Accueil › Forums › Textes › CONAN DOYLE, Arthur – L’Aventure du colis en carton › Répondre à : CONAN DOYLE, Arthur – L’Aventure du colis en carton
« L’affaire », dit Sherlock Holmes alors que nous bavardions en fumant nos cigares de retour dans notre salon de Baker Street, « se rapproche de celles que vous avez relatées sous les noms de « Une étude en rouge » et « La Marque des quatre ». Nous avons été conduits à un dénouement en analysant des conséquences qui nous ont conduit à des causes. J’ai écrit tantôt à Lestrade de bien vouloir nous informer de certains détails qui ne nous seront connus que lorsque notre criminel aura été arrêté. Nous pouvons lui faire confiance car, bien que dénué de tout sens logique, son tempérament de bouledogue lui confère une efficacité redoutable lorsqu’il exécute un ordre donné. Il ne doit en réalité qu’à sa ténacité le poste qu’il occupe aujourd’hui à Scotland Yard. »
« Cette affaire n’est pas encore classée, n’est-ce pas ? », interrogeai-je.
« Elle l’est dans ses points les plus essentiels. Nous connaissons l’identité du criminel auteur de l’atrocité commise, bien que le nom de l’une des victimes nous soit encore inconnu. Bien entendu, vous avez déjà formé vos propres conclusions ? »
« Je suppose qu’il s’agit de Jim Browner, l’homme d’équipage du navire de Liverpool. Il est bien l’homme que vous soupçonnez ? »
« Oh, j’ai bien plus que de simples soupçons. »
« Et pourtant je n’en forme pour ma part que de vagues. »
« Détrompez-vous, Watson ! Aucun indice ne saurait être plus clair ! Laissez-moi vous le démontrer. Nous avons abordé cette affaire, comme vous vous en souvenez sans doute, sans le moindre petit indice susceptible de nous conduire sur les traces d’un meurtrier, ce qui ce révèle être, dans la grande majorité des cas, un atout incontestable. Nous n’avions formé aucune hypothèse. Nous nous sommes rendus sur place pour observer et tenter de tirer des conclusions de nos observations. Qu’avons-nous pu observer tout d’abord ? Une impassible et respectable dame, en apparence la plus honnête qui puisse être, et un portrait d’elle la représentant avec ses deux jeunes sœurs. Il se présenta instantanément à mon esprit la possibilité que l’une de ses deux sœurs aurait tout aussi bien pu être la destinataire du colis. J’ai tout d’abord mis cette idée de côté, lui réservant une affirmation ou infirmation éventuelle ultérieure.
Lorsque nous nous sommes rendus dans le jardin, nous avons pu prendre connaissance de la singulière petite boîte jaune et de son macabre contenu.
La ficelle était de celles dont se servent les marins à bord des navires, et immédiatement une odeur de brise marine empreignit cette enquête. Lorsque j’observai le nœud, je constatai qu’il était typique de ceux réalisés ordinairement par les marins. Le colis avait été posté d’un port, et la seconde oreille, arrachée à un homme, avait été percée – ce qui est un fait commun chez les marins. Je fus donc convaincu que les différents acteurs de cette tragédie devaient être recherchés au sein d’une population maritime.
Lorsque j’en vins à examiner l’adresse portée sur le paquet, je constatai qu’elle avait été adressée à Miss S. Cushing. Or, si la sœur aînée correspondait à cette désignation, peut-être l’une ou l’autre des autres sœurs pouvait-elle également y répondre. Je suis retourné voir Miss Cushing avec l’intention d’éclaircir ce point. J’étais cependant sur le point de me convaincre que je faisais fausse route quand, vous vous en souvenez certainement, je m’interrompis brusquement. Je venais d’apercevoir un indice qui, pour le moins surprenant, orienta le champ de mon enquête instantanément.
