Accueil › Forums › Textes › CONAN DOYLE, Arthur – L’Aventure des trois Garrideb › Répondre à : CONAN DOYLE, Arthur – L’Aventure des trois Garrideb
Holmes se leva et sortit tôt le lendemain matin. Il ne revint à Baker Street qu’à l’heure du déjeuner. Son visage était grave.
« L’affaire est plus préoccupante que je ne le supposais, Watson », dit-il. « Il me semble nécessaire et juste de vous en faire part, bien que je sache que cette mise en garde ne constituera qu’une raison supplémentaire pour vous faire vous jeter dans la gueule du loup. Je vous connais, mon bon vieux Watson. Mais le danger est réel, et je tiens à ce que vous en preniez connaissance. »
« Le danger est l’une des caractéristiques communes à la plupart de nos enquêtes, Holmes. J’espère qu’elle ne s’en effacera pas de sitôt. Qu’y a-t-il donc à redouter particulièrement, cette fois ? »
« Nous sommes confrontés à une affaire très délicate, Watson. Je suis parvenu à identifier Monsieur John Garrideb, juriste-conseil. Il n’est en réalité autre que Killer Evans, surnommé le Tueur, de sinistre et éponyme réputation. »
« Je crains ne pas être plus éclairé… »
« Oh, c’est vrai, vous n’êtes pas tenu de posséder une liste à jour de tous les criminels de la planète. J’ai rendu visite ce matin à notre ami Lestrade de Scotland Yard. Bien que Scotland Yard puisse parfois manquer d’un certain sens de l’imagination et de la déduction, on ne peut lui ôter sa capacité à recenser avec la plus grande précision les escrocs et les criminels des cinq continents. Je me doutais que nous trouverions la trace de notre Américain dans leurs annales. Je me suis en fait retrouvé nez à nez avec son portrait affiché sur les murs du couloir, avec, au-dessous, cette légende : « James Winter », alias « Morecroft », alias « Killer Evans ». »
Holmes extirpa une enveloppe de sa poche.
« J’ai pris quelques notes en consultant son dossier. Âge : quarante-quatre ans. Natif de Chicago. Recherché pour triple meurtre. Libéré de prison grâce à des relations haut placées. Première installation à Londres en 1893. A abattu un homme dans un cercle de jeu sur Waterloo Road au mois de janvier 1895. Bien que l’homme meure, les témoignages concordent pour désigner Killer Evans comme son assassin. L’identité de l’homme est établie ultérieurement : il s’agit de Rodger Prescott, le célèbre et recherché faussaire et faux-monnayeur de Chicago. Killer Evans fut relâché en 1901. Il est depuis sous surveillance policière, mais semble mener une existence honnête. Individu dangereux, constamment armé. Voilà notre lièvre, Watson – un fameux, comme vous pouvez le constater. »
« Mais pourquoi toute cette mise en scène concernant les Garrideb ? »
« Eh bien, elle commence à s’estomper d’elle-même, Watson. J’ai rendu visite à l’agent immobilier de Monsieur Nathan Garrideb. Comme nous l’a précisé ce dernier, il occupe ce logement depuis environ cinq ans, qui resta une année entière inoccupé auparavant. Le locataire précédent était un gentleman qui répondait au nom de Waldron. L’agent immobilier se rappelait très bien de lui. Il a disparu soudainement sans laisser de traces, et plus personne n’entendit jamais plus parler de lui. C’était un homme grand, barbu, à la physionomie sombre. Et l’homme que Killer Evans assassina, Prescott, répondait également à cette description : d’après Scotland Yard, il était grand, à la mine sombre, et portait la barbe. Nous pouvons donc formuler l’hypothèse que c’était bien le même individu, Prescott, criminel américain, qui occupa cette même pièce qui a aujourd’hui fonction de musée, et que loue l’innocent Monsieur Nathan Garrideb. Nous voilà donc, enfin, sur une piste. »
« Et où nous mènera-t-elle ? »
« Oh, quant à cela, nous le verrons tout-à-l’heure, après que nous nous soyons rendus au domicile de Monsieur Nathan Garrideb. »
Holmes ouvrit un tiroir et en sortit un revolver, qu’il me tendit.
« J’en ai également un sur moi, Watson. Si notre brigand du Far West a pour projet de se débarrasser de son homonyme anglais, mieux vaut que nous soyons armés. Je vous accorde une heure de repos, Watson, puis il sera temps de nous mettre en route pour Ryder Street. »
Il était près de quatre heures lorsque nous atteignîmes le domicile de Monsieur Nathan Garrideb. Mrs Saunders, la concierge, était sur le point de partir, mais elle ne fit aucune objection à nous introduire, nous recommandant cependant en partant de claquer la porte derrière nous. Holmes promit de s’en assurer. Quelques instants plus tard, nous entendîmes s’ouvrir et se refermer la porte d’entrée du bâtiment, et vîmes le bonnet de Mrs Saunders passer devant le bow-window de la pièce où nous nous trouvions. Nous étions à présent seuls à l’étage. Holmes se livra à une inspection sommaire des lieux. Il y avait dans un coin sombre une armoire qui se trouvait légèrement décollée du mur. Nous nous accroupîmes tous deux derrière ce meuble, puis Holmes m’exposa à mi-voix ses plans.
