Répondre à : CONAN DOYLE, Arthur – Sherlock Holmes, Son dernier coup d’archet

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#154147

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« Un autre verre, Watson ? », dit Sherlock Holmes en désignant la bouteille de Tokay impérial.

Le chauffeur trapu qui avait pris place à l’extrémité opposée de la table tendit son verre avec empressement.

« C’est un bon vin, Holmes ».

« Un vin remarquable, Watson. Notre ami qui gît ici présent sur le sofa m’a assuré qu’il provenait de la cave personnelle de François-Joseph du palais de Schönbrunn. Me permettrez-vous d’ouvrir quelques instants la fenêtre afin de favoriser la fuite des vapeurs de chloroforme qui encombrent quelque peu nos palais ? »

La porte du coffre du bureau était entrouverte. Holmes se tenait devant elle, examinant rapidement l’un après l’autre les dossiers que le coffre renfermait encore, et les plaçant ensuite dans la valise de Von Bork. L’Allemand était allongé sur le canapé, assoupi et émettant des ronflements, les bras et les jambes ligotées.

« Nous n’avons pas besoin de nous presser, Watson. Nous sommes à l’abri de toute intrusion. Voudriez-vous tirer le cordon de la sonnette ? Il n’y a personne d’autre dans la maison que la vieille Martha, qui a joué un grand rôle dans le succès de cette entreprise. C’est elle qui m’a renseigné sur les faits quand j’ai pris en main cette affaire. Ah, Martha, vous serez heureuse d’apprendre que tout va pour le mieux. »

L’aimable figure de la vieille servante apparaissait sur le seuil de la pièce. Elle s’inclina en souriant devant Sherlock Holmes, puis jeta un regard empreint d’une certaine inquiétude sur le sofa.

« Tout va bien, Martha. Il n’est pas blessé. »

« J’en suis heureuse, Monsieur Holmes. A tous égards il s’est montré un bon maître. Il souhaitait que je parte pour l’Allemagne hier avec sa femme, mais cela n’aurait sans doute pas arrangé vos plans, n’est-ce pas, Monsieur Holmes ? »

« Nullement en effet, Martha. Aussi longtemps que vous vous trouviez ici j’étais assuré de notre succès. Nous avons attendu longtemps votre signal ce soir. »

« C’était à cause du secrétaire, Monsieur. »

« Je sais, sa voiture a croisé la nôtre alors que nous traversions le village. »

« Je pensais qu’il ne partirait jamais. Je savais que cela ne servirait pas vos plans si vous le trouviez encore là. »

« Non en effet. Nous avons dû attendre une demi-heure avant de voir votre lampe s’éteindre et nous assurer ainsi que la voie était libre. Venez me retrouver demain à Londres, Martha, au Claridge’s Hotel. »

« Bien Monsieur. »

« Je suppose que tous les préparatifs du départ de votre maître avaient été effectués ? »

« Oui, Monsieur. Il a mis à la poste sept lettres aujourd’hui. J’ai relevé les adresses, comme à l’accoutumée. »

« Très bien, Martha. J’en prendrai connaissance demain. Bonne nuit… Ces documents, Watson », ajouta-t-il en désignant les dossiers lorsque la vieille servante eut disparu, « ne sont pas de la plus grande importance pour la simple et bonne raison que les informations qu’ils contiennent sont déjà parvenues depuis longtemps au gouvernement allemand. En voici les exemplaires originaux, qui pouvaient difficilement être exporté de façon sûre à l’extérieur du pays. »

« Ne sont-ils donc plus d’aucune utilité ? »

« Je n’irai pas jusque-là, Watson. Ils établiront cependant aux yeux de notre peuple certaines vérités et contrevérités au sujet des Allemands. Je dois dire qu’un certain nombre de ces documents ont pu être entreposés dans ce coffre grâce à ma coopération, ils sont donc autant de documents de désinformation pour l’ennemi. Le fait de voir un croiseur allemand remonter la Solent selon les plans de mines que j’en ai moi-même établis ne manquerait pas d’ensoleiller mes vieux jours. Mais quant à vous, Watson… »

Il interrompit sa tâche d’archivage pour prendre son vieil ami par les épaules.