En tant que médecin, Watson, vous n’êtes pas sans ignorer que l’oreille est la partie du corps qui présente la constitution la plus caractéristique. Chaque oreille présente ses propres spécificités, et varie considérablement d’un individu à l’autre. J’ai eu l’occasion de rédiger à deux reprises l’année passée un article consacré à ce sujet pour l’Anthropological Journal. J’avais, en conséquence, pu procéder à un examen détaillé des oreilles contenues dans la boîte, et imaginez ma surprise quand, considérant le profil de Miss Cushing, je m’aperçus que sa propre oreille présentait des ressemblances indéniables avec l’oreille féminine que j’avais aperçue quelques instants plus tôt dans la boîte. Ceci ne pouvait pas être qu’une simple coïncidence. Les deux oreilles présentaient le même raccourcissement du pavillon, la même large courbe à leur partie supérieure, la même circonvolution du cartilage interne. En considérant leurs caractères essentiels, nous nous trouvions en présence de deux oreilles identiques.
Bien sûr je compris instantanément l’importance de mon observation. Il m’apparut évident que la victime présentait un lien familial, probablement d’un degré très proche, avec Miss Cushing. J’engageai la conversation avec Miss Susan Cushing en la portant sur sa famille, et vous n’êtes pas sans vous remémorer la foule de détails extrêmement précieux qu’elle nous livra à ce sujet.
En premier lieu, le nom de l’une de ses sœurs était Sarah, et son adresse avait été jusqu’à une période récente la même que celle de sa sœur Susan puisqu’elles avaient vécu ensemble. L’explication de la méprise qui avait pu être commise nous était donc donnée, et la véritable destinataire du paquet nous était révélée. Puis nous eûmes connaissance de l’existence de cet homme d’équipage, marié à sa troisième sœur, et nous apprîmes que Sarah avait été si intimement lié durant un temps au couple formé par ce Jim Browner et sa sœur Mary qu’elle avait été jusqu’à déménager à Liverpool pour s’en aller vivre près d’eux. Mais une querelle les avait divisés. Cette querelle avait mit un terme à l’ensemble de leurs relations durant des mois entiers. De sorte que si Jim avait désiré adresser un paquet à Sarah, il l’aurait incontestablement expédié à son ancienne adresse, puisqu’il ignorait sans doute qu’elle avait déménagé à Wallington.
A présent l’affaire me semblait des plus limpides. Nous avions eu connaissance du caractère emporté de cet homme impulsif qu’était Jim – vous vous souvenez qu’il avait refusé un poste sans doute plus avantageux pour rester au plus près de sa femme, et qu’en outre il buvait. Nous avions toutes les raisons de penser que sa femme avait été assassinée, et qu’un homme, vraisemblablement un marin, avait été lui aussi assassiné en même temps qu’elle. La jalousie, bien sûr, fut le mobile qui s’imposa immédiatement à mon esprit comme le mobile du crime. Et pourquoi ces preuves macabres avaient-elles été expédiées à Miss Sarah Cushing ? Probablement parce qu’au cours de son séjour à Liverpool elle avait sans doute été témoin ou impliquée dans certains faits reliés à cette tragédie. Vous noterez que la ligne de navires sur laquelle servait Jim Browner desservait les ports de Belfast, Dublin et Waterford. Embarqué à bord du May Day, Belfast était le premier port duquel il aurait pu expédier son terrible paquet.
Une seconde hypothèse était encore à ce stade cependant possible, et bien qu’elle me semblait très peu probable, j’étais déterminée à l’écarter totalement avant de conclure à la probabilité de la première. Un amoureux éconduit aurait pu assassiner Monsieur et Mrs Browner, et l’oreille masculine aurait pu appartenir à Jim. Il y avait plusieurs objections possibles à cette théorie, mais elle se devait d’être prise en considération. Je pris le parti d’expédier un télégramme à mon ami Algar, de la police de Liverpool, afin de lui demander de vérifier si Mrs Browner était chez elle, et si son époux Jim s’était embarqué sur le May Day. Nous nous rendîmes ensuite à Wallington pour rendre visite à Miss Sarah.
