Répondre à : SÉGUR, Comtesse (de) – François le bossu

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CHAPITRE 22 : MAURICE CHEZ MONSIEUR DE NANCE :

François rentrait un jour de chez Maurice, qu’il continuait à voir une ou deux fois par semaine, et dont la santé et l’état physique ne s’amélioraient guère. Ses jambes et ses reins ne se redressaient pas ; son épaule restait aussi saillante, son visage aussi couturé. Il s’affaiblissait au lieu de prendre des forces. Sa difformité et l’insouciance de son frère lui donnaient une tristesse qu’il ne pouvait vaincre ; il allait assez souvent chez M. de Nancé, où il était toujours reçu avec amitié ; Christine était bonne et aimable pour lui ; elle lui témoignait de la compassion, mais pas l’amitié qu’il aurait désiré lui inspirer et qu’il éprouvait pour elle. Plusieurs fois il lui représenta qu’il avait les mêmes droits que François à son affection, puisqu’il était infirme et malheureux comme lui.

Christine :

« François n’est pas malheureux ; il a eu du courage ; il s’est résigné… D’ailleurs… »

Christine se tut.

Maurice :

D’ailleurs quoi, Christine ? Parlez.

Christine :

Non, j’aime mieux me taire. Seulement personne ne pourra faire pour moi ce qu’ont fait M. de Nancé et François, je vous l’ai déjà dit. Et je vous ai dit aussi que je ferais ce que je pourrais pour vous témoigner la compassion et l’intérêt que vous m’inspirez. »

Maurice recommençait son exhortation, Christine répondait de même, et quand elle se trouvait seule avec M. de Nancé, elle se plaignait à lui des importunités de Maurice.

Christine :

« Chaque fois qu’il me dit de ces choses, je l’aime moins ; je le trouve de plus en plus ridicule ; il demande plus qu’il ne le devrait ; et comme je ne sais que lui répondre, ses visites me sont désagréables… Que faire, cher père ? Je crains de ne pouvoir m’empêcher de le détester.

M. de Nancé :

Non, chère petite ; il t’ennuie ; mais tu ne le détesteras pas, car tu penseras qu’il est l’ami de François.

Christine :

Oh !… l’ami !… François y va par charité.

M. de Nancé :

Et toi, tu le recevras par charité. Et tu prieras le bon Dieu de te rendre bonne et charitable ; et tu n’oublieras pas que tu vas faire ta première communion l’année prochaine.

Christine (l’embrassant) :

Et puis je penserai à vous et à François pour vous imiter ; la première fois que Maurice viendra, vous verrez, cher père, comme je serai bonne ! »

Les bonnes résolutions de Christine portèrent leur fruit ; Maurice crut voir que Christine l’aimait enfin comme il désirait en être aimé, et il devint plus gai et plus aimable pendant ses visites.

Le jour où François revint de chez Maurice, comme nous l’avons dit, il avait trouvé son pauvre protégé fort triste ; ses parents lui avaient annoncé que, n’ayant pas été à Paris depuis près d’un an, leurs affaires s’étaient dérangées et les obligeaient à y aller passer un ou deux mois ; que, de plus, leur père était assez gravement malade et les demandait ; qu’il fallait s’apprêter à partir sous peu de jours, et qu’Adolphe entrerait au collège dès leur arrivée à Paris.

Maurice :

« Alors, j’ai supplié maman de me laisser ici et de ne pas m’exposer à la honte, aux humiliations pénibles que je subirais à Paris. Maman, inquiète de ma santé, ne veut pas me quitter, et pourtant elle est obligée d’aller à Paris pour ses affaires et pour mon grand-père. Il faut donc que je me laisse emmener, que je subisse toutes les peines que je prévois. Si papa pouvait y aller seul, je m’y résignerais encore ; et quant à Adolphe, je comprends bien qu’ici il ne travaille pas, il perd son temps et il a besoin d’aller au collège ; mais, maman partant, il faut que je parte aussi ! Quel chagrin pour moi de quitter la campagne et ma vie calme et retirée ! Maman, me voyant si malheureux de ce voyage, m’a dit qu’elle ferait le sacrifice que je lui demandais, qu’elle me laisserait ici, et qu’elle se séparerait d’avec moi si nous avions dans le voisinage un parent ou un ami intime qui voulût bien me recevoir chez lui pendant un mois ou deux, et encore, à la condition que moi ou le médecin nous lui écrivions tous les jours pour la rassurer sur ma santé. C’est vrai que je suis malade, plus malade même qu’elle ne le croit, car je lui cache la plus grande partie de mes souffrances pour ne pas l’inquiéter davantage. Ce fatal voyage me tuera ! Et, par malheur, nous n’avons dans le voisinage aucun parent, aucun ami qui puisse me recueillir ! Oh ! François, que je suis malheureux ! »

François, ne trouvant aucune parole pour consoler le pauvre Maurice, pleura avec lui et l’engagea à recourir à Dieu et à la sainte Vierge. Il lui promit de lui écrire souvent ; il chercha à le rassurer sur sa santé, sur les terreurs que lui causait son séjour à Paris, et le laissa un peu moins abattu, mais bien malheureux encore.

