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CHAPITRE 07 : DÎNER DE MONSIEUR GEORGEY :
Le lendemain, Frédéric, qui était de mauvaise humeur de n’avoir pas été invité chez Monsieur Georgey, s’en prit à Julien et recommença à le blâmer de n’avoir pas accepté l’or de l’Anglais.
Julien
Mais tu vois bien qu’il me le donnait pour entrer à son service, et je voulais rester ici.
Frédéric
C’est ça qui est bête ! Chez l’Anglais, tu serais devenu riche, il t’aurait payé très cher ; tu aurais pu gagner sur les achats qu’il t’aurait fait faire.
Julien
Comment ça ? Comment aurais-je gagné sur les achats ?
Frédéric
C’est facile à comprendre, Alcide me l’a expliqué. Tu achètes pour deux sous de tabac ; tu lui en comptes trois ; tu prends un paquet de chandelles, trois francs : tu comptes trois francs cinquante ; et ainsi de suite.
Julien (avec indignation)
Et tu crois que je ferais jamais une chose pareille !
Frédéric
Tiens, par exemple ! Alcide le fait toujours. Il dit que c’est pour payer son temps perdu à faire des commissions, et c’est vrai, ça ; alors, c’est avec cela qu’il s’amuse, qu’il achète des cigares, des saucisses, toutes sortes de choses, et il ne s’en porte pas plus mal.
Julien
Non, mais il se gâte de plus en plus et devient de plus en plus malhonnête. Prends garde, Frédéric ! c’est un mauvais garçon ! Ne l’écoute pas, ne fais pas comme lui.
Frédéric
Vas-tu me prêcher, à présent ? Je sais ce que j’ai à faire. Prends garde toi-même ! Si tu as le malheur d’en dire un seul mot à mon père et à ma mère, nous te donnerons une rossée dont tu te souviendras longtemps.
Julien
Tu n’as pas besoin de craindre que je te fasse gronder. Tu sais que je fais toujours mon possible pour t’éviter des reproches. Que de fois je me suis laissé gronder pour toi !
Frédéric (avec aigreur)
C’est bon ! je n’ai pas besoin que tu me rappelles les générosités dont tu te vantes. Avec tes belles idées, Alcide dit que tu resteras un imbécile et un pauvrard à la charité de mes parents, comme tu l’es depuis un an, ce qui n’est agréable ni pour eux ni pour moi, car tu as beau faire, tu resteras toujours un étranger qu’on peut chasser d’un jour à l’autre.
Julien rougit et voulut répondre, mais il se contint, et continua à balayer la cour, pendant que Frédéric sifflotait un air qu’il recommençait toujours.
Un autre sifflet, qui reprit le même air, se fit entendre dans le lointain. Frédéric se tut, prit un trait de charrue, le tordit pour le déchirer, tira dessus pour achever de le séparer en deux, et dit à Julien :
Frédéric
Si mon père me demande, tu lui diras que j’ai été porter ce vieux trait à raccommoder chez le bourrelier. Tu vois qu’il est cassé ; regarde bien, pour dire ce qui en est si mon père te questionne.
Julien (tristement)
Je vois.
Frédéric s’en alla avec le trait.
Julien
Je sais bien où il va. Un rendez-vous avec son ami Alcide. Ce malheureux Frédéric ! comme il est changé depuis quelque temps ! Cet Alcide lui a fait bien du mal !
Madame Bonard (criant)
Julien, Julien ! voici l’heure de t’habiller pour aller dîner chez Monsieur Georgey. Il faut te faire propre, mon garçon. Mets ta blouse des dimanches ; donne-toi un coup de peigne, un coup de savon, et viens me trouver dans la salle. Je t’y attends.
Julien avait fini son ouvrage ; il posa le balai dans l’écurie et courut se débarbouiller à la pompe.
Julien
Je me nettoierai aussi bien à grande eau que si j’usais le savon de Madame Bonard. Frédéric a dit vrai ; je suis à la charge de Monsieur et Madame Bonard : je dois faire le moins de dépense possible.
Julien soupira ; puis il se lava, se frotta si bien qu’il sortit très propre de dessous la pompe ; il démêla ses cheveux bien lavés avec le peigne de l’écurie qui servait aux chevaux, mit du linge blanc, une vieille blouse déteinte, mais propre, ses souliers ferrés, et alla retrouver dans la salle Madame Bonard, qui l’attendait en raccommodant du linge. Elle l’examina.
