Répondre à : SÉGUR, Comtesse (de) – François le bossu

Accueil Forums Textes SÉGUR, Comtesse (de) – François le bossu Répondre à : SÉGUR, Comtesse (de) – François le bossu

#153552

CHAPITRE 09 : GRAND EMBARRAS DE PAOLO :

Pendant que Mina faisait ses paquets et se promettait de se venger de Christine en disant d’elle tout le mal possible, Paolo continuait et achevait la leçon de Christine ; il fut enchanté de l’intelligence et de la bonne volonté de son élève, qui, dès la première leçon, apprit ses chiffres, ses notes de musique, quelques mots italiens, et commença à former des a, des o, des u, etc. Quand Mme des Ormes entra au salon, elle la trouva rangeant avec Paolo ses livres et ses cahiers.

Mme des Ormes :

« Ah ! vous voilà, mon cher Monsieur Paolo ! Je viens vous demander de me rendre un service.

Paolo (s’inclinant) :

Tout ce que voudra la Signora.

Mme des Ormes :

Je viens de renvoyer Mina, que mon mari a prise en grippe ; je ne sais que faire de Christine. Aurez-vous la bonté de venir passer vos journées chez moi pour la garder et lui donner des leçons ? »

Paolo, étonné de cette proposition inattendue et dont lui-même devinait le ridicule, resta quelques instants sans répondre, la bouche ouverte, les yeux écarquillés.

Mme des Ormes (avec impatience) :

« Eh bien, vous hésitez ? Vous étiez prêt à exécuter toutes mes volontés, disiez-vous.

Paolo :

Certainement, Signora,… sans aucun doute,… mais… mais…

Mme des Ormes :

Mais quoi ? Voyons, dites. Parlez…

Paolo :

Signora,… zé donne des leçons… à M. François…

Mme des Ormes :

Combien gagnez-vous ?

Paolo :

Cinquante francs par mois, Signora.

Mme des Ormes :

Je vous en donne cent…

Paolo :

Mais, le pauvre François…

Mme des Ormes :

Eh bien, vous aurez deux heures de congé par jour ; vous emmènerez Christine chez le petit de Nancé.

Paolo :

Mais,… Signora, zé demeure bien loin… M. de Nancé est loin,… pour revenir, c’est loin.

Mme des Ormes :

Mon Dieu ! que de difficultés ! Vous logerez ici… Voulez-vous, oui ou non ? »

Christine le regarda d’un air si suppliant, qu’il répondit presque malgré lui :

Paolo :

« Zé veux, Signora, zé veux, mais…

Mme des Ormes :

C’est bien, je vais faire préparer votre chambre. Venez déjeuner. Viens, Christine. »

Paolo suivit, abasourdi de son consentement, qu’il avait donné par surprise. Christine avait l’air radieux ; elle lui serra la main à la dérobée et lui dit tout bas :

Christine (tout bas) :

« Merci, mon bon, mon cher Monsieur Paolo. »

À table, Mme des Ormes annonça à son mari que Paolo allait demeurer au château et qu’il se chargeait de Christine. M. des Ormes eut l’air surpris et mécontent, et dit seulement :

M. des Ormes :

« C’est impossible ! Caroline, vous abusez de la complaisance de M. Paolo.

Mme des Ormes :

Mais non ; je lui donne cent francs par mois. »

Paolo devint fort rouge ; le mécontentement de M. des Ormes devint plus visible ; il allait parler, lorsque Mme des Ormes s’écria avec humeur :

Mme des Ormes (avec humeur) :

« De grâce, mon cher, pas d’objection. C’est fait ; c’est décidé. Laissez-nous déjeuner tranquillement… Voulez-vous une côtelette ou un fricandeau, Monsieur Paolo ?

Paolo :

Côtelette d’abord ; fricandeau après, Signora. »

Mme des Ormes le servit abondamment, et lui fit donner du vin, du café, de l’eau-de-vie. Quand on eut fini de déjeuner, elle lui demanda d’emmener Christine dans le parc.

M. des Ormes :

Je vais emmener Christine ; il faut bien que ce soit moi qui me charge de la promener ce matin, puisqu’il n’y a personne près d’elle. Viens, Christine. »

Il emmena sa fille, la questionna sur Mina, se reprocha cent fois de n’avoir pas surveillé cette méchante bonne et d’avoir livré si longtemps la malheureuse Christine à ses mauvais traitements.

Paolo se rendit ensuite chez M. de Nancé. François fut le premier à remarquer l’air effaré et l’agitation du pauvre Paolo.

François :

Qu’avez-vous donc, cher Monsieur Paolo ? Vous est-il arrivé quelque chose de fâcheux ?

Paolo :

Oui,… Non,… zé ne sais pas,… zé ne sais quoi faire.

M. de Nancé :

Qu’y a-t-il donc ?… Parlez, mon pauvre Paolo. Ne puis-je vous venir en aide ?

Paolo :

Voilà, Signor ! C’est la Signora des Ormes. Zé donnais une leçon à la Christinetta ; bien zentille ! bien intelligente ! bien bonne ! Et voilà la mama qui mé dit…, qui mé demande… qui me forcé… à garder la Christina, à venir dans le sâteau, à promener, élever, soigner la Christina… Elle sasse la Mina ; c’est bien fait ; la Mina ! qué canailla ! qué Fouria !… Mais comment voulez-vous ! Quoi pouis-zé faire ? Le papa pas content ! Ah ! zé lé crois bien ! Moi Paolo, moi homme, moi médecin moi maître pour leçons, garder comme bonne ouno petite signora du huit ans ! c’est impossible ! Et moi comme oune bête, zé dis oui, parce que la povéra Christinetta me regarde avec des yeux… que zé n’ai pou résister. Et pouis me serre les mains ; et pouis me remercie tout bas si zoyeusement, que zé n’ai pas le courage de dire non. Et pourtant, c’est impossible. Que faire, caro Signor ? Dites, quoi faire ?

