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CHAPITRE 11 : M. DES ORMES GÂTE L’AFFAIRE :
Paolo tombait de fatigue de ses allées et venues de la journée ; il resta à dîner chez M. de Nancé, auquel il raconta la façon bizarre dont Mme des Ormes avait accepté Isabelle. François fut heureux de la certitude du bonheur de son amie Christine ; mais, une fois la chose assurée, il sentit péniblement le vide que laisserait dans la maison l’absence de sa bonne. Il comprit mieux le sacrifice qu’il avait généreusement conçu pour le bien de sa petite amie, quand il fut accompli. Encore une nuit passée sous le même toit, et sa bonne ne serait plus là pour l’aimer, le consoler dans ses petits chagrins, le câliner dans ses petits maux. Sa tristesse fut de suite aperçue par son père, qui en devina facilement la cause.
M. de Nancé :
« Ton sacrifice est accompli, cher enfant, et malgré le chagrin que te causera l’absence de ta bonne, tu auras toujours la grande satisfaction de penser que tu es l’auteur d’une nouvelle et heureuse vie pour ta petite amie ; peut-être serait-elle tombée encore sur une femme méchante comme Mina, ou tout au moins indifférente et négligente. Avec Isabelle, il est certain qu’elle sera aussi heureuse que peut l’être un enfant négligé par ses parents, et ce sera à toi qu’elle devra non seulement son bonheur présent, mais le bonheur de toute sa vie, car elle sera bien et pieusement élevée par Isabelle.
François :
C’est vrai, papa, c’est une grande consolation et un grand bonheur pour moi aussi, et je vous assure que je ne regrette pas d’avoir donné ma bonne à Christine ; que je suis très content… »
Le pauvre François ne put achever ; il fondit en larmes ; son père l’embrassa, le calma en lui rappelant que sa bonne restait dans le voisinage, qu’il pourrait la voir souvent, et que Christine, qui avait un excellent cœur, lui tiendrait compte de son sacrifice en redoublant d’amitié pour lui. Ces réflexions séchèrent les larmes de François, et il résolut de garder tout son courage jusqu’à la fin.
Le lendemain, quand Isabelle dut partir, il demanda à son père la permission d’accompagner sa bonne jusque chez Christine.
M. de Nancé :
Certainement, mon ami ; mais qui est-ce qui te ramènera ?
François :
Paolo, papa, qui est chez Christine pour ses leçons ; nous reviendrons ensemble dans la carriole qui portera les effets de ma bonne, et il me donnera ma leçon d’italien et de musique au retour.
M. de Nancé :
Très bien, mon ami ; je te proposerais bien de te mener moi-même, mais je crains d’ennuyer M. et Mme des Ormes, qui m’ennuient beaucoup : la femme par sa sottise et son manque de cœur à l’égard de sa fille, et le mari par sa faiblesse et son indifférence. »
François partit donc avec Isabelle ; ils préférèrent aller à pied pendant qu’une carriole porterait les malles au château des Ormes. Ils firent la route silencieusement ; François retenait ses larmes ; la bonne laissait couler les siennes.
Isabelle :
Cher enfant, pourquoi m’as-tu demandé d’entrer chez Mme des Ormes ? J’aurais pu encore passer deux ou trois mois avec toi.
François :
Et après, ma bonne, il aurait fallu tout de même nous séparer ! Et tu aurais été placée loin de moi, tandis que chez Christine je pourrais te voir très souvent. Si tu avais pu rester toujours chez papa ! Mais tu as dit toi-même que n’ayant rien à faire depuis que je sortais sans toi, que je couchais près de papa, que je travaillais loin de toi, tu t’ennuyais et que tu étais malade d’ennui. Tu cherchais une place, et en entrant chez Christine tu restes près de moi, tu me fais un grand plaisir en me rassurant sur son bonheur, et tu seras maîtresse de faire tout ce que tu voudras, puisque Mme des Ormes ne s’occupe pas du tout de la pauvre Christine.
Isabelle :
Tu as raison, mon François, tu as raison, mais… il faut du temps pour m’habituer à la pensée de vivre dans une autre maison que la tienne, ne pas t’embrasser tous les matins, et tant d’autres petites choses que j’abandonne avec chagrin. »
François pensait comme sa bonne, il ne répondit pas ; ils arrivèrent au château des Ormes, ils montèrent chez Christine, qui finissait sa leçon avec Paolo. En apercevant François elle poussa un cri de joie et se jeta à son cou. François, déjà disposé aux larmes, s’attendrit de ce témoignage de tendresse et pleura amèrement.
