Répondre à : CONAN DOYLE, Arthur – L’Aventure du soldat blanchi

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#154026

J’étais alors sur le point d’éclaircir une affaire que Watson relata par la suite sous le titre de L’Abbey School, et dans laquelle le duc de Greywinster était gravement impliqué. Je venais également d’être prié par le sultan de Turquie de lui apporter mon aide dans une affaire urgente, qui pouvait se révéler avoir les conséquences politiques les plus fâcheuses si elle était négligée. Ce ne fut donc, à en croire mes notes, qu’au début de la semaine suivante que je me mis en route pour le comté du Bedfordshire en compagnie de Monsieur James M. Dodd.

Alors que notre train entrait en gare d’Eustonn j’invitai à nous rejoindre un gentleman grisonnant, grave et taciturne, avec lequel j’avais auparavant pris les arrangements nécessaires.

« Je vous présente un de mes vieux amis », dis-je à Dodd. « Il est possible que sa présence soit tout à fait superflue ou qu’elle se révèle au contraire essentielle. Inutile d’en dire plus long pour l’instant. »

Les comptes-rendus réalisés par Watson ont certainement accoutumé le lecteur, sans doute, à ne me voir divulguer aucune de mes hypothèses ou conclusions avant qu’une affaire ne soit en mesure d’être entièrement résolue. Dodd manifesta la plus grande surprise, mais n’ajouta rien cependant, et nous continuâmes tous trois ensemble notre voyage. J’adressai alors quelques questions supplémentaires à Dodd que j’avais différées pour qu’elles soient également entendues par notre compagnon.

« Vous avez dit que vous aviez aperçu très clairement le visage de votre ami à la fenêtre, si distinctement que vous affirmez être certain de son identité ? »

« Je n’ai aucun doute là-dessus. Son nez s’écrasait sur la vitre et un rai de lumière tombait en plein sur son visage. »

« N’aurait-ce pas pu être un autre homme lui ressemblant ? »

« Non, non, c’était bien lui. »

« Mais vous l’avez décrit comme ayant changé ? »

« Seulement de couleur ! Son visage était – oh, pourrais-je le décrire ? – d’une blancheur d’écailles semblables à celles que l’on aperçoit sur le ventre des poissons. Il était blanchi. »

« Sa blancheur était-elle uniforme ? »

« Je ne crois pas. Ce n’est que le haut de son visage cependant que j’aperçus le plus distinctement, puisqu’il le pressait contre la fenêtre. »

« L’avez-vous interpellé ? »

« J’étais trop interloqué et horrifié pour cela. Ensuite, je me suis lancé à sa poursuite, mais sans résultat, je vous l’ai dit. »

Le dénouement de notre affaire était proche. Il ne me manquait plus pour l’éclaircir que d’infimes détails. Nous parvînmes, après une longue route, à la vétuste et étrange demeure décrite par mon client. Ce fut Ralph, le vieux majordome, qui nous ouvrit la porte. J’avais loué notre voiture pour la journée, et donné ordre à mon vieil ami d’y demeurer tant que nous ne l’aurions pas prié d’en descendre.
Le vieux Ralph était vêtu d’un costume conventionnel (redingote noire et pantalon poivre et sel), à l’exception près d’une paire de gants de cuir brun, qu’il ôta cependant après nous avoir ouvert la porte, et qu’il déposa sur un guéridon du hall devant lequel nous passâmes en entrant. Je suis doué, comme a déjà par le passé eu l’occasion de le faire remarquer Watson, de sens d’une acuité peu commune. Mon odorat se trouva soudain chatouillé par une odeur insinuante, bien que peu perceptible. Elle semblait émaner du guéridon du hall. Je m’en approchai en faisant mine de vouloir y déposer mon chapeau, que je fis adroitement tomber à terre et, en le ramassant, je réussis à approcher suffisamment mon nez de l’un des gants de cuir. Oui, c’était incontestablement de ces gants qu’émanait l’étrange odeur de goudron que je percevais. Je passai dans le bureau du colonel Emsworth, mon affaire à présent résolue. Je regrette quelque peu d’avoir eu à dévoiler ainsi mes cartes au cours du développement de ce compte-rendu. Nul doute que Watson aurait été en mesure de les dissimuler habilement, produisant ainsi au terme de sa rédaction un des époustouflants effets de surprise dont il a le secret.

