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CHAPITRE 09 : IL A JULIEN :
Pendant quelques jours tout alla bien ; Frédéric fuyait Alcide ; Julien menait ses dindes aux champs, Monsieur Georgey venait l’y rejoindre tous les jours à deux heures, s’asseyait près de lui, ne disait rien de ses projets et se faisait raconter tous les petits événements de la vie de son protégé : son enfance malheureuse, la misère de ses parents, la triste fin de son père mort du choléra, et de sa mère, morte un an après de chagrin et de misère ; son abandon, la charitable conduite de Monsieur et de Madame Bonard, et leur bonté à son égard depuis plus d’un an qu’il était à leur charge.
Monsieur Georgey
Et toi, pauvre pétite Juliène, toi étais pas heureuse ?
Julien
Je serais heureux, Monsieur, si je ne craignais de gêner mes bons maîtres. Ils ne sont pas riches ; ils n’ont que leur petite terre pour vivre, et ils travaillent tous deux au point de se rendre malades parfois.
Monsieur Georgey
Et Frédric ? Il était une fainéante ?
Julien (embarrassé)
Non, M’sieur mais…, mais…
Monsieur Georgey
Très bien, très bien, petite Juliène, jé comprenais ; jé voyais lé vraie chose. Toi voulais pas dire mal. Et Frédric il était une polissonne, une garnement mauvaise, une voleur, une…
Julien (vivement)
Non, non, Monsieur ; je vous assure que…
Monsieur Georgey
Jé savais, jé disais, jé croyais. Tais-toi, pétite Juliène… Prends ça, pétite Juliène…
…ajouta-t-il en lui tendant une pièce d’or.
Monsieur Georgey
Prendez, jé disais : (avec autorité) prendez !…
…répéta-t-il d’un air d’autorité auquel Julien n’osa pas résister.
Monsieur Georgey
C’était pour acheter une blouse neuf.
Monsieur Georgey se leva, serra la main de Julien, et s’en alla d’un pas grave et lent sans tourner la tête.
Le lendemain, Monsieur Georgey revint s’asseoir comme de coutume près de Julien, pour l’interroger et le faire causer. En le quittant, il lui tendit une nouvelle pièce d’or, que Julien refusa énergiquement.
Julien
C’est trop, M’sieur. c’est trop ; vrai, c’est beaucoup trop.
Monsieur Georgey
Pétite Juliène, je voulais. C’était pour acheter lé inexpressible.
Et, comme la veille, il le força à accepter la pièce de vingt francs.
Le surlendemain, même visite et une troisième pièce d’or.
Monsieur Georgey
C’était pour acheter une gilète et une couverture pour ton tête. Je voulais.
Pendant deux jours encore, Monsieur Georgey lui fit prendre de force sa pièce de vingt francs. Julien était reconnaissant, mais inquiet de cette grande générosité.
Tous les jours il remettait sa pièce d’or à Madame Bonard en la priant de s’en servir pour les besoins du ménage.
Julien
Moi, je n’ai besoin de rien, maîtresse, grâce à votre bonté ; et je serais bien heureux de pouvoir vous procurer un peu d’aisance.
Madame Bonard
Bon garçon ! je te remercie, mon enfant ; je n’oublierai point ce trait de ton bon cœur.
Madame Bonard l’embrassa, mit sa pièce d’or dans un petit sac et se dit :
Madame Bonard
Puisse l’Anglais remplir ce sac ; ce serait une fortune pour cet excellent enfant ! Quel malheur que Frédéric ne lui ressemble pas !
* * *
La veille du jour de la foire, Monsieur Georgey vint à la ferme Bonard.
Monsieur Georgey (entrant)
Madme Bonarde, combien il reste de turkeys à vous ?
Madame Bonard
Vous en avez mangé douze, Monsieur il m’en reste trente-quatre.
Monsieur Georgey
Madme Bonarde, vous vouloir, s’il plaît à vous, les conserver pour moi ?
Madame Bonard
Mais, Monsieur, je ne puis pas les garder si longtemps : leur nourriture coûterait trop cher.
Monsieur Georgey
Madme Bonarde, moi aimer énormément beaucoup le turkey ; moi payer graine et tout pour leur graissement, et moi payer dix francs par chacune turkey.
Madame Bonard
Oh non ! Monsieur, c’est trop. Du moment que vous payez la nourriture, six francs par bête, c’est largement payer.
Monsieur Georgey
Madme Bonarde, moi pas aimer ce largement ; moi aimer lé justice et moi vouloir forcément, absolument payer dix francs. Je voulais. Vous savez, jé voulais.
Madame Bonard
Comme vous voudrez, Monsieur ; je vous remercie bien, Monsieur ; c’est un beau présent que vous me faites et que je ne mérite pas.
Monsieur Georgey
Vous méritez tout à fait bien. Vous très excellente pour ma pétite Juliène, et moi vous demander une grande chose par charité. Donnez-moi lé pétite Juliène. Jé vous demande très fort. Donnez-moi lé pétite Juliène.
Madame Bonard
Mais, Monsieur, je veux que mon Julien ne change pas sa religion ; les Anglais ne sont pas de la religion catholique comme nous.