J’étais en premier lieu curieux de constater jusqu’à quel point sa propre oreille présentait des similarités avec celle de Miss Cushing. Sarah aurait sans doute pu, en outre, nous communiquer de précieuses informations, mais je n’étais pas convaincu qu’elle y fut disposée. Elle avait dû avoir eu connaissance de l’affaire un jour auparavant, puisque tout Croydon vibrait de ce récit macabre, et elle avait sans doute dû comprendre qu’elle était la véritable destinataire du paquet. Si elle avait désiré apporter son aide à la justice nul doute qu’elle aurait déjà pris contact avec la police. Il était cependant clairement de notre devoir de tenter de rencontrer Miss Sarah Cushing, mais nous la trouvâmes indisposée, vraisemblablement en proie à une fièvre cérébrale depuis que la nouvelle de l’arrivée du paquet à Croydon lui était parvenue. Il apparaissait très clairement que non seulement Miss Sarah Cushing s’était identifiée comme la véritable destinataire du paquet, mais encore que nous devrions patienter encore plusieurs jours avant de pouvoir l’interroger.
Nous pouvions, fort heureusement, nous passer de son témoignage. Une précieuse réponse à nos interrogations nous attendait au poste de police, à l’adresse duquel j’avais demandé à Algar d’expédier son télégramme. Rien n’aurait pu être plus probant. La maison des Browner était restée fermée depuis plus de trois jours, et les voisins semblaient penser qu’elle s’était rendue dans le sud pour visiter sa famille. Le bureau de navigation avait confirmé l’embarquement de Jim Browner à bord du May Day, dont l’arrivée sur la Tamise est prévue pour demain soir. A son arrivée il sera accueilli par le ballot mais non moins assidu Lestrade, et je ne doute pas que seront ensuite prochainement portés à notre connaissance tous les détails de l’affaire. »
Sherlock Holmes ne fut pas déçu dans ses attentes. Il reçut deux jours plus tard une volumineuse enveloppe, contenant une note de l’inspecteur Lestrade ainsi qu’une liasse de plusieurs pages dactylographiées.
« Lestrade a rempli impeccablement sa mission », dit Holmes en me jetant un regard entendu. « Peut-être serez-vous curieux d’entendre ce qu’il m’expose. »
Mon cher Holmes,
En accord avec le plan que nous avions élaboré pour en venir à la confirmation de nos théories – ce « nous » est tout-à-fait approprié, n’est-ce pas, Watson ? – je me suis rendu à Albert Dock hier après-midi à six heures, sur le S.S. May Day, de la Liverpool, Dublin et London Steam Packet Company. Après enquête, je découvris qu’à son bord se trouvait un homme d’équipage du nom de James Browner, qui avait eu un comportement si étrange au cours de la traversée que le capitaine avait dû se résoudre à le relever de ses fonctions. Je descendis à sa cabine et le trouvais assis sur un coffre, le visage dissimulé entre ses mains, se balançant convulsivement d’avant en arrière. Ce Browner est un individu robuste et musculeux, rasé de près, au teint basané – il ressemble quelque peu à Altridge, l’homme qui nous avait apporté son aide dans l’affaire de la blanchisserie fantôme. Il sauta sur ses pieds à mon entrée dans la cabine, et je portais instantanément mon sifflet à mes lèvres pour appeler en renfort deux de mes hommes qui patientaient dans le couloir à l’extérieur de la cabine, mais il ne semblait pas avoir de mauvaises intentions à mon égard. Il me tendit calmement ses poignets afin que je lui passe les menottes. Nous l’avons placé en cellule au commissariat, en emportant un petit paquet de ses affaires en pensant qu’elles nous apporteraient des preuves évidentes de sa culpabilité. Mais, hormis un couteau à longue lame comme en possèdent ordinairement les marins, nous n’avons rien trouvé d’extraordinaire. Nous n’avons cependant pas eu besoin de mener plus loin nos investigations car à peine s'est-il trouvé en présence de l’inspecteur du poste qu’il demanda à faire sa déposition, qui a été soigneusement prise et dactylographiée en trois exemplaires dont l’un vous est joint en copie. Le dénouement de notre affaire se révèle, comme je l’ai toujours pensé, d’une grande simplicité, mais je vous remercie cependant de m’avoir apporté votre concours pour la résoudre.
