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CONAN DOYLE, Arthur – L'Aventure de la Crinière de Lion
Traduction : Carole.
C’est un fait des plus singuliers qu’un problème, plus abstrus et insolite que tous ceux qu’il m’ait été donné de rencontrer tout au long de ma carrière professionnelle, m’ait été posé alors que je venais tout juste de prendre ma retraite, et soit survenu, si je puis m’exprimer ainsi, juste sous mon nez. Les faits survinrent peu après que je me fus retiré dans ma modeste demeure du Sussex, ayant décidé de m’adonner entièrement aux délices de la vie de campagne, à laquelle j’avais si souvent aspiré lors de mes obscures années d’existence au cœur de la ville de Londres. A cette période de ma vie, les choix de mon bon Watson avaient tout à fait dépassé mon entendement. Une visite impromptue au cours d’un week-end était le plus que j’aie jamais pu obtenir de lui. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il me faut me livrer par moi-même à l’écriture du présent compte-rendu. Ah ! si Watson s’était alors trouvé avec moi, combien n’aurait-il pas décrit extraordinairement les faits et sublimé mon triomphe, après que j’aie eu raison de toutes les difficultés ! Il me faut, hélas !, narrer par moi-même ce récit, et relater en mes propres et simples termes les différentes étapes que j’eus à franchir, avant de livrer au public le mystère de la Crinière de Lion.
Mon cottage était situé sur le versant sud des Downs, duquel s’offrait à moi une vue superbe sur la Manche. A cet endroit la côte n’est constituée que de falaises crayeuses, qui ne peuvent être arpentées qu’au moyen d’un long et unique chemin tortueux, escarpé et glissant. Au bas de ce chemin s’étend sur une centaine de yards une plage de galets et de cailloux, qui ne disparaît pas même à marée haute. On y trouve ici et là en son sein de petites voussures et cavités formant de merveilleuses piscines, dont l’eau se renouvelle à chaque marée. Cette plage admirable s’étire sur un certain nombre de miles dans plusieurs directions, excepté de celle du petit village qui forme crique de Fulworth, et qui rompt sa course.
Ma demeure est isolée. Ma femme de charge, mes abeilles et moi avons le domaine pour nous tout seuls. A une distance d’environ huit cents mètres, se dresse l’établissement d’enseignement réputé de Harold Stackhurst, Les Pignons, imposante propriété au sein de laquelle étudient de jeunes gens se destinant à diverses carrières, sous l’égide de leur équipe de professeurs. Stackhurst, son directeur, avait été de son temps un Blue renommé de Cambridge, et un brillant étudiant. Lui et moi nous liâmes d’amitié au premier jour de mon arrivée sur la côte, et notre camaraderie devint par la suite telle que nous n’hésitions pas à nous rendre l’un chez l’autre, au cours d’une soirée, sans en avoir au préalable reçu l’invitation.
Vers la fin du mois de juillet 1907, la Manche se trouva agitée d’une terrible tempête qui abattit furieusement les vagues contre les flancs des falaises et laissa un lagon à marée basse.
Au matin du jour où commence ce récit, le vent était tombé, et l’air était sain et frais. Il était impossible d’envisager travailler en cette journée qui s’annonçait délicieuse, et je sortis me promener avant l’heure du petit déjeuner afin de profiter de l’air exquis. J’empruntai le chemin de la falaise qui menait à la plage. Tout en marchant, je m’entendis appeler : Harold Stackhurst agitait ses bras dans ma direction en guise de bonjour.
« Quelle belle matinée, Monsieur Holmes ! J’étais sûr de vous trouver ici. »
« Vous allez piquer une tête, à ce que je vois ? »
« Ah ! ah !, vos vieux réflexes ne vous abandonneront donc jamais », dit-il en riant et en portant la main à une poche de son pardessus renflée. « Oui, McPherson est sorti tôt, j’espérais le rencontrer ici. »
Fitzroy McPherson était le maître de sciences, un jeune homme de belle stature, dont l’existence se trouvait assombrie par une cardiopathie survenue à la suite d’une fièvre rhumatismale. Grand sportif en dépit de son handicap, il excellait dans tous les sports qui n’exigeaient pas d’efforts intenses et subits. Eté comme hiver il pratiquait la natation, et il m’était souvent arrivé de le rejoindre, étant moi-même nageur.
