me parvienne par le télégramme suivant – de me mettre au travail.

Nous étions au printemps de l’année 1897, et la santé, d’ordinaire des plus robustes, de Holmes commençait quelque peu à s’altérer sous le poids d’un constant surcroît de travail. Au mois de mars de la même année, le docteur Moore Agar, qui exerçait habituellement ses fonctions Harley Street, et dont j’aurais peut-être l’occasion un jour de narrer les circonstances dramatiques de sa première rencontre avec mon ami, ordonna le repos le plus absolu du célèbre détective et sa mise à l’écart de toute enquête pendant un temps indéterminé, sous peine de le voir tomber gravement malade. Son propre état de santé ne faisant d’ordinaire pas partie des préoccupations de Holmes, ce ne fut que sous la menace de la survenue d’une incapacité professionnelle irréversible que celui-ci prit la décision de suivre les recommandations de son médecin, et se résolut à un complet repos et changement d’air. Ce fut donc au début du printemps de cette même année que nous demeurâmes ensemble pour quelques temps dans un petit cottage situé non loin de la baie de Poldhu, à la pointe de la péninsule du comté de Cornouailles.

C’était un endroit singulier, dont le caractère lugubre seyait parfaitement à l’humeur morose de mon patient et ami. Des fenêtres de notre petit cottage aux murs blancs, planté sur une petite colline herbeuse, nous dominions le sinistre demi-cercle formé par la baie de Mounts, dangereux cimetière marin avec ses côtes hérissées de falaises noires et ses récifs balayés par les vagues, contre lesquels tant de voiliers s’étaient brisés. Sous une légère brise du nord il semblait cependant placide et accueillant, un refuge pour les embarcations ayant échappé de justesse au revers d’une tempête. Mais s’ensuivaient alors en son sein le gémissement soudain du vent, les rafales menaçantes soufflant du sud-ouest, les ancres flottantes, la côte-sous-le-vent, et enfin l’ultime bataille contre les vagues déferlantes. Les marins avisés se tenaient à l’écart de cet endroit maudit.

En regardant vers la terre, le paysage était tout aussi sinistre. C’était une région bombée de landes sombres éparses, hérissée ça et là de quelques clochers ancestraux, qui indiquaient la présence de villages d’un autre temps. De toutes parts au-delà de ces collines on apercevait les traces d’une civilisation disparue qui avait laissé ses empreintes sous la forme d’édifices pierreux et étranges, des tertres inégaux faisant office de sépultures de fortune, ou encore de curieux terrassements qui semblaient appartenir à la préhistoire. L’endroit, avec son atmosphère sinistre, peuplé de ces existences oubliées, était ensorcelant et impénétrable. Il seyait à l’imagination vagabonde de mon ami, qui s’adonnait à de longues marches solitaires, au cours desquelles il tentait de percer le secret de ces collines aussi bien que celui de l’ancien dialecte cornouaillais qui avait arrêté son attention, et qu’il tenait pour ressemblant au chaldéen et héritage du commerce de marchands phéniciens. Il venait de recevoir un corpus d’ouvrages traitant de philologie, et avait pour projet imminent de s’adonner à la rédaction de sa théorie quand, soudain, à sa plus grande joie autant qu’à ma plus vive consternation, nous nous retrouvâmes, bien qu’aux fins fonds de cette terre de perdition, mêlés à la plus étrange et mystérieuse affaire à laquelle nous n’ayons jamais été confrontés auparavant. Notre retraite, si tranquille et paisible, fut subitement interrompue, et nous fûmes précipités tout droit au cœur d’événements qui suscitèrent les plus grandes consternation et frayeur, non seulement dans toutes les Cornouailles, mais également dans tout l’ouest de l’Angleterre. Nombre de mes lecteurs se souviendront de ce que la presse londonienne, alors incomplètement informée des détails de l’affaire, avait surnommé « la tragédie des Cornouailles » et dont, trente ans plus tard, aujourd’hui, en voici les éclaircissements.

