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CHAPITRE 08 : FAUSSETE D’ALCIDE :

Tout le monde se leva ; les Bonard et Julien pour retourner à la ferme ; l’Anglais pour les reconduire.

Madame Bonard

Vons venez avec nous, Monsieur ?

Monsieur Georgey

Yes, Madme Bonarde ; je promenais en votre compagnie. Moi aimais beaucoup prendre un promenade en votre compagnie. Moi voulais voir les turkeys. Jé avais un peu beaucoup peur Frédéric mangeait les turkeys dans l’absentement de pétite Juliène.

Madame Bonard (riant)

Oh ! Monsieur, Frédéric ne mangera pas quarante-quatre dindons, malgré qu’il soit un peu gourmand.

Monsieur Georgey

Frédéric était gourmand ! Fy ! C’était laide, c’était affreuse, c’était horrible d’avoir lé gourmandise. Petite Juliène n’avait pas lé gourmandise. Il aimait turkey, mais pas lé gourmandise.

Les Bonard ne purent s’empêcher de rire ; Julien lui-même sourit en regardant rire ses maîtres.

Monsieur Georgey

Quoi vous avez, Madme Bonarde ? J’avais dit un sottise ? Eh ! j’étais content alors. Petite Juliène il riait, il avait fini lé pleurnichement.

Monsieur Georgey se mit à rire aussi mais il avait à peine eu le temps d’ouvrir la bouche et de montrer ses longues dents, que Bonard, qui marchait un peu en avant, s’écria :

Bonard

Ah ! coquin ! Je t’y prends, enfin !

Et il s’élança dans le bois.

Tout le monde s’arrêta avec surprise ; Bonard avait disparu dans le fourré. Monsieur Georgey était un peu en arrière ; il n’avait pas encore tourné le coin du bois.

Madame Bonard

Qu’y a-t-il donc ? Julien, as-tu vu quelque chose ?

Julien

Rien du tout, maîtresse. Je ne sais pas ce que c’est.

Monsieur Georgey

My goodness ! Jé voyais! Jé voyais ! Il courait ! Il sautait lé fosse ! Il tombait ! Eh ! vitement ! Master Bonard il arrivait ! Oh ! very well il était au fondation dé fosse. Ah ! ah ! ah ! master Bonard il s’arrêtait, Master Bonard il voyait pas !… Il rentrait dans lé buissonnement. C’était sauvé ! Bravo ! bravo ! my dear ! c’était très joli. Alcide il était beaucoup fort habile.

Madame Bonard

Que voyez-vous donc, Monsieur Georgey ? Qu’est-ce que c’est ? Je ne vois rien, moi.

Monsieur Georgey lui expliqua avec beaucoup de peine qu’étant resté en arrière il avait vu ce qui s’était passé au tournant du petit bois. Alcide en était sorti en courant, poursuivi par Monsieur Bonard qui se trouvait encore dans le plus épais du taillis ; Alcide, se voyant au moment d’être pris, avait sauté dans le fossé ; s’y était couché tout de son long, caché par un saule dont les branches retombaient sur le fossé ; que Monsieur Bonard, sorti du bois, n’avait plus trouvé Alcide et revenait sans doute à la ferme à travers bois.

Madame Bonard ne trouva pas la chose aussi plaisante et hâta le pas pour rejoindre son mari. Julien la suivit, malgré les appels réitérés de Monsieur Georgey, qui restait à la même place et qui voulait aller chercher Alcide dans son fossé.

Madame Bonard arriva à la ferme en même temps que son mari.

Madame Bonard

C’est-il vrai, Bonard, que tu as vu Alcide ? Pourquoi as-tu couru après lui ?

Bonard

Parce que je croyais avoir aperçu Frédéric ; je voulais le prendre sur le fait.

Madame Bonard

Étaient-ils vraiment ensemble ? Monsieur Georgey n’a vu qu’Alcide tout seul qui est tombé dans le fossé en sortant du bois.

Bonard

Je n’ai plus vu personne. Mais nous allons bien voir si Frédéric est à la ferme. Si je ne le trouve pas, c’est qu’il doit être encore avec ce coquin d’Alcide, et qu’ils se sont sauvés chacun de leur côté. Va voir à l’étable pendant que je vais voir à l’écurie.