Le colonel Emsworth ne se trouvait pas dans son bureau, mais il y entra précipitamment dès que Ralph lui eut fait part de notre arrivée. Nous entendîmes son pas décidé et précipité le long du corridor. La porte s’ouvrit à la volée et il pénétra dans la pièce, la barbe hirsute et les traits féroces, incarnant le plus terrible vieil homme que j’aie jamais vu. Brandissant nos cartes de visites que Ralph venait de lui remettre, il les déchira en mille morceaux et les dispersa en l’air.

« Ne vous avais-je pas averti, infernal fouineur que vous êtes, que vous n’étiez plus le bienvenu ici ? Comment osez-vous revenir ? Si vous avez le malheur de pénétrer à nouveau dans cette demeure sans mon consentement je n’hésiterai pas à user de mes droits et de recourir à la violence ! Je vous abattrai, Monsieur ! Par Dieu je vous jure que je n’hésiterai pas ! Et quant à vous, Monsieur », ajouta-t-il en se tournant vers moi, « cet avertissement vaut également pour vous. Je sais quelle profession ignoble vous exercez, et je vous prie d’aller exercer vos talents ailleurs que chez moi. »

« Je ne m’en irai pas d’ici », dit mon client d’une voix ferme, « tant que je n’aurais pas entendu de la bouche même de Godfrey qu’il va bien. »

 Le colonel sonna.

« Ralph », dit-il, « téléphonez à la police du comté et priez l’inspecteur de nous envoyer d’urgence deux de ses hommes. Dites-lui que des voleurs se sont introduits dans la maison. »

« Un instant », commandai-je en me tournant vers Monsieur Dodd. « Certes le colonel est dans ses droits en nous interdisant l’accès à son domaine. Cependant », poursuivis-je en me tournant vers le colonel, « celui-ci doit comprendre que notre intrusion n’est motivée que par la sollicitude que vous éprouvez à l’égard de son fils. Je suis sûre que si le colonel nous laissait la possibilité de nous entretenir quelques instants avec lui, nous pourrions le convaincre de nos bonnes intentions.

« Je ne suis pas si facile à convaincre », répondit le vieux colonel. « Ralph, exécutez l’ordre que je vous ai donné. Qu’attendez-vous, par tous les diables ? Alertez la police ! »

« Vous n’en ferez rien, Ralph », dis-je en m’appuyant fermement le dos à la porte. « Toute intervention de la police mènera à la catastrophe que redoute tant le colonel. »

Je sortis un calepin de ma poche et griffonnai un mot sur une de ses pages, que je détachai et tendis au colonel.

« Voici », lui dis-je, « la raison de notre venue ici. »

Le colonel contempla le papier avec une expression de laquelle tout sentiment, excepté celui de la surprise, s’était évanoui.

« Comment avez-vous deviné ? », balbutia-t-il, s’affaissant lourdement sur une chaise.

« C’est mon métier de deviner », lui dis-je.

Le colonel réfléchit profondément, caressant machinalement sa barbe d’une main osseuse. Puis il eut un geste de résignation.

« Bien, si tel est votre désir, vous verrez Godfrey. J’aurais préféré que ce ne fut pas le cas, mais vous me forcez la main. Ralph, prévenez Monsieur Godfrey et Monsieur Kent que ces gentlemen iront les trouver dans quelques minutes. »

Quelques minutes après en effet nous traversions le jardin et nous trouvions devant le mystérieux pavillon. Un petit homme barbu se tenait sur le seuil, une expression d’intense étonnement sur le visage.

« Voilà qui est bien surprenant », dit-il. « Ceci remet en question tous nos plans. »

« Je n’y peux rien, Monsieur Kent. On nous a quelque peu forcé la main. Monsieur Godfrey est-il visible ? »

« Oui, il attend à l’intérieur. »

Le petit homme s’écarta pour nous livrer passage, et nous pénétrâmes dans une pièce vaste et sobrement meublée. Un deuxième homme se tenait dos au feu. A sa vue mon client se précipita vers lui, les bras tendus.