« Je n’ai pas encore eu l’occasion de vous apercevoir en pleine lumière. Comment avez-vous fait pour supporter aussi bien le poids des ans ? Vous êtes resté le même, vous avez la même mine joyeuse du jeune homme que j’ai jadis connu. »

« Je me sens plus jeune de vingt ans en effet, Holmes. J’ai rarement été aussi heureux que lorsque j’ai reçu votre télégramme me demandant de vous retrouver à Harwich avec la voiture. Mais quant à vous Holmes, vous n’avez que très peu changé – excepté cet affreux bouc. »

« Il fait partie des sacrifices que tout homme doit consentir à son pays, Watson », dit Holmes, tirant sur sa barbiche. Demain il ne sera plus qu’un lointain souvenir, tout comme cette coupe de cheveux et quelques autres changements superficiels, et je réapparaîtrai au Claridge’s Hotel tel que vous m’auriez vu si je n’avais pas dû endosser ce déguisement américain pour accomplir ce job – je vous demande pardon, Watson, mon anglais semble avoir quelque peu souffert – je veux dire pour accomplir ce travail. »

« Mais vous aviez pris votre retraite, Holmes. Vous étiez sensé vivre en ermite au milieu de vos abeilles et de vos livres dans un petit cottage du sud des Downs ! »

« Exactement, Watson. Et je vous présente le fruit de cette retraite paisible, le dernier volet ô combien grandiose de plusieurs années de rude labeur ! »

Il saisit le petit livret bleu posé sur la table et en lut le titre à haute voix.

« Manuel pratique d’apiculture, incluant quelques observations sur les ségrégations opérées par les reines. Je l’ai écrit moi seul. Il est le résultat de nuits entières de réflexion et de longues journées de travail. J’ai surveillé le petit monde des abeilles avec une attention égale à celle que j’avais portée à la surveillance du monde du crime londonien. »

« Mais comment en êtes-vous arrivé à reprendre du service ? »

« Eh bien je m’en étonne encore. J’aurais sans doute pu refuser les propositions du Ministère des Affaires étrangères seul, mais c’était sans compter sur une visite du premier ministre en personne dans mon humble cottage ! Le fait est, Watson, que ce gentleman qui somnole présentement sur ce sofa était d’une trop grande compétence pour nos hommes. Il a un talent exceptionnel. Les choses ont commencé à se dégrader, sans que personne sache pourquoi. Des agents furent suspectés, et certains furent même arrêtés, mais les preuves d’une manipulation plus centrale et plus puissante étaient une évidence. Il était absolument nécessaire de la faire éclater au grand jour. Je fus instamment prié d’étudier la question. Cela me prit deux ans, Watson, mais mes efforts furent amplement récompensés. Je commençais mes pérégrinations par un pèlerinage à Chicago, puis je rejoignis une société secrète irlandaise à Buffalo, donnai un sérieux fil à retordre à la police de Skibbarren, ce qui me valut d’être repéré par un subordonné de Von Bork, qui me recommanda à lui comme un homme de confiance. Vous conviendrez que tout cela était assez compliqué à réaliser. A partir de ce moment Von Bork m’honora de son entière confiance, car il ne soupçonnait pas le moins du monde mon implication directe dans l’échec de certains de ses plans et n’identifia pas davantage la cause de l’arrestation de cinq de ses meilleurs agents. Je les observais, Watson, et les recueillais dans mes filets dès que le moment devenait propice. Et je présume, cher Monsieur, que vous n’êtes pas le moindre de mes poissons. »

Cette dernière phrase s’adressait à Von Bork lui-même, qui d’abord haletant et les yeux écarquillés, avait pris le parti d’écouter sagement l’explication des faits donnée par Holmes. Il éclata d’une colère germanique effroyable, les traits convulsés de rage. Holmes n’en continuait pas moins l’examen des dossiers du coffre, sous les cris de fureur que lui adressait l’espion.