Ce fût à cet instant que nous l’aperçûmes. Le sommet de son crâne nous apparut au-dessus de la falaise au bas de laquelle prenait fin le sentier. Puis sa silhouette tout entière émergea, mais vacillante, titubante. Un instant plus tard nous le vîmes lever les bras au ciel en signe de détresse dans un cri terrible, puis il s’effondra face contre terre sur le sol. Stackhurst et moi nous ruâmes dans sa direction – une cinquantaine de mètres nous séparaient de lui – et le retournâmes sur le dos. McPherson rendait son dernier soupir : ses yeux révulsés et son teint excessivement blafard ne pouvaient avoir d’autre interprétation. Une dernière étincelle de vie anima ses traits l’espace d’un instant, il tenta d’articuler quelques mots d’une mise en garde, dont la signification se perdit dans un murmure inaudible. D’un bredouillement indistinct, je ne perçus que les derniers mots qui s’échappèrent péniblement de ses lèvres : « Crinière de Lion ».
Rien de moins obscur et dénué de sens que ces trois mots, et pourtant je ne pouvais mettre en doute que ce fussent bien là les dernières paroles qu’aient prononcées Fitzroy. Dans un ultime sursaut, le malheureux leva à nouveau ses bras à demi au ciel, puis roula doucement sur le côté. Il était mort.
Mon compagnon resta paralysé par la peur, mais je conservai pour ma part tous mes sens en éveil – ce qui était absolument nécessaire, car nous nous trouvions vraisemblablement devant un cas des plus étranges. Fitzroy n’était vêtu que d’un pardessus Burberry, d’un pantalon et de chaussures de toile délacées. En roulant sur le côté, son Burberry, qui avait simplement été jeté sur ses épaules, avait glissé, révélant un dos incroyablement meurtri. Nous restâmes stupéfaits d’étonnement. De larges raies noires barraient la peau, comme si l’homme avait été flagellé avec violence au moyen d’un fouet ou d’une poignée de fils de fer. L’instrument avec lequel cet ignoble traitement avait été administré semblait être de nature flexible, à en juger par les marques incurvées laissées aux extrémités de ses épaules et le long de ses côtes. Un mince filet de sang s’écoulait de son menton, provenant d’une morsure que le malheureux s’était faite à la lèvre alors qu’il se trouvait au paroxysme de son agonie. Les traits convulsés de son visage témoignaient de l’infamie de celle-ci.
Je m’agenouillai près du corps, Stackhurst se tenant toujours auprès de moi, quand une ombre apparut soudain au-dessus de nos têtes. Ian Murdoch, le professeur de mathématiques de l’établissement, nous avait rejoint. Grand, fin, à la mine sombre, d’un caractère si taciturne que nul ne pouvait prétendre avoir entretenu la moindre relation amicale avec lui, il semblait d’ordinaire évoluer dans un monde aussi abstrait que la matière qu’il tentait d’enseigner à ses élèves. Ses étudiants le croyaient un peu fou, et ils n’auraient sans doute pas hésité à le chahuter dans ses classes s’ils ne s’étaient méfiés du sang barbare qu’ils supposaient couler dans les veines de cet immense professeur aux yeux noirs et au teint bistré, d’un tempérament ordinairement sombre mais régulièrement ponctué de sautes d’humeur révélatrices d’une indéniable sauvagerie. Exaspéré un jour par les aboiements d’un chien appartenant à McPherson, il s’était emparé de celui-ci et l’avait tout bonnement fait passer par la fenêtre. S’il n’avait été un si excellent professeur, Murdoch aurait sans doute été remercié sur-le-champ par Stackhurst pour cet exploit. Tel était le caractère étrange de l’homme qui se tenait à présent derrière nous. Il semblait abasourdi par ce qu’il voyait, en dépit du fait que l’incident survenu jadis entre les deux hommes à propos du chien semblât indiquer que leurs relations n’étaient pas empreintes de la plus grande sympathie.