Recevez mes meilleures salutations,
G. Lestrade.
« Hum ! L’affaire était certes d’une simplicité enfantine », dit Holmes, « mais je ne suis pas persuadé qu’elle lui soit apparue immédiatement de cette façon. Mais voyons à présent ce que Jim Browner a déclaré dans sa déposition. Elle a été recueillie par l’inspecteur Montgomery du poste de police de Shadwell. »
« Si j’ai quelque chose à déclarer ? Oui, j’ai en effet quelque chose à déclarer. J’en ai trop gros sur le cœur. Vous pouvez me pendre ou me laisser croupir en prison, je m’en soucie comme d’une guigne. Je n’ai pas pu fermer l’œil de la nuit, et je crois que je ne parviendrai plus jamais à trouver le sommeil. Je revois sans cesse son visage à lui devant mes yeux, mais aussi le sien à elle. Je les vois sans cesse l’un ou l’autre devant moi. Lui me regarde d’un air sombre, renfrogné. Elle, c’est l’ahurissement qui se peint sur son visage. Ah, elle, innocente comme l’agneau qui vient de naître, quelle surprise n’a-t-elle pas dû éprouver en voyant ma colère se peindre sur mon visage qui ne l’avait jamais regardé autrement qu’avec les yeux de l’amour !
Mais tout cela est de la faute de Sarah. Puisse la malédiction d’un homme brisé rejaillir sur elle et figer son sang dans ses veines ! Ce n’est pas cela qui efface ce que j’ai fait. Je me suis malheureusement remis à boire, comme une bête que je suis. Mais Mary m’aurait pardonné ce vice ! Elle m’aurait soutenu, sans jamais faillir, si cette maudite femme n’avait pas franchi le seuil de notre porte. Car Sarah Cushing m’aimait – c’était bien là le fond du problème – elle m’aimait d’un amour enfiévré, avant que celui-ci ne se transforme en un véritable poison quand elle comprit que je lui préfèrerais ma femme à jamais.
Elles étaient trois sœurs unies. L’aînée était la femme parfaite, la seconde le diable personnifié, la troisième un ange. Sarah était âgée de trente-trois ans, et Mary de vingt-neuf lorsque je l’épousai. Plus rien ne manqua à notre bonheur à compter du jour où nous emménageâmes ensembles dans notre maison. Dans tout Liverpool il n’y avait pas de plus merveilleuse petite femme que ma Mary. Et puis c’est alors que nous avons invité Sarah à venir nous rendre visite pendant une semaine, et d’une semaine nous passâmes à un mois, et de fil en aiguille elle finit par venir demeurer avec nous.
J’étais parfaitement sobre à cette époque. Nous parvenions régulièrement à mettre un peu d’argent de côté, et notre avenir nous apparaissait aussi bleu qu’un ciel sans nuage. Mon Dieu, qui aurait pu penser que tout cela finirait de cette façon ? Qui aurait jamais osé l’imaginer ?
J’avais coutume de rester à la maison durant les week-end, et parfois quand notre navire était affrété en cargo, je bénéficiais même d’une disponibilité d’une semaine tout entière. Ce temps passé à la maison me permit de percer à jour la vraie nature de Sarah. C’était une belle femme, grande, brune, vive, au port de tête altier et au regard expressif. Mais je ne l’avais jamais regardé autrement que comme la sœur de ma petite Mary, je le jure devant Dieu.
