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CHAPITRE 14 : HEUREUX MOMENTS POUR CHRISTINE :
Ils se dirigèrent tous vers la pelouse où se trouvait Maurice avec son père, toujours morne et accablé, et MM. des Ormes et de Cémiane. Maurice avait retrouvé sa connaissance et la parole ; il se plaignait de ses brûlures, de vives douleurs dans les jambes, dans les reins ; il ne pouvait faire un mouvement sans gémir. Mme de Sibran s’agenouilla près de lui sans parler ; ses larmes tombèrent amères et abondantes sur le visage de son fils noirci par la fumée, et qui exprimait une souffrance aiguë. Elle déposa un baiser sur son front, puis resta immobile et silencieuse. Elle demanda à ces dames de la laisser près de son fils et d’emmener leurs enfants. Elle pria M. de Sibran de faire porter Maurice près d’Adolphe, afin qu’elle les eût tous deux sous les yeux. M. de Nancé se chargea de la commission et s’éloigna avec François, que Christine n’avait pas quitté un instant. Isabelle vint les joindre pour chercher Christine et la faire monter dans la voiture de Mme des Ormes. Mais quand ils arrivèrent dans la cour où étaient les voitures, ils trouvèrent Mme des Ormes partie. N’ayant trouvé ni Christine ni Isabelle, elle s’en était informée ; on lui avait répondu qu’elles avaient sans doute été emmenées par M. des Ormes ; ne poussant pas plus loin ses recherches, elle était partie pour les Ormes.
L’effroi de Christine en se voyant oubliée fut de suite calmé par M. de Nancé, qui lui dit :
M. de Nancé :
« Ma petite Christine, je t’emmènerai avec François et Isabelle, et tu coucheras chez moi avec Isabelle, qui nous sera fort utile pour préparer les logements des Guibert.
Christine (en lui baisant la main qui tenait la sienne) :
Merci, cher Monsieur de Nancé, comme vous êtes bon ! Comme François est heureux ! et comme je suis contente pour lui que vous soyez son papa !
François (s’écriant, les yeux brillant de joie) :
Merci, papa ! mon cher papa ! Montons vite en voiture, de peur que Mme des Ormes ne revienne chercher Christine. »
Christine sauta dans la voiture près de M. de Nancé ; François s’élança en face d’elle ; Isabelle, près de lui ; et M. de Nancé, souriant de l’inquiétude de François et de Christine, dit au cocher d’aller bon train. Quand ils arrivèrent, il chargea Isabelle d’installer Christine dans l’ancienne petite chambre de François donnant dans celle d’Isabelle ; François, tout joyeux, mena Christine dans cette petite chambre, l’embrassa ainsi que sa bonne, et alla se coucher dans la sienne, près de son père. Il n’oublia pas dans sa prière de remercier le bon Dieu de lui avoir donné un si bon père et une si bonne petite amie, et il s’endormit heureux et reconnaissant.
M. de Nancé, au lieu de se reposer des fatigues de la journée, veilla, avec Isabelle et Bathilde, à l’arrangement des chambres destinées aux Guibert, maîtres et domestiques ; tout était prêt quand ils arrivèrent. Il les reçut à la porte du château, les installa chacun chez eux, leur recommanda de demander tout ce qu’ils désiraient, et échappa à leurs remerciements mille fois répétés, en rentrant dans son appartement ; il embrassa son petit François endormi et se coucha après avoir, lui aussi, remercié le bon Dieu de lui avoir donné un si excellent fils.
Christine dormit tard et se réveilla le lendemain tout étonnée de ne pas connaître sa chambre ; elle ne tarda pas à se ressouvenir des événements de la veille, et son cœur bondit de joie quand elle pensa qu’elle reverrait François et M. de Nancé et qu’elle déjeunerait avec eux, chez eux. À peine Isabelle l’eut-elle habillée et lui eut-elle fait faire sa prière, que François entra ; Christine courut à lui et se jeta dans ses bras.
Christine :
« Oh ! François, garde-moi toujours chez toi ! Je me sens si heureuse ici mon cœur est tranquille comme s’il dormait.
François :
Je serais bien, bien content de te garder toujours, mais ton papa et ta maman ne voudront pas.
Christine :
Pourquoi ? qu’est-ce que ça leur fait ? Tu vois bien qu’ils m’ont oubliée hier dans ce château brûlé.
François :
C’est parce que tout le monde était agité par cet incendie. Tu vas voir qu’ils vont t’envoyer chercher… En attendant, je viens t’emmener pour déjeuner. Je déjeune toujours avec papa, et j’ai dit que tu déjeunerais avec nous. Veux-tu ?