« Bien que dépourvu de toute musicalité, la langue allemande n’en est pas moins la plus expressive de toutes », fit observer Holmes lorsque Von Bork eut cessé de vociférer pour reprendre son souffle. « Tiens ! Tiens ! », ajouta-t-il en examinant soigneusement l’encoignure d’un document avant de le placer également dans la valise. « Voilà qui devrait nous permettre de tendre une nouvelle fois nos filets de pêche. Je ne me figurais pas que le donneur d’ordre fut si mauvais payeur, bien que l’ayant gardé si longtemps en observation. Monsieur Von Bork, vous vous trouvez en bien mauvaise posture et voici un élément duquel vous allez devoir répondre. »

Le prisonnier s’était redressé non sans quelques difficultés sur le sofa et gardait les yeux fixés sur Holmes en un sentiment mêlé de haine et d’étonnement.

« Je vous revaudrai cela, Altamont », dit-il d’une voix lente et sourde, « quand bien même cela devrait me prendre toute une vie. »

« Ah, cette même bonne vieille chanson », dit tranquillement Holmes. « Vous n’avez aucune idée du nombre de fois où je l’ai entendue. C’était sans doute le refrain préféré de feu le professeur Moriarty. Elle a également franchit les lèvres du colonel Sebastian Moran à plusieurs reprises. Et pourtant, je me consacre encore aujourd’hui en toute quiétude à mes abeilles sur le coteau sud des Downs. »

« Je vous maudis, vous double traître », hurla l’Allemand en tentant vainement de se libérer de ses liens et en lançant à Holmes un regard assassin.

« Les faits ne sont pas toujours ce qu’ils paraissent être », dit Holmes en souriant. « Comme mon accent vous le prouve sans doute, Altamont n’existe pas réellement. J'ai créé, utilisé, et détruit son personnage. »

« Qui êtes-vous donc en ce cas ? »

« Cela n’a pas grande importance en vérité, mais puisque vous semblez tenir à l’apprendre, je dois au préalable vous informer du fait, Monsieur Von Bork, que ce n’est pas la première fois que je me trouve en contact avec des membres de votre famille. J’ai eu l’occasion de résoudre certaines affaires en Allemagne quelques années plus tôt et mon nom ne vous est sans doute pas inconnu. »

« J’aimerais beaucoup l’apprendre », dit le Prussien d’un air menaçant.

« J’ai été à l’origine de la séparation d’Irène Adler avec le dernier roi de Bohême alors que votre cousin Heinrich en était l’envoyé impérial. Je parvins également à sauver le comte Von und Zu Grafenstein, qui était le frère aîné de votre mère, d’un assassinat prémédité par le nihiliste Klopman. Ce fut encore moi qui… »

Von Bork contemplait Holmes avec stupéfaction.

« Il n’y a qu’un homme au monde susceptible d’avoir accompli cela », murmura-t-il.

« Lui-même », dit Holmes en s’inclinant.

Von Bork eut un gémissement et s’affaissa à nouveau sur le sofa.

« Quand je pense que je tenais la plupart de mes informations de vous », haleta-t-il. « Comment faire la part de la vérité et du mensonge ? Oh, qu’ai-je fait ? J’ai signé mon arrêt de mort en vous acceptant à mes côtés ! »

« Les informations que vous ai livrées sont évidemment sujettes à caution », dit Holmes. « Elles requièrent plus amples vérifications et vous n’allez sans doute pas disposer du temps nécessaire pour vous y consacrer. Votre amiral pourrait être amené à constater que les nouveaux canons sont un peu plus gros et les croiseurs un peu plus rapides que ceux escomptés. »

Von Bork s’étreignit la gorge dans un geste de désespoir.

« Il y a bien d’autres nombreux points de détails qui s’éclairciront sans doute d’eux-mêmes en temps propice. Mais vous possédez une qualité très rare chez un Allemand, Monsieur Von Bork : vous avez l’esprit sportif. Vous ne me garderez donc pas rancune en reconnaissant qu’après vous être joué d’un grand nombre de personnalités, on a fini par également se jouer de vous. Après tout, vous avez cru servir en cela votre pays, et j’ai moi-même cru servir le mien en retour, quoi de plus naturel que ce désir ? En outre », ajouta Holmes en posant une main sur l’épaule du prisonnier, « cela vaut mieux que d’être tombé par la faute d’un autre, servant une ignoble cause. Les documents sont à présent tous dans la valise. Watson, si vous voulez bien m’aider à transporter noter prisonnier, je propose que nous reprenions la route de Londres à l’instant même. »