« Godfrey, mon vieux, qu’est-ce que je suis content de te voir ! »

Mais son ancien camarade le repoussa.

« Ne m’approche pas, Jimmie », ordonna-t-il. « Garde tes distances. Oh oui, tu peux bien me dévisager ! Je ne ressemble plus guère à l’ancien et brillant caporal lancier Emsworth de l’escadron B que tu as connu, n’est-ce pas ? »

Son apparence était certes extraordinaire. On devinait à sa vue qu’il avait été un très bel homme, à la peau tannée par le soleil d’Afrique. Mais aujourd’hui ce teint cuivré était parsemé de tâches blanchâtres qui s’étalaient en larges plaques.

« Voilà la raison pour laquelle je ne reçois aucun visiteur », dit-il. « Je ne parle pas pour toi, Jimmie. J’aurais préféré cependant te voir seul. Je suppose que tu as eu de bonnes raisons pour amener un ami, mais cela me place dans une position très inconfortable ».

« Je voulais m’assurer que tu allais bien, Godfrey. Je t’ai vu l’autre nuit lorsque tu regardais à ma fenêtre, et je n’ai pas pu me résigner à m’en aller avant de m’être assuré que tout allait bien pour toi. »

« Le vieux Ralph m’avait dit que tu étais ici, et je n’ai pas pu résister à l’envie de t’apercevoir. J’espérais que tu ne m’aurais pas vu, et je me suis enfui à toutes jambes quand j’ai entendu la fenêtre s’ouvrir. »

« Mais au nom du ciel pourquoi ? »

« Eh bien, ce ne sera pas long à expliquer », dit-il en allumant une cigarette. « Tu te souviens de cette matinée de combat à Buffelsspruit, à l’extérieur de Pretoria, sur la voie de chemin de fer de l’est ? Tu as peut-être appris que j’étais tombé ? »

« Oui, je l’ai su, mais je n’ai jamais eu les détails. »