Bonard entra dans l’écurie et aperçut Frédéric couché sur des bottes de foin et profondément endormi. « C’est étonnant », se dit-il ; « j’aurais juré qu’ils étaient deux ».

Il s’approcha de Frédéric, le poussa légèrement ; Frédéric entr’ouvrit les yeux, se souleva à demi et retomba endormi.

Bonard (à mi-voix)

Il dort tout de bon ! C’est singulier tout de même.

Et il s’en alla en refermant la porte.

À peine fut-il sorti que Frédéric se releva.

Frédéric

J’ai eu une fameuse peur ! Une seconde de plus, j’étais pris. C’est-il heureux que je me sois trouvé caché par un buisson et que j’aie pu rentrer par la porte de derrière avant le retour de mon père. Alcide se sera échappé, je suppose. A-t-il détalé ! Ha ! ha ! ha ! Et ces diables de chevaux qui n’ont pas dîné ! Heureusement qu’ils ne parleront pas… Il faut que je revoie Alcide avant la foire, tout de même ; nous ne sommes convenus de rien ; et, comme il dit, il nous faut de l’argent pour nous amuser.

Frédéric secoua les brins de foin restés attachés à ses vêtements, sortit de l’écurie et entra dans la maison, où il parut étonné de trouver tout le monde rentré.

Frédéric

Ah ! vous voilà de retour ? Y a-t-il longtemps ?

Bonard

Quelques instants seulement. Je t’ai trouvé dormant dans l’écurie ; je n’ai pas voulu te réveiller, pensant que tu avais eu du mal à faire seul tout l’ouvrage de la ferme et que tu étais fatigué.

Frédéric

Ça, c’est vrai, j’étais très fatigué…

Madame Bonard (sèchement)

Tu n’avais pourtant pas tant d’ouvrage ! Les animaux à nourrir ; ton dîner à chauffer et à manger ; voilà tout.

Frédéric

C’est que les cochons m’ont fait joliment courir ; ils avaient passé dans le bois, et de là ils étaient au moment d’entrer dans l’orge ; ils y auraient fait un joli dégât, vous pensez !

Madame Bonard (de même)

Par où donc ont-ils passé ? tout est bien clos.

Frédéric (embarrassé)

Par où, je ne puis vous dire ; le fait est qu’ils y étaient.

Madame Bonard

Les as-tu enfermés ?

Frédéric

Je crois bien ; mais après qu’ils m’ont fait courir plus d’une heure.

Madame Bonard

C’est bon, tais-toi !

Bonard

Qu’as-tu donc, femme ? tu as l’air tout en colère contre Frédéric ; il n’a pas fait pourtant grand mal en se reposant une heure.

Madame Bonard

Bah ! il n’était pas fatigué ; il n’avait pas besoin de se reposer.

Bonard

Qu’en sais-tu ?

Madame Bonard

Je sais ce que je sais. Frédéric, va me chercher des pommes de terre et le morceau de porc frais dans la cave.

Frédéric, étonné du ton sec de sa mère, sortit tout troublé et alla à la cave, mais pour n’y rien trouver, puisqu’il venait de manger avec Alcide ce que sa mère demandait.

Frédéric

Que vais-je dire ? Alcide me conseille de nier que j’y ai touché, mais ils ne le croiront pas. Cet Alcide est par trop gourmand ; j’avais beau lui dire de n’y pas toucher, de nous contenter de ce qu’on m’avait laissé (et il y en avait grandement pour deux), il m’a fallu lui céder. Il m’aurait battu ! C’est qu’il me tient, à présent. J’ai partagé avec lui le profit des dindons, et je ne peux plus m’en dépêtrer. Avec cela qu’il me mène toujours à mal et que je ne suis guère heureux depuis que je l’ai écouté ; j’ai toujours peur de mes parents, de Julien, d’Alcide lui-même. Il est méchant cet Alcide ; il serait capable de me dénoncer, de dire que c’est moi qui l’ai mal conseillé, et je ne sais quoi encore. Quand il me fait ses raisonnements, il me semble qu’il dit vrai ; mais quand je me retrouve seul, je sens qu’il a tort. Pourquoi l’ai-je écouté, mon Dieu ! Pourquoi n’ai-je pas fait comme Julien !