Christine (le serrant dans ses bras) :
« François, mon cher François, pourquoi pleures-tu ? Dis-moi pourquoi tu pleures !
François :
C’est le départ de ma bonne qui me fait du chagrin ; mais je suis bien content qu’elle soit avec toi ; elle t’aimera ; tu seras heureuse, aussi heureuse que j’ai été heureux avec elle.
Christine :
Mais alors… pourquoi l’as-tu laissée partir de chez toi ?
François :
Pour que tu sois heureuse. Parce que je craignais pour toi une autre Mina.
Christine (l’embrassant) :
François ! mon bon cher François ! que tu es bon ! Comme je t’aime ! Je t’aime plus que personne au monde ! Tu es meilleur que tous ceux que je connais ! Pauvre François ! cela me fait de la peine de te causer du chagrin. »
Et Christine se mit à pleurer. Isabelle fit de son mieux pour les consoler tous les deux, et elle y parvint à peu près.
Au bout d’une demi-heure, François fut obligé de s’en aller. Christine demanda à Isabelle de le reconduire jusque chez lui, mais l’heure était trop avancée ; il fallait s’habiller et partir pour aller dîner chez Mme de Guibert.
Christine :
« Nous nous retrouverons dans deux heures ; et tu verras aussi ta bonne, parce que maman a dit qu’on me remmènerait à neuf heures et que ce serait ma bonne qui viendrait me chercher.
François :
Quel bonheur ! »
François partit en carriole avec Paolo et le domestique, après avoir bien embrassé sa bonne et Christine, et tout consolé par la pensée de les revoir toutes deux le soir même.
Isabelle commença la toilette de Christine, et, sans la tarabuster, sans lui arracher les cheveux, elle l’habilla et la coiffa mieux que ne l’avait jamais été la pauvre enfant. Elle remercia sa bonne avec effusion, l’embrassa, lui dit encore combien elle était heureuse de l’avoir pour bonne et voulut aller joindre sa maman. Elle ouvrait la porte, lorsque M. des Ormes entra.
M. des Ormes :
Comment déjà prête ? Qui est-ce qui t’a habillée ? Comme te voilà bien coiffée ! Avec qui es-tu ici ?
Christine :
Avec ma bonne, papa ; c’est elle qui m’a coiffée et habillée.
M. des Ormes :
Quelle bonne ? d’où vient-elle ? Que veut dire cela ?
Encore une sottise de ma femme, pensa-t-il.
M. des Ormes :
J’en avais une qu’on m’a recommandée et que j’attends depuis le déjeuner. (A Isabelle) Je suis fâché, Madame, que vous soyez installée ici sans que j’en aie rien su ; mais je ne puis confier ma fille à une inconnue, et je vous prie de ne pas vous regarder comme étant à mon service.
Isabelle :
Je croyais vous obliger, Monsieur, d’après ce que m’avait dit Mme des Ormes, en venant de suite près de Mademoiselle ; mais du moment que ma présence ici vous déplaît, je me retire ; vous me permettrez seulement de rassembler mes effets que j’avais rangés dans l’armoire. »
L’air digne, le ton poli d’Isabelle frappèrent M. des Ormes, qui se sentit un peu embarrassé et qui dit avec quelque hésitation :
M. des Ormes :
« Certainement ! prenez le temps nécessaire ; je ne veux rien faire qui puisse vous désobliger ; vous coucherez ici si vous voulez.
Isabelle :
Merci, Monsieur, je préfère m’en retourner chez moi. Adieu donc, ma pauvre Christine ; je vous regrette bien sincèrement, soyez-en certaine. »
Christine pleurait à chaudes larmes en embrassant Isabelle. M. des Ormes regardait d’un air étonné l’attendrissement de la bonne et les larmes de Christine, qui s’écria dans son chagrin :
Christine :
« Dites à mon bon François que je voudrais être morte je serais bien plus heureuse.
M. des Ormes :
Ah çà ! Christine, tu perds la tête. Quelle sottise de te mettre à pleurer parce que je ne garde pas une bonne que je ne connais pas, que personne ne connaît et qui est ici depuis quelques instants, je pense ! »
Christine voulut répondre, mais elle ne put prononcer une parole. Isabelle ramassa promptement le peu d’effets qu’elle avait sortis de sa malle, embrassa une dernière fois Christine, et se disposa à partir en disant :
Isabelle :
« J’enverrai demain chercher la malle, Monsieur ; vous permettrez peut-être que je la laisse ici ; mais si elle vous gêne, je demanderai à M. de Nancé de vouloir bien l’envoyer chercher de suite.