« Trois d’entre nous furent séparés des autres. Le pays était accidenté, tu dois t’en souvenir. Nous nous sommes retrouvés, Simpson – le gars que nous appelions Simpson le Chauve –, Anderson, et moi. Nous étions partis à la recherche d’un frère Boer, mais il s’était embusqué et nous tira dessus. Simpson et Anderson furent tués sur le coup. Je reçus pour ma part une balle d’Elephant Gun dans l’épaule. Je parvins à me maintenir à cheval, cependant, et je galopai plusieurs kilomètres durant avant que finalement mes forces ne m’abandonnent et que je ne tombe de ma selle pour m’écrouler au sol.
Quand je revins à moi, il faisait nuit. Je me relevais, faible et bien mal en point. Je constatai avec surprise et joie qu’une habitation se trouvait non loin de l’endroit où j’étais tombé de cheval. C’était une bâtisse imposante, avec une vaste véranda et de nombreuses fenêtres. Il faisait un froid mortel. Imaginez le genre de froid qui s’abat sur vous à la nuit dans ces régions, insinuant, meurtrier, bien différent d’une brise fraîche et revigorante. Et bien, j’étais glacé jusqu’aux os, et mon seul espoir de survie résidait en cette habitation que j’apercevais. Si je l’atteignais, j’étais sauvé. Je me remis sur mes pieds et me traînai péniblement, ayant à peine conscience de ce que je faisais. J’ai un vague souvenir d’avoir gravi des marches, passé une large porte et être entré dans une pièce qui contenait plusieurs lits, et de m’être affalé dans l’un d’eux en poussant un immense soupir de soulagement. Il était défait, mais je ne m’en souciai guère et m’en accommodai fort bien. Je rassemblai les couvertures sur mon corps grelottant, et sombrai dans un profond sommeil.
Quand je m’éveillai au matin, le havre de paix dans lequel je pensais m’être réfugié s’était évanoui. Le soleil d’Afrique inondait, par les fenêtres dépourvues de rideaux, la vaste pièce aux murs blanchis à la chaux, dont je distinguai à présent les moindres détails. Devant moi se tenait un petit homme, d’une taille similaire à celle d’un nain, à la tête proéminente, qui brandissait deux énormes mains dans ma direction en gesticulant avec animation et s’adressant à moi dans une sorte de jargon hollandais. Derrière lui se tenait un groupe de personnes qui semblaient excessivement s’amuser de la situation, mais lorsque je les dévisageai un frisson me parcourut. Aucun des visages de ces individus n’avait plus une apparence humaine. Tous étaient extraordinairement déformés, enflés, défigurés. Le rire de ces créatures monstrueuses était une chose atroce à entendre.
Aucune d’elle ne semblait parler l’anglais, mais la situation n’allait pas tarder à obtenir un éclaircissement, car le nain à tête proéminente devenait de plus en plus furieux, et, en poussant des cris de bête sauvage, il me saisit de ses mains déformées et me tira du lit, en dépit d’un nouveau flot de sang qui s’échappa alors de ma blessure. Aussi petite fut-elle, cette créature était aussi forte qu’un bœuf, et je ne sais ce qu’elle m’aurait fait si un vieil homme qui était clairement investi d’une autorité n’était soudain entré dans la pièce, attiré par le vacarme, et ne s’était porté à mon secours. Il adressa quelques mots d’un ton ferme en hollandais à mon agresseur, qui s’éloigna. Le vieil homme se tourna alors vers moi, me considérant avec la plus grande stupéfaction.
« Comment êtes-vous parvenu jusqu’ici ? », me demanda-t-il enfin. « Peu importe, je vois que vous êtes épuisé. Et blessé, votre épaule réclame des soins urgents. Je suis médecin, je vais vous faire un pansement. Mais, mon ami, vous courez ici un bien plus grand danger que sur n’importe quel champ de bataille. Vous vous trouvez au sein d’un hôpital de lépreux, et vous avez dormi dans un de leurs lits ! »
Dois-je en dire davantage, Jimmie ? Il semble qu’en prévision de la bataille imminente, ces pauvres créatures aient été évacuées la veille. Puis, les Anglais ayant regagné du terrain, ils avaient été ramenés au sein de la bâtisse qu’ils avaient dû temporairement quitter, conduits par leur médecin chef. Celui-ci me confia avec tristesse, que, bien qu’il pensât lui-même être immunisé contre cette terrible maladie, il ne se serait jamais risqué à agir comme je l’avais fait, en prenant place dans un lit auparavant occupé par un malade. Il me fit préparer une chambre seule, me traita avec déférence, et en une moins d’une semaine je fus transféré à l’hôpital général de Pretoria.
Vous connaissez maintenant l’histoire de ma tragédie. J’espérais contre tout espoir, mais les terribles signes précurseurs de la maladie que vous pouvez aujourd’hui constater sur mon visage ne furent pas longs à apparaître. Or, quel parti devais-je prendre ? Je pouvais vivre en famille dans ce domaine retiré de Tuxbury Old Park. Nous n’avions que deux domestiques pour nous servir, en qui nous pouvions avoir toute confiance. Il y avait dans le parc un pavillon dans lequel je pourrais résider. Sous le sceau du secret médical, Monsieur Kent, chirurgien de profession, resterait à mes côtés pour me prodiguer les soins qui me seraient nécessaires. Ce plan ne présentait jusque-là pas la moindre difficulté de mise en oeuvre. Sa contrepartie était cependant pour moi de mener une vie isolée jusqu’à la fin de mes jours, sans aucun espoir de retour à la société. Mais le secret le plus absolu était nécessaire, ou cette campagne tranquille elle-même aurait été soulevée d’un vent de panique, et je n’aurais pas été sans me voir conduit sans tarder à mon funeste destin. Même toi, Jimmie, tu devais être tenu à l’écart de notre terrible secret. Pourquoi mon père a-t-il finalement permis qu’il te soit révélé, cela, c’est ce que je ne puis m’expliquer. »

Le colonel Emsworth se désigna du doigt.