J’ai fait mention plus haut de quelques clochers épars se hérissant au milieu du paysage et marquant la présence de quelques villages dans cette partie des Cornouailles. Le plus proche de ces hameaux était celui de Tredannick Wollas, qui s’enroulait autour d’un clocher rond, ancien et moussu, autour duquel se groupaient frileusement les cottages de quelque deux cents habitants. Le vicaire de la paroisse, Monsieur Roundhay, se passionnait pour l’archéologie à ses heures, et Holmes avait en ces dernières circonstances fait sa connaissance. Monsieur Roundhay était un homme d’une cinquantaine d’années, bedonnant et affable, au caractère empreint de traditions. Nous nous étions sur son invitation rendus un jour à sa cure pour y prendre le thé, et y avions rencontré Monsieur Mortimer Tregennis, un gentleman qui contribuait à l’augmentation des ressources cléricales en louant l’un des appartements du presbytère. Le vicaire, célibataire, s’était trouvé ravi d’un tel arrangement, en dépit du fait qu’il n’avait que peu d’affinités avec son locataire, un grand et maigre homme à lunettes et qui se tenait voûté comme s’il souffrait d’une infirmité physique. En outre, le vicaire au cours de cette visite m’avait semblé plutôt volubile, tandis que Monsieur Mortimer Tregennis se tenait à l’écart, le visage morne, le regard fuyant, absorbé par ses propres pensées.

Ce furent ces deux individus qui firent soudainement irruption dans notre petit salon au cours de la matinée de ce mardi 16 mars, alors que Holmes et moi venions de terminer notre petit-déjeuner et que nous fumions ensemble, peu avant de sortir pour notre promenade quotidienne.

« Monsieur Holmes », dit le vicaire d’un ton des plus agités, « une chose des plus extraordinaires et des plus tragiques s’est produite au cours de la nuit passée. Une chose inouïe. Nous ne pouvons que remercier le ciel que vous séjourniez parmi nous actuellement, car vous êtes bien le seul homme de toute l’Angleterre dont nous ayons présentement le plus grand besoin. »

Je rivai sur le vicaire intrusif un regard des plus hostiles. Mais Sherlock Holmes avait déjà ôté sa pipe de ses lèvres et était à l’affût. D’un geste de la main il invita nos deux visiteurs à prendre place sur le sofa. Bien que Monsieur Mortimer Tregennis semblât moins agité que son compagnon, la crispation de ses mains et son regard sombre témoignaient de son émotion.

« Souhaitez-vous que je prenne la parole, ou souhaitez-vous poursuivre ? », demanda Monsieur Mortimer Tregennis au vicaire.

« Eh bien, étant donné que c’est vous-même qui avez assisté aux événements, notre vicaire n’en ayant été informé que par vos soins, je vous propose de nous soumettre les faits en vos propres termes », dit Holmes.

Je comparai la tenue négligée du vicaire, témoin qu’il s’était vêtu à la hâte, à celle soignée de son locataire, et m’amusai de la stupéfaction qu’avait sur leurs deux visages produit la déduction de mon ami.

« Peut-être ferais-je bien d’introduire l’événement en quelques mots », dit le vicaire, « vous jugerez ensuite de l’opportunité de vous entendre raconter les faits par Monsieur Tregennis, ou de celle de vous rendre immédiatement sur les lieux de cette étrange affaire. Notre ami ici présent a passé la soirée hier en compagnie de ses deux frères, Owen et George, et de sa sœur Brenda, en leur demeure de Tredannick Wartha, qui se trouve non loin de la vieille croix de pierre sur la colline avoisinante. Il les a laissés peu après dix heures, jouant encore aux cartes autour de la table du salon, d’excellente humeur et dans d’excellentes dispositions. Marcheur matinal, Monsieur Mortimer Tregennis a dirigé ses pas tôt ce matin avant le petit-déjeuner dans la direction de la demeure familiale et a rencontré en arrivant à la barrière la voiture du docteur Richards, qui lui a indiqué avoir reçu un message urgent le commandant de se rendre immédiatement à Tredannick Wartha. Monsieur Tregennis l’accompagna naturellement. A leur arrivée ils se trouvèrent confrontés à une scène des plus extraordinaires. Les deux frères et la sœur de Monsieur Tregennis étaient encore attablés aux places exactes auxquelles il les avait laissés en les quittant hier au soir, les cartes devant eux et les chandelles entièrement consumées. La sœur de Monsieur Tregennis gisait morte sur sa chaise, alors que ses deux frères, encore en vie, criaient et riaient cependant comme des déments sur leurs chaises. Tous trois, elle morte, eux vivants, portaient sur le visage les traces de la plus profonde frayeur – celles d’une terreur convulsive terrible à voir. Rien dans la maison n’indiquait la présence de qui que ce fût d’autre, hormis celle de Mrs Porter, une vieille servante, qui déclara qu’elle était montée se coucher tôt ce soir-là et qu’elle n’avait entendu aucun bruit inhabituel au cours de la nuit. Aucun objet n’a été ni volé ni déplacé, et il n’y a pour l’heure aucune explication à l’événement tragique qui soit à l’origine de la mort et de la démence des frères et de la sœur de Monsieur Tregennis. Tels sont les faits, Monsieur Holmes, et s’il est en votre pouvoir de nous aider à les éclaircir, croyez bien que nous vous en serons éternellement reconnaissants. »