Madame Bonard
Bien ! tu es propre comme cela. La blouse n’est pas des plus neuves, mais tu en achèteras une à la foire prochaine.
Julien
Et Monsieur Bonard ? Est-ce qu’il ne vient pas ?
Madame Bonard
Il va nous rejoindre chez l’Anglais ; il a été marchander un troupeau d’oies.
Ils se mirent eu route ; Julien parlait peu, il était triste.
Madame Bonard
Qu’est-ce que tu as, mon Julien ? Tu ne dis rien ; tu es tout sérieux, comme qui dirait triste.
Julien
Je ne crois pas, maîtresse, je n’ai rien qui me tourmente.
Madame Bonard
Tu es peut-être honteux de ta blouse ?
Julien
Pour ça non, maîtresse ; elle est encore trop belle pour ce que je vaux et pour l’ouvrage que je fais chez vous.
Madame Bonard
Qu’est-ce que tu dis donc ? Tu travailles du matin au soir ; le premier levé, le dernier couché.
Julien
Oui, maîtresse ; mais quel est l’ouvrage que je fais ? À quoi suis-je bon ? À me promener toute la journée avec un troupeau de dindes ? Ce n’est pas un travail, cela.
Madame Bonard
Et que veux-tu faire de mieux, mon ami ? Quand tu seras plus grand, tu feras autre chose.
Julien
Oui, maîtresse mais en attendant, je mange votre pain, je bois votre cidre, je vous coûte de l’argent ; c’est une charité que vous me faites, et je ne puis rien pour vous, moi ; voilà ce qui me fait de la peine.
Julien passa le revers de sa main sur ses yeux. Madame Bonard s’arrêta et le regarda avec surprise.
Madame Bonard
Ah ça ! qu’est-ce qui te prend donc ? Où as-tu pris toutes ces idées ?
Julien
On me l’a dit, maîtresse ; de moi-même je n’y avais pas pensé : je suis trop bête pour l’avoir compris tout seul.
Madame Bonard
Si je savais quel est le méchant cœur qui t’a donné ces sottes pensées, je lui dirais ce que en pense, moi. Ce n’est pas toi qui es bête, c’est l’imbécile qui t’a fait croire tout ce que tu viens de me débiter. Nomme-le-moi, Julien je veux le savoir.
Julien
Pardon, maîtresse ; je ne peux pas vous le dire, puisque vous trouvez qu’il a mal fait.
Madame Bonard
Bon garçon, va ! Mais n’en crois pas un mot, c’est tout des mensonges. J’ai besoin de toi, et tu me fais l’ouvrage d’un homme, et tu prends mes intérêts, et je serais bien embarrassée sans toi.
Julien
Merci bien, maîtresse, vous avez toujours été bonne pour moi.
Ils continuèrent leur chemin et arrivèrent bientôt chez Monsieur Georgey ; le père Bonard les attendait à la porte.
Caroline
Entrez, entrez, Madame Bonard ; mon maître est ici dans la salle.
Caroline ouvrit la porte de la salle où Monsieur Georgey les attendait.
Monsieur Georgey
Bonjour, good morning, pour lé société. J’avais une faim terrible pour lé turkey. Vitement, Caroline je sentais lé parfumerie du turkey, ça me faisait un creusement dans lé stomach.
Madame Bonard
Et vous allez bien, Monsieur ?
Monsieur Georgey
Oh yes ! perfectly well !
Madame Bonard
Julien s’est fait beau pour venir chez vous, Monsieur ; nous sommes tous bien reconnaissants.
Monsieur Georgey
Oh ! dear ! taisez-vous. Quand je sentais lé turkey, moi pas dire rien du tout pour le creusement du stomach ; moi penser au turkey et pas entendre riène qué lé friturement du graisse… À table tout lé société. J’entendais lé turkey.
Caroline arrivait en effet avec la dinde cuite à point, exhalant un parfum qui fit sourire l’Anglais ; ses longues dents se découvrirent jusqu’aux gencives, ses yeux brillèrent comme des escarboucles, et il commença à dépecer la superbe bête, qui pesait plus de dix livres. Il en distribua largement aux convives, prit sa part, un quart d’heure après il n’en restait rien que la carcasse.
Monsieur Georgey (avec calme)
La deuxième turkey, Caroline.
Chacun se regarda avec surprise. Caroline sourit de leur étonnement.