« C’est ce gentleman qui m’y a forcé. »

Il extirpa le morceau de papier que je lui avais tendu auparavant et sur lequel on pouvait lire le mot « lèpre ».

« J’ai pensé qu’il en savait trop ou pas assez, et que mieux valait pour nous lui révéler toute la vérité. »

« Et vous avez agi pour le mieux », dis-je. « Qui sait si un heureux dénouement ne s’invitera pas dans cette affaire ? Je crois comprendre que seul Monsieur Kent a jusqu’à présent pu examiner le malade. Me permettez-vous de vous demander, Monsieur Kent, si vous faites autorité également dans le domaine des maladies tropicales et subtropicales ? »

« Je ne possède que des connaissances de médecine générale », répondit celui-ci avec une certaine raideur.

« Je ne doute pas que vous soyez pleinement compétent dans ce domaine, mais, peut-être m’accorderez-vous que devant un tel cas, un second avis serait précieux. Vous vous privez sans doute de ce second avis, par peur dse conséquences fâcheuses qui adviendraient pour Monsieur Godfrey, que l’on vous obligerait à isoler. »

« C’est tout à fait cela », intervint le colonel.

« Je prévoyais ces complications », poursuivis-je, « et j’ai pris la liberté d’amener avec moi un ami en lequel vous pouvez avoir toute confiance et dont la discrétion sera totale. J’ai eu par le passé l’occasion de lui rendre un léger service, et il a accepté de venir ici aujourd’hui en tant qu’ami reconnaissant bien plus encore qu’en tant que spécialiste. Son nom est Sir James Saunders. »

La perspective d’un entretien avec le talentueux Lord Roberts en personne n’aurait pu exciter davantage l’intérêt d’un subalterne que ne le fut celui de Monsieur Kent à l’évocation du nom de James Saunders.

« J’en serais honoré », murmura-t-il.

« Dans ce cas je vais demander à Sir James de venir examiner le malade. Il est assis dans la voiture devant la porte de la demeure. Pendant ce temps, Colonel Emsworth, nous pourrions peut-être nous réunir dans votre bureau, où je pourrais vous communiquer quelques informations complémentaires. »

C’est ici que le talent de mon ami Watson fera sans doute le plus défaut à ce récit. Par un tour astucieux il aurait été en mesure de faire jaillir le résultat de mes déductions – qui n’est cependant que l’application d’un bon sens ordinaire commun – en une gerbe d’étincelles. Le fait que j’aie dû narrer moi-même cette affaire en privera malencontreusement le lecteur.
Je vais à présent livrer le résultat de mes déductions fidèlement, comme je l’ai livré à un auditoire restreint, au sein duquel se tenait la mère de Godfrey, dans le bureau du colonel Emsworth.