Ce ne fut pas chose aisée que de parvenir à déplacer Von Bork, qui était animé de la force du désespoir. Cependant, lui prenant chacun un bras, les deux amis parvinrent à le faire descendre lentement l’allée du jardin qu’il avait arpentée avec tant d’orgueilleuse fierté en recevant quelques heures plus tôt la visite et les compliments du secrétaire et diplomate Von Herling. Après une ultime tentative de lutte qui fut de courte durée, Von Bork fut hissé, pieds et poings toujours liés, sur le siège arrière de la petite voiture. Sa précieuse valise fut déposée à ses côtés.

« Je veux croire que vous êtes aussi confortablement installé que les circonstances le permettent », dit Holmes lorsque les derniers arrangements eurent été effectués. « Me permettrez-vous d’anticiper votre désir en allumant un cigare et en le plaçant entre vos lèvres ? »

Cette faveur resta sans effet sur la colère de l’Allemand.

« Je suppose que vous comprenez, Monsieur Sherlock Holmes », dit-il, « que les conséquences de vos actes, s’ils se révèlent couverts par votre gouvernement, peuvent conduire à la guerre. »

« Qu’en est-il de l’attitude de votre gouvernement vis-à-vis de ces documents ? », dit Holmes en tapotant la valise.

« Vous agissez seul. Vous ne disposez d’aucun mandat d’arrêt contre moi. Toute cette procédure est parfaitement illégale et outrageante. »

« Vous avez parfaitement raison », dit Holmes.

« Vous commettez l’enlèvement d’un ressortissant allemand ».

« Et je dérobe ses papiers personnels ».

« Et vous êtes conscient de votre position et de celle de votre complice ici présent ? Et si je criai à l’aide alors que nous traverserons le village… »

« Mon cher, si vous tentiez une telle folie votre acte aurait certainement pour commémoration la création dans le village d’une nouvelle auberge susceptible de prendre pour enseigne « Au Prussien pendu ». L’Anglais est ordinairement d’un naturel patient, mais veillez à ne pas trop échauffer son tempérament pour l’heure quelque peu enflammé ; il serait bon que vous ne le poussiez pas davantage dans ses retranchements. Non, Monsieur Von Bork, vous allez nous accompagner avec résignation jusqu’à Scotland Yard, d’où vous aurez la possibilité d’appeler votre ami le baron Von Herling afin d’examiner avec lui la possibilité d’occuper la luxueuse suite qu’il aura réservée pour vous. Quant à vous, Watson, vous vous joignez à nous comme par le passé, je suppose. Londres ne sera pas trop loin pour votre vieille voiture. Venez me rejoindre un instant sur la terrasse, car c’est là peut-être le dernier des entretiens intimes que nous n’aurons jamais plus l’occasion d’avoir. »

Les deux amis s’entretinrent tranquillement durant quelques minutes, se remémorant quelques événements du passé, pendant que leur prisonnier tentait vainement d’arracher les liens qui le maintenaient. Alors qu’ils s’en retournaient à la voiture, Holmes se retourna une dernière fois pour contempler la mer sur laquelle se reflétait le croissant de lune, et secoua la tête.

« Un vent d’est se lève, Watson. »

« J’en doute, Holmes. Il fait encore très chaud. »

« Mon cher et bon Watson ! Vous êtes le seul élément immuable de cette époque changeante. Un vent d’est se lève néanmoins, un vent d’est tel qu’il n’en a jamais soufflé encore sur toute l’Angleterre. Il sera froid et mordant, Watson, et bon nombre d’entre nous n’aurons pas le bonheur d’assister à son accalmie. Mais c’est un vent divin, et des contrées plus saines, meilleures, plus fortes scintilleront sous le soleil quand la tempête aura passé. Mettez le moteur en marche, Watson, car il est temps pour nous de nous mettre en route. J’ai en ma possession un chèque de cinq cents livres qu’il me tarde d’encaisser, car le tireur pourrait bien si on lui en laissait la possibilité tenter d’y faire opposition. »

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