J’avais espéré à tort que je pourrais contraindre mon ami au repos absolu qui avait été le but premier de notre voyage. Mais un regard à l’expression de concentration de son visage et à ses sourcils froncés m’apprit qu’il n’en serait rien. Il resta assis quelques temps en silence, absorbé par l’étrange description de l’affaire qui venait de lui être livrée.

« Je vais essayer de vous aider à y voir plus clair », dit-il enfin. « A première vue, cela me semble un cas d’une nature très exceptionnelle. Vous êtes-vous rendu vous-même sur les lieux, Monsieur Roundhay ? »

« Non, Monsieur Holmes. Lorsque Monsieur Tregennis est revenu de Tredannick Wartha au presbytère, je lui ai tout de suite recommandé de venir vous trouver, et nous nous sommes rendus sans tarder chez vous. »

« A quelle distance de nous se trouve Tredannick Wartha ? »

« A environ un kilomètre et demie à l’intérieur des terres. »

« Nous devrions nous y rendre de ce pas. Mais je dois au préalable adresser quelques questions à Monsieur Mortimer Tregennis. »

Celui-ci était resté silencieux durant tout le temps de cet échange, mais j’avais pu observer que son trouble, bien que parfaitement maîtrisé, était plus intense que l’agitation exubérante que manifestait le vicaire. Il était resté immobile, pâle et les traits tirés, une expression d’anxiété sur le visage, les yeux fixés sur Holmes et tordant convulsivement ses mains. Ses lèvres pâles avaient tremblé lorsqu’il avait écouté le récit de la tragédie dont avait été victime sa propre famille, et ses yeux sombres semblaient avoir reflété quelque chose de l’horreur de la scène.

« Demandez-moi ce que vous voulez, Monsieur Holmes », dit-il avec force. « Evoquer cet événement est pour moi une épreuve terrible, mais je vous dirai ce que vous souhaitez savoir. »

« Racontez-moi la soirée d’hier. »

« Eh bien, Monsieur Holmes, j’ai dîné là-bas, comme vous l’a rapporté Monsieur Roundhay, puis mon frère aîné George a proposé une partie de whist. Nous nous sommes attablés tous quatre aux environs de neuf heures, et il était dix heures et quart lorsque je me suis levé pour prendre congé. Je les ai quittés autour de la table, jouant toujours, aussi en train qu’ils pouvaient l’être ».

« Qui vous a raccompagné ? »

« Mrs Porter était allée se coucher, je suis donc sorti seul. J’ai refermé la porte du hall derrière moi. La fenêtre de la pièce dans laquelle ils se trouvaient était fermée, mais les volets n’étaient pas clos. Aucune modification de cette configuration à notre arrivée ce matin n’était intervenue, et il n’y avait pas davantage la moindre raison de suspecter qu’un étranger s’était introduit dans la maison après mon départ. Ils étaient tous quatre assis là, Owen et George rendus fous de terreur, et Brenda gisant morte, la tête penchée au-dessus de l’accoudoir de son fauteuil. Oh, je ne pourrais jamais chasser cette scène de mon esprit tant que je vivrai ! »