Monsieur Georgey
Oh ! yes ! moi Anglais catholique, moi du pays Irlande ; lé pétite Juliène catholique comme moi. Vous voyez pas moi à votre église comme vous !… Pourquoi vous pas dire rien ? Je vous demande lé petite Juliène.
Madame Bonard pleurait et ne pouvait répondre.
Monsieur Georgey
Vous pas comprendre, lé pétite Juliène être très fort heureuse avec moi. Lui apprendre tout ; avoir l’argent beaucoup ; avoir lé bonne religion catholique. Tout ça excellent.
Madame Bonard
Vous avez raison, Monsieur ; je le sais, je le vois. Prenez-le, Monsieur, mais après la foire.
Monsieur Georgey
Bravo, Madme Bonarde, vous bonne créature ; moi beaucoup remercier vous. Jé viendrai lé jour de lendemain du foire. Adieu, bonsoir.
Monsieur Georgey s’en alla se frottant les mains ; en passant devant le champ où Julien gardait les dindons, il lui annonça le consentement de Madame Bonard, lui promit de le rendre très heureux, de lui faire apprendre toutes sortes de choses, et de le laisser venir chez les Bonard tous les soirs.
Julien ne pleura pas cette fois ; il commençait à avoir de l’amitié pour l’Anglais, qui avait été si bon pour lui ; il comprenait que chez Monsieur Georgey il ne serait à charge à personne, qu’il y recevrait une éducation meilleure que chez Madame Bonard. Et puis, il craignait un peu de se laisser gagner par le mauvais exemple de Frédéric et par les détestables conseils d’Alcide, qu’il ne pouvait pas toujours éviter.
Julien se borna donc à soupirer ; il remercia Monsieur Georgey et lui promit de se tenir prêt pour le surlendemain.
Monsieur Georgey lui secoua la main, lui dit qu’il le reverrait à la foire, et s’en alla très content.
À peine fut-il parti qu’Alcide sortit du bois.
Alcide
Bonjour, Julien, tu gardes toujours tes dindons ? Belle occupation, en vérité !
Julien (sèchement)
J’aime mieux garder les dindons que les voler.
Alcide
Ah ! tu m’en veux encore, à ce que je vois. Ne pense plus à cela, Julien ; j’ai eu tort, je le sais, et je t’assure que je ne recommencerai pas. Viens-tu à la foire demain ?
Julien
Je n’en sais rien ; c’est comme Madame Bonard voudra. Je n’y tiens pas beaucoup, moi.
Alcide
Tu as tort : ce sera bien amusant ; des théâtres, des drôleries, des tours de force de toute espèce.
Julien
Tu ne verras rien de tout cela, toi, puisque tu n’as pas d’argent.
Alcide
Bah ! on trouve toujours moyen de s’en procurer. Et puis, je suis convenu avec Frédéric d’y conduire l’Anglais ; il nous régalera.
Julien
Alcide, tu vas faire quelques tromperies à ce bon Monsieur Georgey. Je ne veux pas de ça, moi.
Alcide
Quelle tromperie veux-tu que je lui fasse ? Ce n’est pas que ce soit difficile, car il es bête comme tout ; on lui fait accroire tout ce qu’on veut.
Julien
Il n’est pas bête ; il est trop bon. Si tu l’as trompé avec tes dindons, c’est parce qu’il a eu confiance en toi et qu’il t’a cru honnête.
Alcide (ricanant)
Tu m’ennuies avec tes dindons, tu répètes toujours la même chose ! Si tu crains que nous ne trompions ton Anglais, viens avec lui ; tu nous empêcheras de l’attraper, tu le protégeras contre nous.
Julien
Ma foi, je ne dis pas non ; et ce serait une raison pour aller à cette foire dont je ne me soucie guère pour mon compte.
Alcide
Vas-y ou n’y va pas, ça m’est égal. Frédéric et moi, nous irons avec l’Anglais, tu peux bien y compter.
Alcide mit ses mains dans ses poches et s’en alla en sifflant :
J’ai du bon tabac dans ma tabatière.
J’ai du bon tabac, tu n’en auras pas.
Julien le suivit des yeux quelque temps.
Julien (à mi-voix)
J’irai. Je vais demander à Madame Bonard d’y aller. J’irai avec le bon Monsieur Georgey, et peut-être lui serai-je utile.
Alcide se disait de son côté :
Alcide (à mi-voix)
Il ira, bien sûr qu’il ira. Il se figure qu’il nous empêchera de faire nos petites affaires. Mais il est certain qu’il nous y aidera sans le savoir… Ce Frédéric est embêtant tout de même. S’il avait bien voulu m’écouter, nous n’aurions pas eu besoin de ce grand nigaud d’Anglais pour nous amuser… Ce n’était pourtant pas si mal de chiper à ses parents une pièce de dix francs. Le bien des parents n’est-il pas le nôtre ? Avec cela qu’il est seul enfant et que ses parents ne lui donnent jamais rien pour s’amuser… Mais, faute de mieux, l’Anglais fera notre affaire. Nous le griserons et puis nous verrons… Si Julien y va avec lui,… nous le griserons aussi, nous lui ferons faire ce que nous voudrons et nous lui mettrons tout sur le dos. Et puis, d’ici à demain, je trouverai peut-être un moyen de me procurer l’argent. Vive la joie ! Vive le vin, la gibelotte et le café ! Je ne connais que ça de bon, moi !