Christine :
Merci, merci, mon bon François. Quelle bonne idée tu as eue ! »
François embrassa sa bonne, qui les regardait avec tendresse, et, prenant la main de Christine, ils coururent tous deux chez M. de Nancé, qui écrivait en attendant François.
François (en lui passant les bras autour du cou) :
« Bonjour, mon bon cher papa. »
Il se sentit en même temps embrassé de l’autre côté, et deux petits bras entourèrent aussi son cou. C’était Christine, qui faisait comme François.
Il sourit, les embrassa tous deux.
M. de Nancé :
« Bonjour, chers enfants ; vous voilà déjà ensemble ?
Christine :
Cher Monsieur de Nancé, gardez-moi toujours avec vous et avec François. Je serais si heureuse chez vous ! je vous aimerai tant ! autant que François.
M. de Nancé :
Ma pauvre chère enfant, j’en serais aussi heureux que toi ; mais c’est impossible ! Tu as un père et une mère.
Christine (laissant retomber ses bras) :
Quel dommage ! »
M. de Nancé sourit encore une fois et l’embrassa.
M. de Nancé :
« Notre déjeuner est prêt. Nous avons bon appétit ; mangeons. »
Il servit à Christine et à François une tasse de chocolat, et prit lui-même une tasse de thé. Les enfants mangèrent et causèrent tout le temps ; leurs réflexions amusaient M. de Nancé ; leur amitié réciproque le touchait ; il regrettait, comme Christine, de ne pouvoir la garder toujours ; son petit François serait si heureux ! Mais il se redit ce qu’il leur avait dit déjà :
M. de Nancé :
« C’est impossible ! »
Après les avoir laissés jouer quelque temps :
M. de Nancé :
« Je crois, ma petite Christine, que je vais à présent faire atteler la voiture pour te ramener chez tes parents, qui doivent être inquiets de toi.
Christine :
Déjà !
François :
Déjà !
M. de Nancé :
Eh oui ! déjà, mais vous vous reverrez bientôt et souvent. Isabelle te mènera promener de notre côté, et François ira se promener avec moi du côté des Ormes ; vous jouerez pendant que je lirai au pied d’un arbre ; et puis nous ferons des visites au château et à ta tante de Cémiane quand tu y seras. »
M. de Nancé fit atteler ; il monta dans la voiture avec François, Christine et Isabelle ; un quart d’heure après, ils descendaient au château des Ormes. Ils trouvèrent M. et Mme des Ormes dans le salon.
Mme des Ormes :
Ah ! vous voilà, Monsieur de Nancé ; c’est fort aimable de m’avoir vous-même ramené Christine ; je pensais bien que quelqu’un s’en serait chargé.
M. des Ormes :
Comment est-ce M. de Nancé qui nous amène Christine ? D’où venez-vous donc, mon cher Monsieur ?
M. de Nancé :
De chez moi, Monsieur.
Mme des Ormes :
Ah ! c’est que vous ne savez pas, mon cher, que j’ai laissé Christine hier soir chez les Guibert, la croyant avec vous. Ce n’est pas étonnant ! Cet incendie était si terrible ! Mais j’ai bien pensé ce matin, en la sachant encore absente, que M. de Nancé ou bien ma sœur de Cémiane l’aurait emmenée et nous la ramènerait.
M. des Ormes :
Vous abusez de l’obligeance de M. de Nancé, Caroline.
Mme des Ormes :
Pas du tout. Je suis bien sûre que M. de Nancé est très heureux de me rendre ce service.
M. de Nancé :
Celui-là, oui, Madame ; je vous l’affirme bien sincèrement.
Mme des Ormes (triomphante) :
Vous voyez bien ! Vous croyez toujours que les autres pensent comme vous. Je suis persuadée, moi, que si j’avais à faire un voyage, et si je demandais à M. de Nancé de garder Christine chez lui en mon absence, il le ferait avec plaisir.
M. de Nancé :
Non seulement avec plaisir, Madame, mais avec bonheur. Essayez, vous verrez.
Mme des Ormes :
Que vous êtes aimable, Monsieur de Nancé !
M. des Ormes :
Caroline, ne faites donc pas des suppositions impossibles. Monsieur de Nancé, voulez-vous rester à déjeuner avec nous ?
M. de Nancé :
Merci bien, Monsieur ; j’ai chez moi nos pauvres voisins incendiés, et je ne les ai pas encore vus aujourd’hui. »
M. de Nancé partit avec François quelques instants après ; Christine monta dans sa chambre avec Isabelle.