Julien (accourant)

Frédéric ! Frédéric ! Madame Bonard te demande ; elle s’impatiente ; elle dit qu’il lui faut sa viande tout de suite pour qu’elle ait le temps de la préparer pour ce soir.

Frédéric ne savait que dire. Julien le regardait avec étonnement.

Julien

Qu’as-tu donc ? Es-tu malade ?

Frédéric

Non, pas malade, mais embarrassé ; je ne trouve pas le morceau de porc ; je ne sais que faire.

Julien (l’examinant)

Mais qu’est-il devenu ?

Frédéric

Je n’en sais rien ; quelqu’un l’aura pris.

Julien

Pris ! Ici, dans la cave ! C’est impossible ! Dis-moi vrai ; tu l’as mangé ?

Frédéric ne répondit pas.

Julien

Tu l’as mangé, et pas seul, n’est-ce pas ?

Frédéric (effrayé)

Tais-toi ! si on t’entendait !

Julien

Écoute, Frédéric, je sais qu’Alcide était avec toi tantôt ; je devine qu’il t’a donné de mauvais conseils, comme il fait toujours. Sais-tu ce qu’il faut faire ? Avoue la vérité à ta mère, elle est si bonne ; elle te pardonnera si elle voit que tu te repens sincèrement.

Frédéric

Je n’oserai jamais ; mon père me battrait.

Julien

Non ; tu sais que ce qui le met en colère contre toi, c’est quand il voit que tu mens ; mais, si tu lui dis la vérité, il te grondera, mais il ne te touchera pas.

Pendant que Frédéric hésitait, Madame Bonard s’impatientait.

Madame Bonard

Je n’aurai pas le temps de faire cuire ma viande. Je vais y aller moi-même ; ce sera plus tôt fait.

Elle arriva en effet au moment où Julien disait sa dernière phrase.

Madame Bonard

Qu’est-ce qu’il y a ? Encore une de tes sottises, Frédéric ?

Frédéric tressaillit et resta muet.

Julien

Parle donc ! Dis à Madame Bonard ce que tu me disais tout à l’heure, que tu es bien fâché, que tu ne recommenceras pas.

Frédéric continuait à se taire ; Madame Bonard, étonnée, regardait tantôt l’un, tantôt l’autre.

Madame Bonard

Où est le morceau de porc frais ? L’aurais-tu mangé en compagnie de ce gueux d’Alcide ?

Julien

Tout juste, maîtresse ; et c’est ce que Frédéric n’ose vous dire, malgré qu’il en ait bonne envie et qu’il le regrette bien. Et il promet bien de ne pas recommencer.

Madame Bonard

C’est-il bien vrai ce que dit Julien ?

Frédéric

Oui, maman, très vrai ; Alcide m’a obligé de lui laisser manger le morceau que vous aviez préparé pour ce soir, et il m’a obligé à le partager avec lui.

Madame Bonard

Obligé ! obligé ! c’est que tu l’as bien voulu. Mais enfin, puisque tu l’avoues, que tu ne mens pas comme d’habitude, je veux bien te pardonner et n’en rien dire à ton père. Mais ne recommence pas, et ne fais plus de causerie avec ce méchant Alcide qui te mène toujours à mal. Julien, cours vite chercher quelque chose chez le boucher, et reviens tout de suite.

Julien y courut en effet et rapporta un morceau de viande, que Madame Bonard se dépêcha de mettre au feu. Bonard ne se douta de rien, car il était parti pour travailler, et quand il rentra, la soupe était prête, la viande cuite à point et le couvert mis. Madame Bonard profita de son tête-à-tête avec Frédéric pour lui parler sérieusement, pour lui démontrer le mal que lui faisait Alcide, et les chagrins qu’il leur préparait à tous. Frédéric promit de ne plus voir ce faux ami, et fut très satisfait de s’en être si bien tiré.


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