« Les faits tels que vous les décrivez sont certainement des plus étranges », dit Holmes. « J’en déduis que vous n’avez aucune idée sur la façon dont ils pourraient être expliqués ? »

« C’est l’œuvre du diable, Monsieur Holmes, du diable ! », s’écria Mortimer Tregennis. « Cela appartient au surnaturel. Quelque chose est entré dans cette pièce qui a chassé la raison de leurs esprits et insufflé la mort dans un autre. Quelle explication rationnelle peut-il y avoir à cela ? »

« Je crains fort », dit Holmes « que si l’explication appartienne au surnaturel elle ne m’appartienne pas. Mais nous devons au préalable examiner et confondre toutes les hypothèses qui relèvent de la logique avant d’en conclure à cette extrémité. En ce qui vous concerne, Monsieur Tregennis, je  suppose que vous vous trouviez en quelque sorte dans une situation conflictuelle avec votre famille, puisque vous ne résidiez pas avec vos frères et sœur ? »

« Effectivement, Monsieur Holmes, bien que celle-ci ait été depuis le temps résorbée. Nous sommes une famille de mineurs cornouaillais de Redruth, exploitant de gisements d’étain, mais nous avons cédé notre activité à titre onéreux à une société, et nous nous sommes retirés avec suffisamment de ressources pour en vivre jusqu’à notre mort. Je ne nierai pas que le partage fit l’objet de quelques jalousies et contestations entre nous et que cela a entaché nos relations durant quelques temps, mais tout fut avec le temps oublié et pardonné, et nous étions jusqu’à hier au soir les frères et sœur les plus liés et inséparables qui soient ».

« Revenons à cette soirée, Monsieur Tregennis. Y a-t-il le moindre détail qui vous revienne à l’esprit et qui soit susceptible de jeter un rai de lumière sur cette tragédie ? Réfléchissez bien, le détail le plus insignifiant pourrait s’avérer décisif. »

« Il n’y a rien du tout, Monsieur. »

« Vos frères et sœur se trouvaient-il dans leur état d’esprit habituel ? »

« Tout à fait. »

« Etaient-ils nerveux ? Vous ont-ils donné l’impression d’être dans l’angoisse d’un danger imminent ? »

« Pas du tout. »

« Vous n’avez donc rien à ajouter, qui pourrait m’être d’une quelconque utilité ? »

Mortimer Tregennis resta silencieux un instant.

« Une chose m’interpelle », dit-il enfin. « Alors que nous étions assis à table, le dos à la fenêtre pour ma part, et mon frère George, mon partenaire de whist, en face d’elle, je le vis soudain fixer intensément un point par-delà mon épaule. Je me retournai et aperçus, bien que je ne distinguai qu’avec peine au-delà des proches buissons à travers la fenêtre fermée, une forme mouvante. Je ne puis dire si c’était celle d’un homme ou d’un animal, mais je suis certain d’avoir vu quelque chose. C’est tout ce que je puis dire. »

« Vous n’avez pas cherché à identifier cette forme ? »

« Non, l’événement m’avait alors semblé sans importance. »

« Vous avez donc quitté vos frères et sœur sans le moindre pressentiment qu’un danger les menaçait ? »

« Pas le moindre. »

« Je n’ai pas bien compris de quelle façon vous aviez appris la nouvelle ce matin. »

« Je suis matinal et ai coutume de faire une promenade avant le petit-déjeuner. Ce matin je l’avais à peine entamée que je rencontrai le docteur qui me dépassa en voiture. Il me dit que la vieille Mrs Porter avait envoyé quelqu’un lui porter un message urgent. J’ai sauté à ses côtés et nous avons rejoint Tredannick Wartha. Nous sommes entrés dans la pièce et nous sommes trouvés face à la terrible scène. Les chandelles s’étaient consumées et le feu s’était vraisemblablement éteint depuis des heures. Ils étaient tous trois assis là dans la pénombre que l’aurore venait d’atténuer. Le diagnostic du docteur concernant Brenda fut qu’elle devait avoir trouvé la mort depuis environ six heures. Elle ne portait aucune marque de violence. Elle gisait simplement courbée par-dessus le bras de son fauteuil, le visage empreint d’une expression de terreur. George et Owen chantaient tantôt des extraits de chansons, tantôt poussaient des cris dignes de singes. Oh !, c’était si horrible à voir ! Je ne pus supporter ce spectacle, devant lequel le docteur lui-même se tenait plus pâle qu’un mort. Il s’affaissa d’ailleurs soudain sur une chaise comme en proie à un étourdissement, et nous eûmes à nous occuper de lui également ! »