« Le malheureux ! Y a-t-il quelque chose à faire ? »
« Vous trouviez-vous avec lui ? Pouvez-vous nous dire ce qui lui est arrivé ? »
« Non, non, je me suis levé en retard ce matin. Je ne me suis pas encore rendu à la plage. J’arrive tout droit des Pignons. Que puis-je faire pour me rendre utile ? »
« Vous pouvez vous précipiter au commissariat de Fulworth et les informer de ce drame. »
Il disparut rapidement sans ajouter un mot, et j’entrepris pour ma part de commencer à mener l’enquête qui s’imposait, pendant que Stackhurst, toujours aussi abasourdi, resterait auprès du corps. Ma première intention fut naturellement de me rendre sur la plage. Du haut du sentier je la surplombais tout entière. Elle était absolument déserte, en dehors de deux ou trois silhouettes que l’on apercevait se mouvant en direction du village de Fulworth. Rasséréné sur ce point, je me mis à descendre le sentier. Régulièrement de la glaise ou de la marne s’y trouvaient mêlées à de la craie, de sorte que je pouvais aisément suivre les traces de pas de McPherson, descendant puis remontant le sentier, qui s’y étaient imprimées. A en juger par l’absence d’autres empreintes, nul autre se s’était rendu sur la plage en empruntant ce chemin ce matin. J’observai à un endroit une empreinte de main, dont les doigts étaient orientés dans le sens de la montée, qui indiquait que le pauvre McPherson était tombé en remontant. Je notai également de petits creux ronds : plusieurs fois il avait dû s’effondrer sur les genoux.
Au bas du sentier s’étendait l’imposant lagon laissé par la mer refoulée. McPherson avait dû se dévêtir à cet endroit, car une serviette gisait encore sur un rocher. Elle était pliée et sèche, ce qui semblait indiquer que le malheureux ne s’était pas baigné. En arpentant les galets j’aperçus, au milieu de petites plages de sable, l’empreinte de ses sandales et de ses pieds déchaussés – ce dernier point indiquait qu’il s’était disposé à se baigner, bien que la serviette pliée indiquât qu’il ne l’avait pas fait.
Le problème apparaissait clairement défini – il était plus étrange que tous ceux auxquels j’avais jusqu’alors été confronté. McPherson n’avait pas dû passer plus d’un quart d’heure sur la plage. Stackhurst l’ayant vu partir des Pignons et étant sorti également quelques instants plus tard, il ne pouvait y avoir aucun doute à cela. McPherson s’était apprêté à se baigner et avait ôté ses vêtements, comme en attestait l’empreinte de ses pieds nus sur le sable. Puis il avait subitement repassé en hâte ses vêtements – sans même prendre le temps d’en enfiler ou d’en lacer certains – et s’en était retourné sans se baigner, ou tout au moins sans se sécher au moyen de la serviette qu’il avait pourtant apportée dans ce but. La raison de ce revirement ne pouvait résider qu’en la survenue de l’attaque sauvage, brutale, à laquelle il avait succombé, à la suite d’une lente agonie au cours de laquelle il s’était mordu la lèvre au sang, et ne lui avait laissé que suffisamment de force pour tenter de remonter le sentier et y mourir. Quel était l’auteur de cette infâme barbarie ? Il y avait, il est vrai, au bas des falaises, quelles petites grottes et cavités qui auraient pu abriter quelque criminel, mais les rayons du soleil levant les éclairait si vivement qu’ils ne pouvaient présenter aucun refuge possible susceptible de servir de cache. Il y avait bien, il est vrai, ces silhouettes s’éloignant de la plage, mais elles semblaient bien trop lointaines pour avoir pu jouer un quelconque rôle dans ce crime : le lagon d’une longueur imposante s’étirait tout entier entre eux et le rocher auprès duquel McPherson s’était dévêtu. Au large, deux ou trois bateaux de pêche se trouvaient à faible distance. Leurs occupants pourraient aisément être identifiés et interrogés ultérieurement. Ainsi plusieurs voies s’offraient-elles à l’enquête, sans qu’aucune ne semblât mener à un but décisif.