Il me semblait parfois que Sarah aimait à se retrouver seule avec moi, qu’elle recherchait les promenades en ma compagnie, mais je n’aurais jamais imaginé qu’elle pouvait songer à mal. Un soir quelque chose cependant me mit la puce à l’oreille. M’en étant retourné du port à la maison, je trouvai à mon arrivée ma femme sortie, et Sarah seule à la maison. « Où est Mary ? », lui demandai-je. « Oh, elle est sortie régler quelques affaires ». Je brûlais d’impatience de revoir ma femme et me mis à arpenter la pièce. « Tu ne peux donc pas être heureux cinq minutes sans ta Mary ? », me demanda-t-elle. « C’est insultant pour moi de voir que tu ne profites pas le moins du monde de ma compagnie. » « Ne te fâche pas, Sarah », lui dis-je, en lui mettant amicalement une main sur l’épaule, mais elle l’ôta aussitôt pour la prendre dans les siennes. Elles étaient brûlantes. Je levai les yeux vers elle et y lut toute sa passion. Il était inutile pour elle comme pour moi d’en dire davantage. Je la regardais avec froideur et retirai ma main des siennes. Elle se tint quelques instants à mes côtés en silence, puis elle leva une de ses mains et me tapota l’épaule. « Sacré vieux Jim ! », dit-elle. Puis elle quitta la pièce dans un petit gloussement moqueur.
A partir de cet instant, Sarah sembla me vouer une haine féroce, et ce n’est pas peu dire. Ce fut pure inconscience de ma part que de la laisser continuer à vivre avec nous, idiot que je suis, mais je n’en ai jamais soufflé un mot à Mary, car je savais à quel point cela la blesserait. Les choses ont donc continué comme par le passé, mais après quelques temps je me suis aperçu d’un changement de comportement en Mary elle-même. Elle qui avait toujours été si naïve et innocente, elle était devenue étrange, suspicieuse, m’interrogeant sur mes faits et gestes, sur les lettres qui me parvenaient, fouillant dans mes poches, et une foule d’autres choses tout aussi inhabituelles. Jour après jour elle devint de plus en plus étrange et irritable, et nous commençâmes à avoir des discussions à propos de tout et de rien. Je n’y comprenais rien. Sarah m’évitait à présent, alors qu’au contraire elle et Mary étaient devenues inséparables. Je comprends à présent combien Sarah complotait et tentait de me perdre dans l’esprit de ma femme, mais j’étais aveugle à l’époque et je ne voyais pas clair dans son jeu. C’est alors que je replongeai dans la boisson, mais je suis certain que je n’aurais pas franchi à nouveau le pas si Mary était resté la même. Elle avait bien des raisons de se détourner de moi à présent, et le fossé qui nous séparait s’élargit de jour en jour. Et puis cet Alec Fairbairn est entré en scène, et c’est alors que les événements se sont précipités.
C’était pour voir Sarah qu’il se rendit tout d’abord à notre domicile, mais il s’attacha très vite tout autant à nous, car c’était un homme fort sympathique et d’un naturel avenant. Beau garçon, des cheveux frisés, intelligent, sûr de lui, il avait voyagé dans toutes les parties du monde et pouvait parler pendant des heures des paysages qu’il avait vus. Sa compagnie était agréable, et il était d’une politesse remarquable pour un marin, ce qui me donna à penser qu’il avait été plus familier fut un temps de la poupe du bateau que de sa proue. Durant un mois il nous rendit fréquemment visite, et là encore pas une seule fois il ne me vint à l’esprit que ses visites pouvaient être animées de mauvaises intentions. Puis un jour enfin, quelque chose me mit la puce à l’oreille, et à partir de ce jour je ne connus plus de repos.