« Intéressant – de  plus en plus intéressant ! », dit Holmes en se levant et en saisissant son chapeau. « Il me semble que nous ferions peut-être bien de nous rendre à Tredannick Wartha sans attendre. Je dois dire que j’ai rarement été confronté à une affaire soumettant à première vue un problème aussi singulier. »

Nos premières investigations de la matinée ne nous permirent pas de faire progresser notre enquête. Un événement survint cependant qui fit sur moi une sinistre impression. Alors que nous approchions le lieu de la tragédie par un chemin de campagne étroit et sinueux, nous entendîmes le fracas des roues d’une voiture qui s’approchait. Elle nous croisa, et je pus apercevoir l’espace d’un instant à travers ses vitres remontées un visage grimaçant, des traits révulsés, deux yeux fixes et une bouche écumante : une véritable vision d’horreur.

« Mes frères ! », s’écria, blême, Mortimer Tregennis. « Ils les mènent à Helston ! »

Nous suivîmes d’un regard horrifié la carriole noire, bringuebalant sur le chemin. Puis nous reprîmes notre route vers le lieu maudit où les frères de Monsieur Tregennis avaient rencontré leur funeste destin.

C’était une demeure imposante, davantage une villa qu’un cottage, entourée d’un grand jardin décoré déjà, par ce grand air cornouaillais, des premières fleurs printanières. La fenêtre du salon donnait sur ce jardin, et à en croire Mortimer Tregennis, c’était de cet endroit qu’était apparue la chose qui avait subitement rendu ses frères déments, et conduit sa sœur à la mort. Holmes avançait précautionneusement au milieu des parterres fleuris et le long de l’allée qui menait au porche, perdu dans ses pensées. Il était si absorbé, je m’en souviens, qu’il buta par mégarde contre l’arrosoir du jardin qu’il renversa, et dont l’eau inonda nos chaussures. En pénétrant dans la maison nous rencontrâmes la vieille servante cornouaillaise, Mrs Porter, qui, aidée d’une jeune servante, veillait d’ordinaire au service des trois membres de la famille. Elle répondit volontiers aux questions que Holmes lui adressa. Elle n’avait rien entendu d’anormal la nuit dernière. Ses maîtres s’étaient trouvés dans les meilleures dispositions la veille au soir, elle les avait d’ailleurs rarement vus aussi en train. Elle avait défailli d’horreur au matin en entrant dans le salon lorsqu’elle avait aperçu cette compagnie mortuaire groupée encore autour de la table. En reprenant ses esprits, elle s’était précipitée à la fenêtre pour faire entrer l’air frais du matin, et s’était précipitée au dehors pour appeler du secours. Elle avait envoyé un garçon de ferme chercher d’urgence le docteur. La jeune sœur Tregennis était étendue dans son lit à l’étage si nous désirions la voir. Le secours de quatre hommes avait été nécessaire pour réussir à faire monter les frères dans la carriole qui devait les conduire à l’asile. Elle ne resterait pour sa part pas dans cette maison un jour de plus, et partirait dès cette après-midi rejoindre sa famille à Saint Ives.