Lorsque je retournai auprès du corps, j’y trouvai un petit groupe de badauds rassemblés autour de lui. Stackhurst se tenait bien sûr toujours là, et Ian Murdoch venait également de le rejoindre, accompagné de l’agent du village, Anderson, un homme imposant, moustachu, brun, de cette race solide du Sussex, caractérisée par un indéfectible bon sens sous des dehors d’une apparente réserve. Anderson écouta avec la plus grande attention, nota tout bien scrupuleusement, et m’attira finalement à part.
« Je serai bien heureux que vous me conseilliez, Monsieur Holmes. Il en va de ma carrière – il va de soi que j’entendrais parler du pays si je faisais fausse route : cela pourrait même bien remonter jusqu’à mes supérieurs de Lewes. »
Je lui suggérai ainsi de faire venir son supérieur hiérarchique sur-le-champ et de mandater un médecin. Je préconisai que l’on ne déplace rien, et que l’on minimise autant que possible l’apparition de nouvelles empreintes de pas, avant leurs arrivées respectives. J’entrepris ensuite d’examiner ce que contenaient les poches du mort. Je n’y trouvai rien d’autre qu’un mouchoir, un couteau de grande taille et un petit porte-cartes. De celui-ci dépassait une feuille de papier ; je l’en extirpai et la tendis à l’agent Anderson. C’était un billet, écrit à la hâte, d’une main féminine :
J’y serai, n’aie crainte.
Signé : « Maudie. »
Cela ressemblait évidemment à un rendez-vous amoureux. Mais où et quand celui-ci avait-il été convenu ? L’agent re-inséra le billet dans le porte-cartes et le replaça en compagnie des autres objets dans les poches du Burberry de McPherson. Puis, comme il m’apparut pour le mieux de m’en retourner chez moi afin d’y prendre mon petit-déjeuner qui s’était ainsi trouvé retardé, je repris le chemin de ma demeure, non sans avoir au préalable indiqué à l’agent Anderson qu’il serait selon moi judicieux de faire procéder à une fouille minutieuse du bas des falaises.
Stackhurst me rejoignit au cours de la matinée et m’informa que le corps avait été transporté aux Pignons, d’où l’enquête suivait son cours. Il porta à ma connaissance de nouveaux éléments précis et dignes d’intérêt. Comme je m’y attendais, rien n’avait été décelé au bas des falaises ni dans aucune des nombreuses petites grottes qui s’y trouvaient, qui pût faire avancer l’enquête. Mais l’examen du bureau de McPherson avait révélé l’existence d’une correspondance intime avec une certaine Miss Maud Bellamy, du village de Fulworth. L’identité du mystérieux auteur du billet se trouvait donc établie.
« La police a saisit les lettres », me dit Stackhurst d’un air contrit. « Je n’ai pas obtenu la permission de vous les amener. Mais il ne fait aucun doute qu’elles révèlent bel et bien l’existence d’une relation amoureuse émanant de McPherson. Je ne vois cependant pas en quoi elles peuvent avoir le moindre lien avec ce meurtre, sauf si, bien sûr, il avait rendez-vous avec la dame à l’instant précis où il a été assassiné. »
« Peut-être cependant aurait-elle choisi de commettre son meurtre un autre endroit que celui où la moitié des enseignants du collège avait coutume de se baigner », remarquai-je.
« C’est bien dommage que plusieurs étudiants ne se soient pas trouvés ce matin avec McPherson… Quelle malchance !»
« Etait-ce seulement de la malchance ? »
Stackhurst fronça les sourcils et réfléchit.