François vint raconter à son père et à Christine le nouveau et vif chagrin du pauvre Maurice.

Christine :

« Pauvre garçon ! pauvre Maurice ! Que pouvons-nous faire pour le consoler dans sa douleur ?

M. de Nancé :

Ses chagrins sont malheureusement de nature à ne pouvoir être effacés ; mais nous pouvons les adoucir en redoublant de soins et d’affection jusqu’à son départ. Demain, François pourra y retourner, et nous l’accompagnerons.

Christine :

Mon père, je crois que j’ai trouvé un moyen excellent de le rendre non seulement moins triste, mais heureux.

M. de Nancé :

Toi, tu as trouvé cela, Christine ? Dis-le-nous bien vite.

Christine :

C’est que vous allez être… pas content.

M. de Nancé :

Pas content ? Pourquoi ? Ton invention est donc mauvaise, méchante ?

Christine :

Au contraire, mon père excellente et très bonne. Devinez ! Ce n’est pas difficile.

M. de Nancé :

Comment veux-tu que je devine, si tu ne me dis pas quelque chose pour m’aider ?

Christine :

Et toi, François, devines-tu? »

François la regarda attentivement.

François :

« Je crois que j’ai trouvé ! »

Et il dit quelques mots à l’oreille de Christine.

Christine (riant) :

« C’est ça, tu as deviné. À votre tour, mon père ; vous ne devinez pas ?

M. de Nancé :

Hem ! je crois que je devine aussi. Tu veux que je lui propose…

Christine :

C’est cela ! c’est cela ! Eh bien, papa, voulez-vous ?

M. de Nancé (souriant) :

Mais tu ne m’as pas laissé achever ! tu ne sais pas ce que j’allais dire !

Christine :

Si fait, si fait ! Et je vous demande encore : Le voulez-vous ?

M. de Nancé (avec malice) :

Il faut bien, puisque tu le désires si vivement. Mais je te demande instamment que ce ne soit pas pour longtemps. Huit jours au plus.

Christine :

Ce sera assez, mon père, pour le consoler ; pourtant, j’aimerais mieux un mois que huit jours.

M. de Nancé (de même) :

Nous verrons si nous pouvons nous y habituer, François et moi.

Christine :

Oh ! vous vous y habituerez très bien. François ira le lui demander demain.

M. de Nancé (souriant) :

Il vaut mieux que tu y ailles toi-même avec Isabelle ; tu verras en même temps la chambre que te donnera Mme de Sibran pour toi et pour Isabelle.

Christine (effrayée) :

Quelle chambre ? Pourquoi une chambre ?

M. de Nancé :

Mais pour demeurer chez Mme de Sibran pendant huit jours, jusqu’à son départ, comme tu le désires.

Christine :

Moi, demeurer là-bas ? Moi, vous quitter ? aller chez Maurice que je ne peux pas souffrir ? Oh ! mon père ! vous ne m’aimez donc pas, puisque vous me renvoyez avec tant de facilité ! Vous ne croyez pas à ma tendresse, puisque vous me supposez le désir, la possibilité de vouloir vous quitter ! François, tu avais deviné, toi ; tu m’aimes ! »

Christine, désespérée et tout en larmes, se jeta au cou de François, qui regardait son père avec tristesse.

M. de Nancé (la saisissant dans ses bras et l’embrassant) :

« Christine ! ma fille ! mon enfant ! Ne pleure pas ! Ne t’afflige pas ! C’est une plaisanterie ; je devinais très bien que tu me demandais de faire venir Maurice ici avec nous. Tu ne m’as pas laissé achever, et j’ai profité de l’occasion pour te guérir de ta précipitation à vouloir comprendre les pensées inachevées. Je suis désolé, chère enfant, du chagrin que tu témoignes ! Et crois bien que je ne t’aurais jamais permis l’inconvenance que je te proposais en plaisantant ; et que je tiens trop à toi, que je t’aime trop, pour me séparer de toi volontairement. »

Christine, consolée, embrassa tendrement ce père et ce frère tant aimés, et renouvela la proposition d’avoir Maurice à Nancé.