Monsieur Georgey (vivement)
La deuxième turkey, j’avais commandé. Quand j’avais commandé un fois, jé voulais pas commander un autre fois ; c’était un troublement pour lé stomach.
Caroline se dépêcha d’apporter la seconde dinde ; l’Anglais la découpa et voulut en servir de larges parts comme la première fois ; mais Madame Bonard partagea son énorme morceau avec son mari.
Monsieur Georgey
Oh ! quoi vous faisez, Madme Bonarde ? Vous pas manger tout ? Vous pas trouver excellent le turkey graissé par vous ?
Madame Bonard
Si fait, Monsieur, mais nous ne pouvons plus manger, Bonard et moi. Vous nous en aviez déjà servi un gros morceau.
Monsieur Georgey (à mi-voix)
C’était drôle ! C’était très beaucoup drôle ! Toi, petite Juliène, toi, ma petite favorisé, tu veux encore et toujours ? Véritablement ?
Julien
Oui, Monsieur ! C’est si bon la dinde ! Je n’en avais jamais mangé.
Monsieur Georgey
Jamais… mangé turkey… Petite malheureuse ! Jé té donnais turkey, moi. Donné lé plateau… Un pièce,… un autre pièce… un tr,…
Madame Bonard
Miséricorde ! Vous allez tuer mon pauvre Julien.
…s’écria Madame Bonard en riant et en enlevant l’assiette des mains de Monsieur Georgey.
Monsieur Georgey
No, no, turkey jamais tuer ; turkey léger,… étouffait jamais le stomach.
Il recommença à manger de plus belle. Il resta à peine la moitié du second dindon.
Monsieur Georgey
Enlevez, Caroline ; donner lé…, lé…, lé hare… Vous pas comprendre lé hare ?… La longue animal… Comment vous lé dites ? Une, une lévrière ?
Caroline
Ah ! je comprends. Monsieur veut dire le lièvre.
Monsieur Georgey
Yes, yes, my dear ; lé lévrier. Je disais bien, pourquoi vous pas comprendre ? C’était par grognement ; vous voulais pas me donner à manger l’autre turkey, et vous furious pour cette chose. Allez, my dear, allez vitement cherchez le lévrier, et vous être bonne garçone comme pétite Juliène.
Caroline, qui n’était pas du tout furieuse, sortit en riant et rapporta un lièvre magnifique avec une sauce de gelée de groseilles.
Monsieur Georgey
Madme Bonarde, my dear, vous manger un petit pièce de lévrier.
Madame Bonard
Volontiers, Monsieur, mais pas beaucoup, très peu.
Monsieur Georgey lui en coupa un morceau de deux livres.
Madame Bonard
Je ne pourrai jamais avaler tout cela, Monsieur ; je vais partager avec mon mari.
Monsieur Georgey
Madme Bonarde, cela était une beaucoup petit pièce ; povre m’sieur Bonarde n’avoir riène du tout.
Monsieur Georgey eut beau insister, ils déclarèrent en avoir plus qu’ils n’en pouvaient avaler. Julien en mangea de manière à contenter Monsieur Georgey, qui le regardait avec une satisfaction visible. Il les fit boire en proportion de ce qu’ils avaient mangé ; après le lièvre on avait servi des petits pois, puis une crème à la vanille. Julien avalait, avalait ; l’Anglais riait et se frottait les mains. Bonard riait et chantait ; Madame Bonard sentait sa tête tourner et s’inquiétait. Caroline sautillait, riait, versait à boire et parlait comme une pie.
Monsieur Georgey
Stop, Caroline, my dear. Jé voulais plus donner à boire ; ils étaient tous en tournoiement. Vous, Caroline, taisez-vous et courez vitement apporter le coffee, et laissez-nous en tranquillité.
Caroline rentra peu d’instants après avec le café ; Monsieur Georgey en fit boire deux tasses à chacun de ses convives.
Monsieur Georgey
C’était très bon pour enlever lé tournoiement, my dear. Après le coffee nous parler tout lé jour ; quand lé lune est arrivée, jé rentrer vous dans lé maison à vous.
Madame Bonard
Pardon, Monsieur, il faut que je m’en aille tout à l’heure ; nous avons à faire chez nous.
Monsieur Georgey
Quoi vous avoir à faire ? Frédéric il était là.
Madame Bonard
Mais il ne fera pas du tout ce qu’il y a à faire dans la ferme, Monsieur. Les vaches, les chevaux, les cochons à soigner. Et puis les dindes qui n’ont pas été au champ.