« Ils avaient été retenus en cours par Ian Murdoch », admit-il. « Celui-ci voulait finir de traiter une démonstration algébrique quelconque avant le petit-déjeuner. Pauvre bougre, il est bien le plus affligé de toute cette affaire ! »
« Et cependant McPherson et lui n’étaient pas bons amis… »
« Il fut un temps où ils ne s’appréciaient guère effectivement. Mais au cours de l’année passée Murdoch a été très proche de McPherson… Ce dernier n’était en outre pas d’un naturel très sociable. »
« Je comprends. Mais il me revient à l’esprit que vous m’aviez parlé d’une querelle entre eux, à propos d’un chien… »
« Elle avait été oubliée depuis longtemps ! »
« Mais non sans effacer tout ressentiment, bien certainement… »
« Oh si, si, je suis bien sûr qu’ils étaient réellement devenus amis. »
« Bien, dans ce cas, nous devons davantage explorer la piste de la liaison amoureuse. Connaissez-vous la jeune dame ? »
« Tout le monde la connaît. C’est la plus belle de tous les environs – une vraie beauté, Holmes, qui attirerait l’attention de quiconque. Je savais McPherson amoureux d’elle, mais j’ignorais qu’il se soit tant avancé, à en voir les lettres… »
« Cette jeune fille, qui est-elle ? »
« La fille du vieux Tom Bellamy, le propriétaire des bateaux et des cabines de bains des environs de Fulworth. Il a commencé comme simple pêcheur, mais a aujourd’hui une bonne situation. Il gère lui-même ses affaires, aidé de son fils William. »
« Pouvons-nous nous rendre à Fulworth et les rencontrer ? »
« Sous quel prétexte ? »
« Oh, il sera aisé d’en trouver un. Après tout, ce pauvre bougre ne s’est pas ainsi lacéré le dos tout seul. Une autre main que la sienne tenait sans doute le fouet qui a causé ces blessures – si c’est bien d’un fouet dont il s’agit. Les suspects potentiels sont en nombre restreint dans ce lieu retiré. Procédons donc par élimination, nous ne manquerons pas de découvrir le mobile, qui nous mènera tout droit au criminel. »
Notre promenade parmi les Downs parfumées de thym aurait pu nous être plaisante, si nos esprits n’avaient pas été occupés de cet horrible meurtre dont nous avions été les témoins involontaires. Le village de Fulworth se nichait au creux d’un demi-cercle délimité par la baie. A l’arrière de la partie la plus vétuste du hameau s’érigeaient quelques maisons plus modernes, construites en pente. C’était l’une d’elles qu’occupaient les Bellamy et vers laquelle se dirigea Stackhurst.
« Voici The Haven, du nom qu’ont eux-mêmes donné les Bellamy à leur demeure. C’est celle que l’on voit à la tourelle et au toit d’ardoise… Belle réussite en vérité pour un homme parti de rien mais… Oh, regardez qui voilà ! »
Le portail du jardin du Haven venait de s’ouvrir pour laisser passage à un homme de grande taille, au visage long et anguleux. Il n’y avait pas à s’y méprendre, c’était Ian Murdoch, le professeur de mathématiques des Pignons. Quelques instants plus tard nous le rencontrions sur la route.
« Tiens ! », lui lança Stackhurst en guise de salut.
L’homme nous adressa un bref signe de tête ainsi qu’un regard en coin de ses yeux sombres, et nous aurait dépassés sans autre formalité si Stackhurst ne l’avait de nouveau interpellé.
« Que faisiez-vous ici ? », demanda-t-il.
Le visage de Murdoch s’empourpra.
« Je suis votre subordonné, Monsieur, dans l’enceinte de votre établissement. A l’extérieur, je ne suis pas tenu de vous rendre compte du moindre de mes faits et gestes. »
Si les nerfs de Stackhurst n’avaient été déjà mis à rude épreuve par les événements du matin, sans doute eût-il fait preuve d’une diplomatie plus étudiée dans la réponse qu’il adressa à Murdoch.
« Dans les circonstances présentes votre comportement est pure impertinence, Monsieur ! »
« Votre curiosité me semble relever de la même appellation. »
« Ce n’est pas la première fois que j’ai à déplorer votre insubordination, Monsieur Murdoch. Mais ce sera la dernière. Vous allez avoir l’obligeance de penser dès à présent à vous chercher une autre place. »
« C’est effectivement ce que j’avais l’intention de faire. J’ai perdu aujourd’hui la seule personne qui me rendait les Pignons fréquentables. »
Murdoch reprit sa route, sous le regard furibond de Stackhurst.
« Cet homme n’est-il pas tout bonnement pas insupportable ? », fulmina-t-il.