M. de Nancé :

Dites que vous donnez des leçons pour vivre.

Paolo :

Z’ai dit ; elle me donne deux fois autant.

M. de Nancé :

Dites que vous m’avez promis de donner des leçons à mon fils.

Paolo :

Z’ai dit ; elle mé donne deux heures.

M. de Nancé :

Dites que vous demeurez trop loin pour revenir le soir chez vous.

Paolo :

Z’ai dit ; elle mé fait préparer une sambre au sâteau.

M. de Nancé :

Sac à papier ! quelle femme ! Mais qu’elle prenne une bonne.

Paolo :

Elle n’en a pas. Où trouver ?

M. de Nancé :

Ma foi, mon cher, faites comme vous voudrez ; mais c’est ridicule ! Vous ne pouvez pas vous faire bonne d’enfant. N’y retournez pas ; voilà la seule manière de vous en tirer.

Paolo :

Mais la povéra Christina ! Elle est seule, malheureuse. La maman n’y pense pas ; le papa n’y pense pas ; la poveretta ne sait rien et voudrait savoir ; ne fait rien et s’ennouie ; ça fait pitié ; elle est si bonne, cette petite ? »

François n’avait encore rien dit ; il écoutait tout pensif.

François :

Papa, me permettez-vous d’arranger tout cela ? M. Paolo sera content, Christine aussi, et moi aussi.

M. de Nancé :

Toi, mon enfant ? Comment pourras-tu arranger une chose impossible à arranger ?

François :

Si vous me permettez de faire ce que j’ai dans la tête, j’arrangerai tout, papa.

M. de Nancé :

Cher enfant, je te permets tout ce que tu voudras, parce que je sais que tu ne feras ni ne voudras jamais quelque chose de mal. Comment vas-tu faire ?

François :

Vous allez voir, papa. Vous savez que je suis grand, c’est-à-dire (souriant) que j’ai douze ans et que je suis raisonnable, que je travaille sagement, que je me lève, que je m’habille seul, que je suis presque toujours avec vous.

M. de Nancé :

Tout cela est très vrai, cher enfant ; mais en quoi cela peut-il arranger l’affaire de Paolo ?

François :

Vous allez voir, papa. Vous voyez d’après ce que je vous ai dit, que je n’ai plus besoin des soins de ma bonne, que j’aime de tout mon cœur, mais qu’il me faudra quitter un jour ou l’autre. Je demanderai à ma bonne d’entrer chez Mme des Ormes pour me donner la satisfaction de savoir Christine heureuse.

M. de Nancé :

Ta pensée est bonne et généreuse, mon ami ; elle prouve la bonté de ton cœur ; mais ta bonne ne voudra jamais se mettre au service de Mme des Ormes, qu’elle sait être capricieuse, désagréable à vivre. Elle est chez moi depuis ta naissance ; elle sait que nous lui sommes fort attachés ; elle t’aime comme son propre enfant, et il vaut mieux qu’elle reste encore près de toi pour bien des soins qui te sont nécessaires.

François :

Pour les soins dont vous parlez, papa, nous avons Bathilde, la femme de votre valet de chambre ; elle m’aime, et je suis sûr que ma bonne serait bien tranquille, la sachant près de moi. Voulez-vous, papa ? Me permettez-vous de parler à ma bonne ?

M. de Nancé :

Fais comme tu voudras, cher enfant ; mais je suis très certain que ta bonne n’acceptera pas ta proposition. »

François remercia son père et courut chercher sa bonne ; il l’embrassa bien affectueusement.

François :

« Ma bonne, tu m’aimes bien, n’est-ce pas, et tu serais contente de me faire plaisir ?

Isabelle :

Je t’aime de tout mon cœur, mon François, et je ferai tout ce que tu me demanderas.

François :

Je te préviens que je vais te demander un sacrifice.

Isabelle :

Parle ; dis ce que tu veux de moi. »

François fit savoir à sa bonne ce que Paolo venait de lui raconter ; il lui expliqua la triste position de Christine, son abandon ; il dit combien Christine l’aimait, combien elle lui était attachée et dévouée, et combien il serait heureux de la savoir aimée et bien soignée. Il finit par supplier sa bonne de se présenter chez Mme des Ormes pour être bonne de Christine.

Isabelle :

C’est impossible, mon cher enfant ; jamais je n’entrerai chez Mme des Ormes, je serais malheureuse chez elle et loin de toi.

François :

Tu ne serais pas malheureuse, puisqu’elle ne s’occupe pas du tout de Christine et que Christine est très bonne ; et puis tu serais tout près de moi.

Isabelle :

Mais je serais obligée de rester près de Christine et je ne pourrais pas te voir.

François :

Tu demanderas à venir ici tous les jours, et papa te fera reconduire en voiture. Je t’en prie, ma chère bonne, fais-le pour moi ; ce me sera une si grande peine de savoir Christine malheureuse comme elle l’a été avec cette méchante Mina. »

La bonne lutta longtemps contre le désir de François ; enfin, vaincue par ses prières et par l’assurance que Bathilde resterait près de lui, elle y consentit et elle permit à François de la faire proposer à Mme des Ormes.

 


×