« Ma méthode », commençai-je, « est basée sur l’élimination progressive des hypothèses impossibles, jusqu’à retenir celles, parfois invraisemblables, au nombre desquelles se trouve la vérité. Il se peut parfois qu’il soit impossible de l’isoler. Dans ce cas il convient de réaliser différents tests sur chaque hypothèse, jusqu’à ce que nous soyons conduits à la solution. C’est cette ultime méthode qu’il convenait dans cette affaire d’appliquer. De la façon dont il me fut tout d’abord présenté, ce cas comportait trois hypothèses plausibles à l’explication de la réclusion ou de la séquestration de Monsieur Godfrey dans un pavillon isolé du domaine familial. Il y avait l’hypothèse selon laquelle il aurait commis un crime et qu’il tentait d’échapper à la justice. Il y avait en second lieu l’hypothèse selon laquelle il était devenu fou et tentait d’échapper à une réclusion en asile. Il y avait enfin l’hypothèse selon laquelle il était atteint de quelque maladie qui rendait nécessaire son maintient à l’écart du reste de sa famille. Je ne voyais pas d’autre possibilité que ces trois hypothèses, et je commençais donc à m’intéresser de plus près à chacune d’entre elles.
J’écartai rapidement l’hypothèse du délit criminel. Aucun crime non-résolu n’avait récemment été rapporté dans la région. Si un crime avait cependant été commis et était sur le point d’être découvert, l’intérêt de la famille aurait été d’envoyer Godfrey au bout du monde, et non de le cacher au sein de la demeure familiale. Je ne pouvais concevoir aucune autre réaction face à l’hypothèse criminelle.
L’hypothèse de la démence de Godfrey était davantage probable. La présence d’un gardien au sein du pavillon la confortait, et le fait que celui-ci fermât la porte à clef en sortant également, idée qui appuyait en outre l’idée de la séquestration. D’un autre côté, cette séquestration restait quelque peu libérale, sinon Godfrey n’aurait pu s’échapper pour venir jeter un œil à son ancien camarade. Vous vous rappellerez peut-être, Monsieur Dodd, de l’insistance que j’ai manifestée quant à vous interroger sur le journal que lisait Monsieur Kent. Vous m’auriez grandement aidé si vous aviez pu affirmer qu’il s’agissait du Lancet, ou du British Medical Journal. Il n’était cependant pas illégal de garder un aliéné dans un pavillon du domaine familial, dès lors qu’une personne qualifiée restait à son chevet pour lui prodiguer les soins nécessaires, et dès lors cependant que les autorités compétentes en avaient été au préalable averties. Alors, pourquoi tous ce mystère ? Je ne pouvais faire correspondre les faits à mes théories.
Il restait une troisième possibilité à explorer, laquelle, bien que très improbable, semblait cependant la plus plausible. La lèpre est une infection commune en Afrique du Sud. Par un concours de circonstances extraordinaire, ce jeune homme avait pu la contracter. Sa famille aurait à affronter la pire des situations, si elle décidait de le sauver de l’isolement. Le plus grand secret devait être observé, si l’on ne souhaitait pas voir naître les plus folles rumeurs dans la région, lesquelles auraient immanquablement conduit à l’intervention des autorités. Un membre du corps médical dévoué, s’il était suffisamment rémunéré, accepterait peut-être de prendre en charge le malade. Il n’y avait aucune raison d’interdire à Godfrey de se promener dans le parc une fois la nuit tombée. La dépigmentation de la peau est un effet secondaire fréquent de la maladie. Cette hypothèse méritait que l’on si intéresse. Je résolus d’agir comme si elle avait été validée.
A mon arrivée et en voyant Ralph, chargé ordinairement de porter les repas du malade, ôter des gants imprégnés de désinfectant, mes derniers doutes s’estompèrent. Un seul mot de ma bouche vous eut prouvé que votre secret était découvert. Je préférai cependant vous l’écrire, dans l’espoir de vous prouver que vous pouviez avoir toute confiance en ma discrétion. »

Je terminais ainsi mon exposé de l’affaire quand la porte s’ouvrit et que le visage austère de Sir James parut. Ses traits apparaissaient extraordinairement détendus, et son regard brillait d’un éclair joyeux. Il se dirigea vers le colonel Emsworth et lui serra la main.

« Annoncer de mauvaises nouvelles est d’ordinaire mon lot quotidien », dit-il. « Mais une fois n’est pas coutume. Il ne s’agit pas de la lèpre. »

« Quoi ? »

« Un cas très prononcé de pseudo-lèpre ou ichtyose, une affection de la peau caractérisée par son aspect écailleux, disgracieux, étendu, mais éventuellement curable, et bien certainement non-infectieux. Oui, Monsieur Holmes, la coïncidence est absolument remarquable. Mais est-ce là une simple coïncidence ? N’est-il pas des forces devant lesquelles la nature humaine reste impuissante ? Pouvons-nous être assurés que la peur dont a souffert ce jeune homme de contracter la maladie depuis son exposition ne l’a pas conduit au développement d’une affection similaire, reflétant ce qu’il redoutait ? Quoi qu’il en soit, je jurerais sur ma réputation professionnelle de mon diagnostic. Mais… voilà que la dame s’est évanouie ! Je suis sûr que Monsieur Kent est tout à fait qualifié pour lui dispenser les soins requis pour la faire revenir de ce choc émotionnel imputable à la joie. »

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