L’élément qui m’interpella le plus au cours de cette scène fut la chance que me semblait saisir Monsieur Ian Murdoch de s’éloigner de la scène du crime qui venait de se produire. Une hypothèse vague, encore nébuleuse, se formait dans mon esprit. Peut-être notre visite aux Bellamy l’éclairerait-elle d’un rai de lumière. Stackhurst repris une contenance adéquate, et nous nous dirigeâmes ensemble vers la maison.
Monsieur Bellamy était un homme âgé d’une cinquantaine d’années, à la barbe rousse flamboyante. Il semblait de très mauvaise humeur, car la rougeur de son teint approchait celle de ses cheveux.
« Non, Monsieur !, je ne veux pas en entendre davantage ! Mon fils ici présent » – il désigna un vigoureux jeune homme, au visage sombre, retiré dans un coin de la pièce – « était l’un des deux hommes honnêtes – avec moi-même – que McPherson insultait en courtisant Maud. Non, Monsieur !, le mot « mariage » n’a jamais que je sache été prononcé, et pourtant il y avait des lettres et des rendez-vous, et encore bien d’autres choses que ni mon fils ni moi n’approuvions. Privée de sa mère, nous restons les seuls protecteurs de Maud. Nous sommes déterminés… »
Ses derniers mots furent interrompus par l’apparition soudaine de la jeune fille en personne. Il n’aurait pas été exagéré de dire qu’elle aurait charmé n’importe quel public dans le monde. Qui aurait pu imaginer fleur si délicate pousser sur tel sol et au milieu de semblable atmosphère ? Les jolies femmes n’ont que rarement exercé sur moi leur pouvoir de séduction, car mon cerveau a toujours commandé mon cœur, mais je ne pouvais contempler ce visage aux traits et aux coloris harmonieux, sans m’émouvoir moi-même – à l’image de tout homme qui aurait croisé son chemin.
La jeune fille se tenait sur le seuil, ses grands yeux fixant d’un regard intense Harold Stackhurst.
« Je sais déjà que Fitzroy est mort », dit-elle. « Ne craignez pas de me choquer en m’apprenant les circonstances de son décès. »
« Quelqu’un d’autre les a déjà précédés dans cette tâche », interrompit son père.
« Il n’est nullement nécessaire de mêler ma sœur à cette affaire », ajouta en grommelant le frère de la jeune fille.
Maud se retourna avec fureur.
« Cela me regarde, William. Je te prie de me laisser me mêler de cette affaire comme je l’entends. C’est d’un meurtre dont il s’agit. Et aider à identifier le criminel qui l’a commis est la moindre des choses que je puisse faire en mémoire du disparu. »
Elle écouta avec attention le court récit que lui fit mon compagnon des événements. Sa concentration attestait de la force morale qu’elle possédait en plus de sa grande beauté. Maud Bellamy incarnera toujours dans mon esprit l’image de la plus accomplie des jeunes filles qu’il m’ait été donné de rencontrer. Elle semblait déjà me connaître, du moins de nom, car elle se tourna ensuite vers moi et s’adressa à moi en ces termes :
« Portez les criminels devant la justice, Monsieur Holmes. Soyez assuré de mon aide, qui que ces misérables puissent être. »
Il me sembla qu’elle jetait un bref regard de défiance à ses père et frère.
« Je vous remercie », dis-je. « J’ai en l’instinct féminin la plus grande confiance. Vous avez employé le mot « criminels » au pluriel… Vous pensez donc que les auteurs du meurtre peuvent être plusieurs ? »
« Je connaissais suffisamment Monsieur McPherson pour savoir que c’était un homme brave, fort et courageux. Je doute qu’un seul homme ait pu lui infliger un tel traitement. »
« Pourrais-je vous dire un mot en privé ? »
« Je t’ai déjà dit, Maud, de ne pas te mêler de cette affaire ! », lui ordonna son père.
Elle me jeta un regard d’impuissance.