« Notre criminel tenait absolument à ce que notre ami s’éloigne de cette pièce – c’est très clair. Etant donné que Monsieur Nathan Garrideb ne s’absente que très peu, il a cherché un moyen de le forcer à se déplacer. L’invention de cette histoire des trois Garrideb n’avait selon moi pas d’autre but. Je dois dire, Watson, que je reconnais dans toute cette mise en scène une certaine ingéniosité machiavélique à notre Américain, bien que le nom de famille pour le moins étrange du locataire de l’endroit qu’il convoitait lui ait sans doute fourni des facilités qu’il n’aurait pas soupçonnées. Il a tissé sa trame avec une adresse remarquable. »
« Mais que cherche-t-il ? »
« Eh bien, c’est que nous devrons découvrir, Watson. Je suis presque sûr que c’est sans rapport direct avec notre client. Ce qu’il cherche est davantage en rapport avec l’homme qu’il a assassiné – individu qui aurait pu être le complice de ses crimes passés. Il y a dans cette pièce une preuve compromettante, voici mon interprétation de cette affaire. Il m’est tout d’abord venu à l’esprit qu’il pouvait y avoir dans les collections de Monsieur Garrideb Nathan une chose d’une valeur plus grande qu’il ne le soupçonnait. Mais le fait que Roger Prescott ait été par le passé occupant de cette pièce soulève des raisons moins évidentes. Bien, Watson, prenons patience et voyons ce que les heures prochaines nous apporteront. »
Notre attente ne fut pas longue. A peine Holmes eut-il prononcé ces mots que nous entendîmes la porte d’entrée de l’immeuble s’ouvrir et se refermer, et nous nous tassâmes davantage dans notre coin sombre. Nous entendîmes le bruit sec et métallique d’une clef tournant dans la serrure de la porte d’entrée de l’appartement, et l’Américain entra dans la pièce. Il referma la porte sans bruit derrière lui, et jeta un regard prudent autour de la pièce afin de s’assurer que tout y était tranquille. Il ôta son pardessus, et se dirigea d’un pas déterminé vers le bureau central de la pièce. Il le repoussa de côté, souleva le tapis qui en recouvrait le sol, le roula sur le côté puis, extrayant une pince-monseigneur d’une de ses poches intérieures, il s’agenouilla et s’attela vigoureusement à une tâche à même le sol. Nous entendîmes une trappe se soulever, et un instant plus tard, une ouverture de forme carrée apparut. Killer Evans briqua une allumette, alluma une bougie, se glissa dans l’ouverture et disparut de notre vue.
Le moment d’agir était venu pour nous. Holmes me toucha le poignet, ce fut le signal. Nous parvînmes avec précaution jusqu’au bord de la trappe. Aussi précautionneusement que nous nous fûmes cependant déplacés, le sol devait sans doute avoir craqué sous nos pieds, car nous vîmes soudain réapparaître de la trappe le visage anxieux de notre Américain. Il nous aperçut et son visage prit une expression de rage, qui s’évanouit comme par magie lorsqu’il aperçut nos deux armes pointées sur lui.
« Bon, bon », dit-il d’un air résigné en s’extirpant de l’ouverture. « Vous avez gagné, Monsieur Holmes. Je suppose que vous m’avez percé à jour depuis le début, mais avez continué à jouer mon jeu afin de savoir où il vous mènerait. Bien, Monsieur, je me rends, vous êtes le plus fort et… »
En un éclair il avait tiré un revolver d’une poche intérieure de sa poitrine et tiré deux coups. Je sentis une balle de métal brûlant me transpercer le corps. Holmes abattit la crosse de son revolver sur la tête de l’homme, et j’entrevis Killer Evans s’effondrer sur le plancher, le visage inondé d’un filet de sang. Holmes se précipita sur lui et le fouilla pour le désarmer. Les bras de mon ami m’entourèrent ensuite nerveusement et me hissèrent dans un fauteuil.
« Vous n’êtes pas blessé, Watson ? Pour l’amour du ciel, dites que vous êtes sauf ! »
Cela valait bien une blessure – cela en aurait même valu davantage ! – pour percer le masque de mon ami et l’entendre prononcer ces mots avec une telle sincérité et une telle chaleur. Je crus voir s’embuer les yeux secs et trembler les lèvres rigides. Pour la première – et la dernière – fois, j’entendis battre un grand cœur dans ce corps habité d’un esprit à l’intelligence si peu commune. Cet instant récompensa largement mon humble et désintéressé dévouement de plusieurs années.