Ce n’était qu’un petit détail certes, mais j’étais certain qu’il aurait de graves conséquences. En rentrant un jour à l’improviste à la maison, je vis une lueur de joie inonder le visage de ma femme. Mais à ma vue ce sentiment s’évanouit immédiatement, et laissa place à un air de désappointement qui ne me trompa pas. Elle ne pouvait avoir confondu le bruit de mes pas qu’avec celui d’Alec Fairbairn. Oh, s’il avait été présent en cet instant, je crois que je l’aurais tué, car je deviens littéralement fou furieux quand je me mets en colère, et je ne suis plus maître de moi. Mary aperçut la lueur sauvage qui s’alluma un instant dans mon regard, et elle courut vers moi les mains tendues, en implorant : « Non, Jim, non ! », me dit-elle. « Où est Sarah ? », demandai-je. « Dans la cuisine », répondit-elle. « Sarah ! », criai-je, « je ne veux plus jamais que ce Fairbairn remette les pieds ici ! » « Et pourquoi cela ? », me répondit la voix de Sarah. « Parce que c’est comme ça ! » « Oh ! », dit-elle. « Si mes amis ne plus les bienvenus dans cette maison, je me refuse moi-même à y rester. » « Fais comme tu voudras », répondis-je. « Mais si Fairbairn s’avise jamais de remettre les pieds ici je t’enverrai une de ses oreilles en guise de souvenir. » Elle sembla s’effrayer devant mon air menaçant, et ne souffla pas mot. Le soir même elle quittait la maison.
Et puis, que ce fut par pure diablerie de sa part ou parce qu’elle était convaincue qu’elle réussirait à me faire me détacher de ma femme en exerçant sur elle sa mauvaise influence, toujours est-il qu’elle prit une maison à deux rues de la nôtre, dans laquelle elle s’établit et qu’elle loua à des marins. Fairbairn s’y installa, et Mary s’y rendait pour y prendre le thé en sa compagnie et en celle de sa sœur. J’ignore la fréquence à laquelle Mary menait ses visites, mais je l’y suivis un jour, et à peine avais-je franchi la porte Fairbairn que s’enfuit comme un voleur en sautant par-dessus le mur du jardin. Je jurai alors à ma femme que je la tuerais si je la retrouvais encore une fois en sa compagnie, et je la ramenai à la maison avec moi, pâle comme un linge et tremblant comme une feuille. Toute flamme amoureuse s’était alors définitivement éteinte entre nous. Je compris qu’elle me haïssait et me craignait à la fois, et quand par désespoir de cet état des choses je me remis à boire, elle me méprisa tout-à-fait.
Enfin, Sarah prenant conscience qu’il lui serait difficile de gagner sa vie à Liverpool, elle reprit le chemin de Croydon où elle vécut pendant un temps avec sa sœur, avec laquelle les choses dégénérèrent également à ce que j’ai cru comprendre. Et puis enfin il y eut cette dernière semaine, qui m’apporta son lot de ruine et de misère.
Voici comment tout cela s’est passé. Nous nous étions embarqués sur le May Day pour un voyage de sept jours, mais un tonneau s’étant détaché et ayant entamé l’une de nos tôles, notre départ fut retardé de douze heures. Je quittai le navire et décidai de rentrer à la maison, songeant à la surprise qu’aurait ma femme de me revoir si tôt, et espérant qu’elle en serait heureuse. Quelle ne fut pas surprise quand, tournant le coin de la rue, un fiacre me dépassa, emportant à son bord Mary et Fairbairn, causant et riant gaiement, sans se douter un seul instant que je les contemplais ahuri de l’autre côté de la rue.
Je vous donne ma parole d’honneur qu’à partir de cet instant je ne fus plus maître de moi, et lorsque je me rappelle de ce qui s’est passé, je crois à un rêve. J’avais en outre beaucoup bu ces derniers temps, et la boisson aidant, je vis rouge. Si à présent quelque chose frappe dans ma tête comme un marteau, ce matin-là c’en était dix mille qui jouaient de concert.
Je pris mes jambes à mon cou et poursuivis le fiacre. J’avais un gros bâton de chêne à la main, et je vous ai déjà dit que je voyais rouge… Tout en courant je réfléchissais cependant, et je pris le parti de les suivre sans être vu. Ils se dirigeaient vers la gare. A proximité des guichets il y avait tant de monde que je pus m’approcher d’eux facilement sans être vu. Ils achetèrent des billets pour New Brighton, et je fis de même. Je montai dans le train à leur insu, trois wagons derrière eux. Arrivés à destination, ils se promenèrent sur la Parade, et je les suivais, ne me laissant jamais distancer que de cent mètres à peine. Enfin ils louèrent une petite barque et partirent pour une virée sur l’eau, car, sans doute par cette journée très chaude pensaient-il qu’il ferait plus frais en mer.