Nous gravîmes l’escalier pour nous rendre auprès du corps de Miss Brenda Tregennis. Elle devait avoir été jolie, à la considérer ainsi atteignant à sa quarantième année. Les contours de son visage étaient réguliers, sa peau mate, elle était d’une grande beauté encore dans la mort, bien qu’il subsistât toujours dans son expression quelque chose de la terreur qu’elle avait éprouvée peu avant de trépasser. Nous passâmes de sa chambre dans le salon dans lequel s’était produit l’étrange tragédie. Un amas de cendres gisait dans le foyer. Sur la table se trouvaient quatre bouts de chandelles brûlés, et les cartes, toujours posées. Les chaises avaient été repoussées en arrière contre les murs, mais rien d’autre n’avait été déplacé depuis la veille au soir. Holmes arpenta largement et soigneusement la pièce. Il prit place successivement sur chacune des chaises, les aligna, les replaça dans leur position de la veille. Il évalua la visibilité du jardin depuis chacune d’elles. Il scruta le sol, le plafond, le foyer de la cheminée. Mais pas une fois je n’aperçus cette soudaine lueur dans son regard, ou son familier pincement de lèvres, qui manifestaient d’ordinaire qu’il avait découvert quelque chose.

« Pourquoi avoir allumé un feu ? », interrogea-t-il subitement. « Y a t-il toujours du feu dans cette pièce les soirs de printemps ? »

Mortimer Tregennis expliqua que la nuit s’étant annoncée froide et humide, le feu avait été allumé peu après son arrivé.

« Que comptez-vous faire, Monsieur Holmes ? », demanda-t-il.

Mon ami sourit et, posant une main sur mon bras :

« Je crois, Watson, que je vais de ce pas reprendre ma détestable habitude d’empoisonnement au tabac que vous avez à juste titre si souvent condamnée », dit-il. « Avec votre permission, Messieurs, nous allons rejoindre notre cottage, car je ne crois pas pouvoir découvrir ici aucun autre indice susceptible de faire avancer notre enquête. J’ai besoin de méditer les faits, Monsieur Tregennis, mais je n’hésiterai pas à reprendre contact avec vous et avec Monsieur Roundhay si le moindre élément me venait à l’esprit. Je vous souhaite une bonne fin de matinée. »

Ce ne fut qu’après notre retour à Poldhu Cottage que Holmes rompit enfin son long silence dans lequel il était resté absorbé. Il se lova dans son fauteuil, fumant, son visage hagard et acétique disparaissant sous d’épaisses volutes de fumée bleue, ses sourcils noirs froncés, son front contracté, le regard lointain et songeur. Puis, il ôta subitement sa pipe de sa bouche et sauta sur ses pieds.

« Ca ne colle pas, Watson ! », dit-il. « Allons ensemble nous promener sur ces falaises voir si nous pourrons, par exemple, y découvrir quelques objets préhistoriques. Je crois que nous serons davantage susceptibles de mener cette tâche à bien plutôt que de résoudre l’affaire qui nous occupe ! Pour que le cerveau fonctionne, Watson, il faut lui apporter de l’énergie. Le grand air et le rayonnement du soleil nous en donneront. Notre patience fera le reste. »