« Ce n’est rien, Holmes. Rien qu’une égratignure. »
Il déchira mon pantalon à l’aide d’un canif.
« Vous dites vrai ! », s’écria-t-il dans un immense soupir de soulagement. « La blessure n’est que superficielle ».
Il se retourna vers l’Américain qui reprenait peu à peu conscience, et le visage de mon ami reprit la dureté de la pierre.
« Vous pouvez en être reconnaissant à la providence ! Watson eut-il été tué que vous ne seriez jamais ressorti vivant de cette pièce. Qu’avez-vous à dire pour votre défense ? »
L’Américain n’avait rien à dire. Il se borna à garder le silence et à nous considérer d’un regard peu amène. Je m’appuyai sur le bras de Holmes, et nous nous penchâmes par-dessus l’ouverture de la trappe. Elle ouvrait sur une petite pièce obscure, encore éclairée par la faible lueur de la bougie. Nos regards se portèrent successivement sur une imposante machine rouillée, sur de gros rouleaux de papier, sur quelques bouteilles d’encre et sur une petite table, sur laquelle étaient posées, soigneusement alignées, un nombre impressionnant de liasses de billets de banque.
« Une presse à imprimer !, et tout l’attirail du faux-monnayeur », exulta Holmes.
« Oui, Monsieur », dit l’Américain, se relevant péniblement et se dirigeant lentement vers un fauteuil proche. « Le plus redoutable faux-monnayeur que le sol londonien ait jamais porté. Cette presse appartenait à Prescott, et ces liasses que vous voyez disposées sur cette table représentent une valeur de deux cent milles livres qui ne demandent qu’à être écoulées. Servez-vous donc, gentlemen. Appelons cela un petit arrangement entre amis et laissez-moi filer. »
Holmes eut un rire sonore.
« Nous n’avons pas coutume d’accepter ce type d’arrangements, Monsieur Evans. Notre pays ne sera plus aussi indulgent envers vous. Vous avez abattu cet homme, Prescott, n’est-ce pas ? »
« Oui, Monsieur, et j’ai pris cinq ans pour l’avoir fait, en dépit du fait que ce soit lui qui m’y ait poussé en s’en prenant d’abord à moi. Cinq ans ! Alors qu’on aurait dû au contraire me décerner une médaille large comme une soucoupe pour l’avoir mis hors d’état de nuire. Personne à Londres n’était capable de faire la différence entre un billet de Prescott et l’un de ceux de la Banque d’Angleterre. Si je ne m’étais pas chargé de son sort, il en aurait avant peu inondé le pays. Personne d’autre en dehors de moi ne connaissait leur lieu de fabrication. Vous vous doutez si je voulais revenir visiter cet appartement ! Et vous pensez bien que lorsque j’y ai trouvé ce vieux chasseur de papillons qui n’en sortait jamais, portant le plus étrange des noms de famille que l’on ait jamais entendu, j’ai tout fait pour m’en débarrasser pendant quelques heures ! Peut-être aurait-il mieux valu que je m’en débarrasse pour de bon, d’ailleurs. Ce ne m’aurait pas été difficile, mais, que voulez-vous, je suis trop sensible, je ne peux me résoudre à m’attaquer à un homme non-armé. Et d’ailleurs, Monsieur Holmes, que me reprochez-vous ? Je suis resté dans le cadre de la loi. Je ne m’en suis pas pris à ce vieux fossile de Garrideb. Qu’avez-vous contre moi ? »
« Oh, pour ma part, rien d’autre qu’une tentative de meurtre », dit Holmes. « Mais je vous en fais grâce pour l’instant. Vous en répondrez en temps et en heure. Contactez donc Scotland Yard, Watson, voulez-vous ? Votre appel ne les prendra, je le suppose, pas tout à fait au dépourvu. »
Tels sont les faits reliés à la remarquable invention des trois Garrideb de Killer Evans. Nous apprîmes par la suite que l’infortuné Nathan Garrideb ne se remit jamais de voir ses rêves d’opulence détruits. Il s’effondra en même temps que ceux-ci s’évanouirent. Il est encore, aux dernières nouvelles, pensionnaire d’un asile de Brixton.
Ce fut un grand jour pour le Yard lorsque la presse à imprimer de Prescott fut découverte, car, bien que l’on sût qu’elle existât, nul n’avait jamais pu découvrir, Prescott une fois assassiné, l’endroit où elle était entreposée. Evans avait en cela rendu un grand service aux hauts dignitaires de la ville, qui purent enfin se sentir rassérénés quant à la stabilité de l’économie londonienne. Ils auraient volontiers souscrit à la délivrance de la médaille à laquelle prétendait Evans, mais un quelconque tribunal ayant émis un avis contraire, Killer retourna à l’ombre à laquelle il venait si brusquement d’être arraché.