M. de Nancé :

Tout ce que vous voudrez, mes enfants ; je m’associe à votre acte de charité, quoiqu’il ne me soit pas plus agréable qu’à Christine ; mais, comme elle, je supporterai les ennuis d’un malade étranger et je vaincrai mes répugnances. »

Quand François retourna le lendemain chez Maurice, et lui fit part de l’invitation de M. de Nancé, le visage de Maurice exprima une telle joie, une telle reconnaissance, que François en fut touché. Il remercia François dans les termes les plus affectueux, et annonça le départ de sa mère pour le lendemain matin, parce qu’on avait reçu de mauvaises nouvelles de son grand-père.

François :

Alors tu viendras à Nancé dans l’après-midi ?

Maurice :

J’en parlerai à maman ; elle le voudra bien, j’en suis sûr, et alors je viendrai le plus tôt que je pourrai. Mais, dis-moi, François, Christine ne sera-t-elle pas ennuyée de mon long séjour près de vous ?

François :

Pas du tout, puisque c’est elle qui en a eu l’idée et qui l’a demandé à papa.

Maurice :

En vérité ? Christine ! Oh ! qu’elle est bonne ! Quelle bonne petite amie j’ai là ! »

François réprima un petit mouvement de mécontentement du vol que voulait lui faire Maurice de l’amitié de Christine. Mais il réfléchit que Christine n’avait pour Maurice que de la compassion, et que ce n’était qu’un acte de charité qu’elle exerçait envers lui.

François :

« À demain.

Maurice (gaiement) :

Oui, à demain, cher ami ! Eh bien, tu pars sans me donner la main ?

François :

C’est vrai ! Je n’y pensais pas ! Viens de bonne heure.

Maurice :

Le plus tôt que je pourrai. Merci, mon ami. »

François s’en retourna à Nancé un peu pensif ; il rencontra à moitié chemin Christine et son père qui venaient à sa rencontre.

M. de Nancé demanda des nouvelles de Maurice, pendant que Christine disait à François :

Christine :

« Qu’as-tu ? tu es triste !

François :

Oui, je suis fâché contre moi-même. »

Et il raconta à son père et à Christine ce que lui avait dit Maurice.

François :

« Et alors…

Christine (vivement) :

Et alors, tu as été fâché contre lui, et tu as eu envie de lui dire que je n’étais pas son amie et que tu étais et serais mon seul ami, et que je ne l’aimerais jamais comme je t’aime ? Et puis, tu ne l’aimes pas ; (riant et embrassant François) tout comme moi.

François (surpris) :

Tiens ! comment as-tu deviné ?

Christine :

C’est que cela m’a fait la même chose quand il m’a demandé de l’aimer comme je t’aime : je le trouvais bête, je me sentais fâchée contre lui, et depuis ce temps je ne peux pas l’aimer pour de bon ; mais papa dit que ça ne fait rien, qu’on peut tout de même être bon et aimable pour lui, sans l’aimer.

François :

Je crains que ce ne soit mal de ma part, papa ; c’est vrai que je ne l’aime pas. Et pourtant il me fait pitié, je le plains ; mais je n’aime pas à le voir.

M. de Nancé :

Et pourtant tu y vas de plus en plus, mon ami.

François :

Parce que je l’aime de moins en moins ; et c’est pour me punir de ce mauvais sentiment, que je fais plus pour lui que si je l’aimais.

M. de Nancé :

Tu ne peux faire ni plus ni mieux, mon ami, car tu agis par charité ; tu fais donc plus et mieux que si tu agissais par amitié… Sois bien tranquille, et, quand il sera ici, continue à lui laisser croire que tu es son ami. Le bon Dieu te récompensera de ce grand acte de charité.

Christine :

Mon père, vous avez raison de dire grand acte de charité, parce que c’est bien difficile d’être avec les gens qu’on n’aime pas, comme si on les aimait. »

L’arrivée de Paolo interrompit leur conversation, que François reprit avec son père avant de se coucher. Ils dirent beaucoup de choses que nous n’avons pas besoin de savoir, et dont le résultat fut pour François une tranquillité de cœur complète, un redoublement de tendresse pour Christine et de compassion pour Maurice, qu’il résolut de traiter plus amicalement encore que par le passé.

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