Ils ignoraient qu’ils allaient venir se jeter tout droit dans la gueule du loup. Comme le temps était un peu brumeux, on n’y voyait pas plus loin qu’à une centaine de mètres. Je louai également une petite embarcation, et je ramais dans leur sillon, que je suivis. Ils ramaient pour leur part également assez vite, et ce ne fut que lorsqu’ils se trouvèrent déjà à une certaine distance de la côte que je les rattrapai. La brume formait comme un rideau autour de nous trois. Mon Dieu !, pourrais-je jamais chasser de mon esprit l’expression d’effroi qui se peignit sur leurs visages lorsqu’ils m’aperçurent ? Mary poussa un cri. Lui jura comme un templier et fondit sur moi une rame à la main, car il avait sans doute pu lire dans les traits de mon visage leur arrêt de mort. Je parvins à l’éviter et lui assenai un coup de mon bâton sur le crâne, que je sentis se briser sous le coup. Je l’aurais épargnée, elle, sans doute, en dépit de la folie qui m’échauffait les sangs, mais quand je la vis enrouler ses bras autour de lui, et crier, et l’appeler « Alec ! », fou de rage alors je frappai à nouveau, et je la vis gisant à côté de lui. J’étais en ce moment aussi féroce qu’une bête sauvage, et si Sarah s’était trouvée à proximité, je jure devant Dieu qu’elle aurait connu le même sort. Alors je sortis mon couteau de ma poche, et… vous connaissez la suite. Le fait d’imaginer Sarah recevant ces reliques me procura une sorte de joie sauvage, en pensant qu’elle se remémorerait ses complots et son ingérence dans notre couple, qui avaient conduit à ce dénouement funeste. Puis je liai les deux corps au bateau, j’en brisai une latte du plancher et patientai jusqu’à ce que l’embarcation eut sombré. Je pensai que le propriétaire se dirait que le couple avait perdu leurs repères par cette brume, et qu’ils avaient dérivé au loin vers le large. Je mis de l’ordre dans mon apparence et dans mes vêtements, regagnai la terre, puis mon poste sur le May Day sans avoir éveillé aucun soupçon. Au cours de la nuit je préparai le paquet que je destinais à Sarah, et au matin du jour suivant je l’expédiai du bureau de poste de Belfast.
Vous connaissez à présent l’entière vérité. Vous pouvez me pendre, ou faire de moi tout ce que vous voudrez, mais votre punition ne sera jamais pire que celle que j’endure déjà. Je ne puis plus fermer les yeux sans voir l’un de ces deux visages en face de moi – ces deux visages qui, me découvrant à bord de la seconde embarcation, me regardèrent avec effroi. Je les ai tués en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, et eux se vengent en me tuant à petit feu. Je ne passerai pas une autre nuit comme la précédente, je serai devenu fou ou serai mort avant. Dites, vous n’allez pas me mettre seul dans une cellule, Monsieur ? Par pitié, ne faites pas cela, et puissiez-vous être traités au jour de votre agonie comme vous me traiterez aujourd’hui ! »
« Quelle est la morale de tout ceci, Watson ? », demanda Holmes solennellement en écartant de lui les documents une fois sa lecture terminée. « Quelle finalité a cet engrenage de malheur, de violence et de peur ? Il doit bien y en avoir une, ou sinon toute notre existence est gouvernée par le hasard seul, ce qui est impensable. Vers quelle fin nous dirigeons-nous ? Voilà le perpétuel problème qui se pose à l’homme depuis la nuit des temps, et qu’il est toujours aussi peu en mesure de pouvoir résoudre ! »