« Bien, Watson », poursuivit-t-il alors que nous arpentions la côte, « reprenons tout depuis le début. Considérons avec attention le peu que nous savons, afin que lorsque de nouveaux faits se présenteront à notre connaissance, nous soyons en mesure de les replacer dans notre puzzle. Je commence par supposer qu’aucun de nous deux n’est prêt à croire à une intervention diabolique qui se serait insinuée dans les affaires humaines. Ecartons donc radicalement cette première hypothèse de notre esprit. Très bien. A présent, rappelons-nous ces trois pauvres frères et sœur qui ont été si fortement affectés par une intervention humaine, volontaire ou involontaire. Ce raisonnement est le bon. Bien, quand la tragédie s’est-elle produite ? En considérant que la version qui nous a été rapportée par Monsieur Mortimer Tregennis est vraie, immédiatement après que celui-ci ait quitté la pièce. C’est un fait capital, Watson. La présomption que les événements se soient déroulés à peine quelques minutes après qu’il ait quitté la demeure est très forte. Ses cartes gisaient toujours sur la table. L’heure du coucher habituel était passé, et pourtant les frères et sœur n’avaient ni repoussé leurs chaises ni modifié en quoi que ce soit leur position autour de la table. J’affirme donc que les événements se sont produits immédiatement après le départ de Mortimer Tregennis, ou tout au moins avant que ne sonnent onze heures du soir.
Nos secondes et évidentes déductions devront porter, Watson, aussi loin que nous le pourrons, sur les faits et gestes de Monsieur Mortimer Tregennis après qu'il ait quitté la pièce. Il semble au-dessus de tout soupçon. Vous connaissez cependant mes méthodes, Watson, et nul doute que l’incident de l’arrosoir renversé ne vous aura pas semblé anodin : j’essayai par là d’obtenir une empreinte de son pied. Le sable mouillé de l’allée s’y prêtait à merveille. Par analogie, la nuit précédente ayant été humide, il m’a été aisé d’identifier le chemin qu’il avait suivi la veille au soir en quittant la demeure familiale. Il semble bien avoir repris tout droit le chemin de la cure.
Ainsi, si Mortimer Tregennis disparaît de la scène de la tragédie, qui donc a épouvanté les joueurs de cartes, et comment parvenir à l’identifier ? Mrs Porter peut être rayée de la liste des suspects, elle semble parfaitement inoffensive. Y a-t-il la moindre preuve que quelqu’un soit apparu à la fenêtre du jardin et ait produit un effet si terrifiant pour faire sombrer dans la folie les frères et la sœur de Monsieur Mortimer Tregennis ? La seule hypothèse abondant dans ce sens a été évoquée par Monsieur Mortimer Tregennis lui-même, qui déclare que l’attention de son frère aurait été attirée au cours de la partie de cartes par un mouvement dans le jardin. Cette déclaration est remarquable, dans le sens où la nuit était pluvieuse, nuageuse et sombre. Quiconque aurait eu l’intention d’effrayer les convives ne l’aurait pas tenté de la fenêtre du jardin, contre laquelle il aurait dû coller son visage dans l’espoir d’être vu. Il y a un parterre de quelques mètres de large devant cette même fenêtre, mais je n’y ai relevé aucune trace de pas. Il est dans ces conditions difficile d’envisager qu’un étranger se tenant à l’extérieur ait pu produire semblable impression de terreur sur les joueurs, ou en ait même eu l’intention en procédant par ce biais. Vous percevez bien la difficulté de l’affaire, Watson ? »

« Elle n’est que trop manifeste », assurai-je avec conviction.

« Et pourtant, avec quelques outils supplémentaires, nous pourrions aisément prouver que cette affaire est loin d’être inextricable… Je parie que dans votre lot d’archives, Watson, vous pourriez recenser quelques cas tout aussi obscurs et qui ont pourtant été résolus. Mettons pour l’heure cette enquête en attente en attendant que de nouveaux éléments nous parviennent, et employons le reste de cette matinée à traquer les faits et gestes de l’homme du néolithique ».

J’ai peut-être eu déjà l’occasion d’évoquer le pouvoir d’abstraction mentale que possédait mon ami. Jamais je n’en avais constaté meilleure illustration qu’au cours de cette matinée dans les Cornouailles, qu’il termina en discourant durant deux longues heures sur les Celtes, les outils en silex, les bris de poteries, comme si la sinistre tragédie n’occupait plus le moins du monde désormais son esprit.

Ce ne fut que lorsque nous nous en retournâmes à notre cottage que nous reçûmes le visiteur qui nous y attendait, et qui rappela à notre esprit l’affaire qui avait été portée à notre connaissance au cours de la matinée. Nul besoin ne fut pour notre visiteur de décliner son identité. Sa corpulence, sa stature imposante, son visage buriné, son regard farouche et son nez aquilin, ses cheveux grisonnants qui touchaient presque au plafond de notre salon, sa barbe dorée, blanche aux contours des lèvres – excepté à la place habituelle de l’éternel cigare y ayant laissé une trace de nicotine –, tout cela était aussi connu à Londres qu’en Afrique, et nous reconnûmes notre visiteur comme le docteur Leon Sterndale, célèbre chasseur de lions et explorateur.