M. des Ormes :
M. de Nancé ! Vous le connaissez ?
Isabelle :
Oui, Monsieur ; je viens de chez lui.
M. des Ormes :
Comment, vous seriez… ? Mais ne vous a-t-il pas donné une lettre pour moi ?
Isabelle :
Non, Monsieur ; j’en avais une pour Madame, qui m’a arrêtée de suite ; mais je vous assure que je regrette bien de m’être présentée ; si j’avais prévu ce qui arrive, je m’en serais bien gardée.
M. des Ormes :
Mon Dieu ! mais… j’ignorais que vous fussiez la personne que devait envoyer M. de Nancé ; je ne savais pas que vous eussiez vu ma femme ; restez, je vous en prie, restez.
Isabelle :
Non, Monsieur ; il pourrait m’arriver d’autres désagréments du même genre et je ne veux pas m’y exposer ; habituée à être traitée par M. de Nancé avec politesse et même avec affection, un langage rude, une méfiance injurieuse me blessent et me chagrinent. Adieu une dernière fois, ma pauvre petite Christine ; le bon Dieu vous protégera. François et moi, nous prierons pour vous. »
En finissant ces mots, Isabelle salua M. des Ormes et sortit. Christine se jeta dans un fauteuil, cacha sa tête dans ses mains et pleura amèrement. Elle ne pouvait aller dîner ainsi chez Mme de Guibert ; M. des Ormes, fort contrarié d’avoir agi si précipitamment, réfléchit un instant, laissa Christine et alla trouver sa femme.
Mme des Ormes finissait sa toilette et mettait ses bracelets.
M. des Ormes :
Vous avez arrêté une bonne tantôt ?
Mme des Ormes :
Non ; hier pour aujourd’hui.
M. des Ormes :
Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit ?
Mme des Ormes :
Parce que le choix d’une bonne me regarde, que vous n’y entendez rien et que je ne suis pas obligée de vous demander des permissions pour agir comme je l’entends.
M. des Ormes :
Votre cachotterie est cause d’un grand désagrément pour nous. Ne connaissant pas cette bonne, je l’ai renvoyée.
Mme des Ormes (stupéfaite) :
Vous l’avez renvoyée ! Mais vous avez perdu le sens ! Jamais je ne retrouverai une femme sûre comme cette Isabelle ! Courez vite; retenez-la, dites-lui de venir me parler.
M. des Ormes (embarrassé) :
C’est trop tard ; elle est partie.
Mme des Ormes (avec colère) :
Partie ! c’est trop fort ! c’est trop bête ! c’est méchant pour Christine que vous prétendez aimer, grossier pour moi qui ai choisi cette femme, injurieux pour cette pauvre bonne, et impertinent pour M. de Nancé qui me la recommande comme une merveille.
M. des Ormes :
Je suis désolé vraiment…
Mme des Ormes :
Il est bien temps de se désolé quand la sottise est faite. Et voilà l’heure de partir pour ce dîner ! Brigitte, allez chercher Christine. »
Cinq minutes après, Christine entra, les yeux et le nez rouges et bouffis, les cheveux en désordre, la robe chiffonnée.
Mme des Ormes :
Quelle figure ! Qu’est-ce qui t’est arrivé pour te mettre en cet état ? Tu ne peux pas aller ainsi faite chez Mme de Guibert. Il faut te recoiffer et te rhabiller. Va chercher ta bonne.
Christine (recommençant à sangloter) :
Ma bonne est partie !
Mme des Ormes :
Ah ! c’est vrai ! Alors, viens tout de même comme tu es.
M. des Ormes :
Elle ne peut pas aller chez Mme de Guibert sanglotante, décoiffée et chiffonnée.
Mme des Ormes :
Taisez-vous et laissez-moi faire ; je sais ce que je fais. Viens, Christine. »
Mme des Ormes repoussa son mari, monta dans la voiture, prit Christine près d’elle et dit au cocher :
Mme des Ormes :
« Chez M. de Nancé. »
M. des Ormes :
Comment ! vous ne m’attendez pas ? Vous allez chez M. de Nancé ? Pour quoi faire ? c’est ridicule.
Mme des Ormes :
Je sais ce que je fais, et vous, vous ne savez pas ce que vous faites. Allez, Daniel. »
Daniel partit, laissant M. des Ormes stupéfait et très mécontent. Une demi-heure après, il fit atteler une petite voiture découverte et partit de son côté.