Monsieur Georgey
Alors nous tous partir à la fois, et moi aider pour les turkeys avec ma petite Juliène, et moi converser avec le petite Juliène. Jé commençais. Écoute mon raison, petite Juliène. Tu avais battu Caroline pour les turkeys, c’était très tort joli ; tu avais dit no, no, pour son money, c’était plus excellent encore. Tu avais battu moi, fort, très fort, c’était admirable, et jé dis admirable ! Alors j’avais dit dans mon cervelle : « Pétite Juliène était une honnête créature ; quoi il faisait avec Madame Bonarde ? Il gardait les turkeys. Ce n’était pas une instruction, garder turkeys et batter moi et Caroline. Je voulais faire bien à petite Juliène je lé voulais. » Quand je disais, je lé voulais, jé faisais. Écoutez encore. Jé un grande multitude de money. Jé donnais à pétite Juliène des habillements ; je payais lé master dé lecture et dé l’écriture, et dé compteries, et dé dessination, et jé lé prenais pour mon fabrication, et pour mon dessinement, et je lé prenais pour mon comptement, et pour mon caissement ; et jé lé faisais un grande instruction, et jé lui avais un grande fortune. Voilà, pétite Juliène. Tu voulais ? Madame Bonarde voulait. Moi, je voulais, tout le monde voulait.
Tout le monde se regardait, et personne ne savait que répondre. Refuser de si grands avantages pour Julien était une folie et un égoïsme impardonnable. Mais perdre Julien était pour les Bonard un vrai et grand chagrin. Ils se taisaient, ne sachant à quoi se résoudre.
Julien pensait, de son côté, qu’il ne trouverait jamais une si bonne occasion d’assurer son avenir tout en débarrassant les Bonard de la charge qu’ils s’étaient imposée en le recueillant dans son malheur ; le souvenir du reproche de Frédéric le poursuivait et le rendait malheureux. « Que pourrai-je jamais faire pour ne plus être à la charité de mes excellents maîtres ? se disait-il. N’ont-ils pas Frédéric pour les aider à la ferme ? Il est grand, fort, robuste. Et moi qui n’ai que douze ans, qui suis petit, chétif, sans force, à quoi pourrai-je être employé ? »
Et il se décidait à accepter l’offre de Monsieur Georgey lorsque se présentait à son esprit le chagrin de quitter Monsieur et Madame Bonard, l’apparence d’ingratitude qu’il se donnerait en acceptant la première offre qui lui était faite par un inconnu, un étranger, un homme qu’il connaissait à peine, qui semblait être, il est vrai, brave homme, généreux, mais dont les idées originales, le langage bizarre, pouvaient amener des choses fort pénibles et tout au moins très désagréables.
Monsieur Georgey ne disait plus rien ; il les examinait tous. Enfin, Madame Bonard trouva un moyen pour gagner du temps.
Madame Bonard
Monsieur, Julien fera comme il voudra, mais il faut que vous me le laissiez jusqu’à ce que mes dindons soient vendus à la foire.
Monsieur Georgey
Quand c’est lé foire ?
Madame Bonard
Dans trois semaines, Monsieur.
Monsieur Georgey
Very well, my dear ; dans les trois semaines je venais demander Juliène.
Julien (s'écriant)
Mais je n’ai encore rien dit, maîtresse !
Et il éclata en sanglots.
Pendant quelques instants l’Anglais le regarda pleurer. Puis il lui passa plusieurs fois la main sur la tête, et dit d’une voix attendrie et très douce :
Monsieur Georgey (d’une voix douce et attendrie)
Povre petite Juliène ! Bonne petite Juliène ! pleurer par chagrinement de quitter master et Madame Bonard ? C’était très joli, très attachant. Don’t cry,… mon petite Juliène. Toi être consolé, moi t’aimer beaucoup fort ; toi aider Caroline, aider moi, misérable homme tout solitaire qui vois pas personne pour affectionner ; moi qui cherchais un honnête garçone pour rendre heureux et qui trouvais personne. Pleure pas, pétite Juliène, toi faire comme ton volonté. Jé té faisais demain et tous les matinées un rencontrement avec les turkeys. Quand il fera trois semaines, toi diras à moi oui ou non.
Georgey lui secoua fortement la main. Julien leva sur lui ses yeux baignés de larmes, baisa la main qui serrait encore la sienne, essaya de parler, mais ne put articuler une parole.