Nous avions entendu évoquer sa présence dans la région et avions eu l’occasion d’apercevoir par deux ou trois fois sa haute silhouette se découpant sur la lande. Il n’avait pas manifesté le désir de se présenter à nous toutefois, et nous ne lui en avions aucunement tenu rigueur, le sachant d’un tempérament solitaire, aimant à passer le temps séparant deux de ses voyages seul dans sa modeste demeure de Beauchamp Arriance, isolée dans les bois. Là, au milieu de ses livres et de ses cartes d’explorateur, il menait une existence solitaire et retirée, ne prêtant attention qu’à ses sommaires besoins et se préoccupant peu de ses voisins. Ce fut donc avec la plus grande surprise que je l’entendis demander à Holmes d’un ton avide, s’il avait fait quelque progrès dans la résolution de son enquête.

« La police du comté est complètement désemparée », dit-il, « mais peut-être votre grande expérience vous permettra-t-elle de parvenir promptement à une conclusion… Ma seule justification auprès de vous pour être tenu au courant des avancées de l’affaire est d’en être venu, au fil de mes séjours dans la région, à me rapprocher de la famille Tregennis. En réalité, par le côté cornouaillais de ma mère, nous étions un peu cousins. Leur destin étrange m’a profondément affecté. Je dois vous dire que j’étais en route pour l’Afrique et avais même déjà atteint le port de Plymouth quand j’appris la nouvelle, et je suis revenu aussi vite que j’ai pu afin d’apporter mon aide dans cette affaire. »

Holmes leva les sourcils.

« Avez-vous manqué votre bateau ? »

« Oui, mais c’est sans importance, je prendrai le suivant. »

« Ma parole, voilà bien l’illustration d’une réelle amitié. »

« Je vous ai dit que nous étions de la même famille ».

« En quelque sorte, oui. Cousins par votre mère. Vos bagages se trouvaient-il déjà à bord du bateau ? »

« Une partie, mais le principal était resté à l’hôtel. »

« Je vois. Mais bien certainement la nouvelle ne vous est pas parvenue à Plymouth par le biais des journaux du matin. »

« Non, Monsieur, j’ai reçu un télégramme. »

« Puis-je vous demander de qui ? »

Une ombre passa sur le front hâve de l’explorateur.

« Vous êtes bien curieux, Monsieur Holmes. »

« Cela fait partie de mon métier. »

Le docteur Sterndale reprit son sang-froid au prix d’un effort visible.

« Je ne vois pas pourquoi je vous cacherais cela », dit-il. « C’est Monsieur Roundhay, le vicaire, qui me l’a adressé. »

« Je vous remercie de votre franchise », dit Holmes. « Je dois vous dire en réponse à votre question originelle que je ne suis pas encore parvenu à un dénouement dans cette affaire, mais que j’ai bon espoir d’y parvenir. Il serait cependant prématuré pour l’instant d’en dire davantage. »

« Peut-être consentiriez-vous tout au moins à me dire si vos soupçons s’orientent dans une direction en particulier ? »

« Non, je ne suis malheureusement pas en mesure de vous le dire. »

« Alors j’ai perdu mon temps et je n’ai nul besoin de prolonger cet entretien. »

Le célèbre explorateur tourna les talons et s’en fut de notre cottage, d’humeur maussade. Cinq minutes plus tard Holmes l’imita, et je ne revis pas mon ami de la soirée. Lorsqu’il revint à la nuit tombée, son pas lent et son air éreinté m’informèrent qu’il n’avait fait aucune découverte majeure dans l’affaire qui nous préoccupait. Il consulta un télégramme qui l’attendait, et le jeta dans l’âtre après en avoir pris connaissance.

« Du Plymouth Hotel, du port de Plymouth, Watson », me dit-il. « Le vicaire m’ayant communiqué le nom de l’établissement, j’ai télégraphié pour m’assurer que le docteur Leon Sterndale y avait bien passé la nuit. Effectivement, et il semble également qu’il avait donné l’ordre d’acheminer une partie de ses bagages pour l’Afrique peu avant qu’il ne rebrousse chemin pour assister ici à l’enquête. Qu’en dites-vous, Watson ? »

« Que son intérêt est des plus profonds. »

« Des plus profonds en effet, oui. Il y a là une piste que nous n’avons pas encore explorée et qu’il pourrait s’avérer utile de suivre. Courage, Watson ! Ne nous déclarons pas encore vaincus. Quand cela devra être, les difficultés s’écarteront d’elles-mêmes de notre chemin. »

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