« Que faire, Monsieur Holmes ? »
« Bien, puisque tout le monde ici présent est déjà au courant des détails du meurtre, je suppose que je puis vous en entretenir ici devant vos père et frère », dis-je. « J’aurais bien sûr préféré vous demander certaines explications en privé, mais puisque votre père ne semble pas disposé à m’accorder cet entretien, il devra prendre part aux délibérations. »
Je mentionnai alors le billet signé de sa main que j’avais trouvé sur le mort.
« Il sera très certainement porté à l’enquête. Puis-je vous demander de me l’expliquer, d’aussi loin que vous le pouvez ? »
« Je ne vois aucune raison d’en faire mystère », répondit-elle. « Nous étions fiancés, et devions nous marier. Si nous gardions le secret de cet engagement, ce n’était qu’à cause de l’oncle de Fitzroy, qui, âgé et sur le point de mourir, n’aurait cependant pas hésité à le déshériter si son neveu avait choisi de se marier sans son consentement préalable. Il n’y avait aucune autre raison à ce secret. »
« Tu aurais pu nous le dire », grommela Monsieur Bellamy.
« Je l’aurais fait, père, si jamais vous aviez par le passé manifesté une quelconque sympathie à l’égard de Fitzroy. »
« Je n’étais pas disposé à autoriser ma fille à se marier avec un étranger au village. »
« Ce sont vos préjugés à son égard qui sont la cause de nos secrets. Quant à ce rendez-vous… »
Elle porta la main à une poche de sa robe et en sortit un billet dans une enveloppe qu’elle me tendit.
« Il intervenait en réponse à celui-ci. »
Ma chérie,
Au même endroit sur la plage juste après le coucher du soleil, mardi.
Je ne pourrai m’échapper qu’à ce moment.
Signé : « F. M. »
« C’est aujourd’hui mardi, et je comptais aller le retrouver ce soir. »
Je retournai l’enveloppe.
« Cette lettre ne vous a pas été adressée par la Poste… Qui vous l’a apportée ? »
« Je préfèrerais ne pas avoir à répondre à cette question. Cela n’a vraiment rien à voir avec le meurtre. Mais pour toute autre je suis parfaitement disposée à vous répondre. »
Elle tint parole, mais rien de ce qu’elle put nous dire ne me permit de préciser les circonstances du meurtre. Elle n’avait pas la moindre raison de penser que son fiancé eût des ennemis connus, mais elle admit qu’elle avait pour sa part plusieurs soupirants.
« Puis-je me permettre de vous demander si Monsieur Ian Murdoch est l’un d’entre eux ? »
Elle rougit et sembla soudain confuse.
« Il fut un temps, je pense que cela fut le cas. Mais ses sentiments semblèrent s’évanouir soudainement aussitôt après qu’il eût appris la relation qui me liait à Fitzroy. »
La silhouette qui se dessinait peu à peu dans mon esprit sembla soudain émerger de l’ombre. Il me sembla indispensable de nous livrer à une enquête sur le passé de Ian Murdoch. Ses appartements devraient être fouillés. Le concours de Stackhurst me serait sans doute acquis, car je pressentais que les mêmes soupçons s’étaient formés dans son esprit.
Nous mîmes un terme à notre visite au Haven avec l’espoir que nous touchions enfin à notre but.
Une semaine entière s’écoula pourtant sans que notre enquête connaisse la plus petite avancée significative et sans que la plus insignifiante petite preuve eût pu être apportée à celle-ci. Stackhurst avait mené une enquête discrète sur son professeur de mathématiques, et la chambre de Ian Murdoch avait fait l’objet d’un premier examen, sans résultat. J’avais pour ma part l’impression que nous étions rendus à nouveau à notre point de départ, tant sur le plan matériel des preuves dont nous disposions que sur celui des hypothèses qui se présentaient à nous, et ce sans le moindre espoir de résolution imminente de notre enquête à l’horizon. Le lecteur ne pourra se remémorer aucune autre affaire parmi celles qui ont été déjà portées à sa connaissance, qui ne lui ait donné l’impression que mes capacités de déduction avait atteint leur limite extrême. Mes efforts d’imagination eux-mêmes ne pouvaient parvenir à me faire entrevoir l’espoir d’une explication à cette mystérieuse tragédie.