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La Musique de l’Ascenseur
Roman Policier
Première partie
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Il trotte dans ma tête une petite musique lancinante, un solo de trompette. Je l’entends dans la nuit noire. Miles Davis joue encore une fois pour moi. Dans mon crâne elle chemine, et puis soudain l’extase. Je ne sais pourquoi, elle me fascine. Elle est plus pure que le cristal. Si le symbole de la pureté existe, c’est une trompette à coup sûr. Il est tard et je suis seul, seul avec mes pensées, seul avec mon passé. La pluie tombe et je rentre chez moi. J’habite dans un vieil immeuble au troisième étage. Je ne connais pas mes voisins, car je bosse quand les autres sont chez eux. Quelquefois je croise une dame d’un certain âge dans l’escalier, nous nous saluons poliment, bonjour bonsoir.
Des trombes d’eau glacée tombent depuis trois jours. La ville est triste avec la lumière des lampadaires qui se reflète dans les flaques. Même le jour est lugubre. Je n’aime pas cette cité, elle me fait penser aux films noirs des années cinquante. Le mois de novembre est un mois de cafard. Outre qu’il débute par un hommage à nos chers disparus, avec Halloween et l’hiver qui met son museau à nos portes.
Je travaille à la Gazette. Je suis au service photo, pour la retouche des clichés numériques et la mise en page. La publication se situe à quelques rues de chez moi, à une vingtaine de minutes à pied. Mon bureau est au premier étage, dans un local haut de plafond. Il y a là trois ordinateurs, des Mac, c’est mieux pour l’image. Je jongle de l’un à l’autre suivant le type de correction à effectuer. Question d’efficacité. Nous travaillons toujours à la limite de la rupture. Dans la presse, chacun est dépendant du voisin, c’est une longue tradition. À l’instar de mes collègues j’essaie d’œuvrer rapidement. Les locaux sont vétustes et bruyants, il n’y a pas d’isolation pour atténuer le bruit des rotatives. Nous avons la climatisation, il fait chaud l’été et froid le reste du temps. Vous aurez vite compris que si les outils sont modernes, notre décor est plutôt vieillot, l’ergonomie n’étant pas le souci dominant de nos patrons. La mise en page est au sous-sol, donc nous communiquons au maximum par le réseau informatique interne.
Presque tous les ans la rivière déborde. Les compagnons des bas fonds, comme on dit, viennent se mettre au sec durant la crue. On se serre et l’ambiance n’en est que plus chaleureuse. Actuellement l’eau a pris ses quartiers au sous-sol. J’ai deux gars rapatriés provisoirement dans mon bureau. Jack est antillais, plus précisément de Pointe à Pitre, en Guadeloupe, il est sympa, parfois un peu exubérant. Il se passionne pour le jeu de dames. Il est imprenable, il participe à des tournois, c’est un compétiteur né. Robert est son contraire, un peu comme moi, il ne s’exprime pas beaucoup. Il passe tout son temps libre à battre les champs avec ses chiens et son fusil, un chasseur pur et dur. Jack est grand et mince. Le cheveu un peu grisonnant, il a une allure sportive. Robert est plus petit, environ un mètre soixante-dix. Rondouillard avec une calvitie qu’il dissimule sous une casquette à petits carreaux noirs et blancs. Ce soir il n’y a pas eu d’embrouille, nous avons fini tôt. Robert vit à la campagne, une maison qu’il a héritée d’une grand-tante, avec du terrain. L’arche de Noé a échoué chez lui. Basse-cour, chevaux, chiens et autres pigeons occupent le sol et l’espace. C’est un terrien le Robert. Il prend son antique 404 break, du diesel africain comme il dit. Il a raison, dans les campagnes africaines les taxis brousse sont souvent des Peugeot très anciennes. Jack quant à lui habite à deux rues de chez moi. Il vient à pied ou avec une vieille bicyclette toute rouillée, ça le fait rire lorsqu’on parle vélo, il raconte comment il a appris à en faire dans la cour du journal, ça a du être un moment cocasse à vivre. Dans son île il n’y avait que les riches qui pouvaient se payer ce luxe, dans les premières années d’après guerre.
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Nous nous saluons rapidement dans la cour. Robert démarre son bolide. La vieille guimbarde fait un bruit reconnaissable entre mille. Elle fume, pétarade et crachote dans le même instant. Quel folklore surtout à deux heures du matin. Jack est venu à pied. Il a mis un K-way de couleur sombre, la pluie tombe abondamment. Il part d’un pas soutenu. Je suis le dernier à quitter la cour. Je suis songeur en regardant les reflets des ténèbres dans les flaques. J’ai toujours cette musique dans ma tête. Miles, joue encore ton solo ! Je fais du slalom au milieu des trous d’eau.
Je n’ai pas sommeil. Je vais écouter du jazz jusqu’au bout de la nuit, c’est ce que je me dis. Je rêve d’être musicien, trompettiste de talent. Mais j’ai bientôt quarante ans, et ma partition est seulement dans ma tête. Mon solfège s’est arrêté à la clé de sol. J’ai croisé une jeune femme. Elle était belle sous l’averse, sa silhouette cambrée sous un parapluie. Je me suis retourné. J’ai vu une fumée blanche au-dessus d’elle. Elle a accéléré le pas. Pourquoi les belles femmes marchent plus vite que les autres ? Peut être qu’elle aime le jazz, j’aurais dû lui poser la question.
Absorbé par mes pensées, je suis déjà chez moi. Je me déshabille. Je dors nu pareil à l’enfant qui vient de naître. Je mets un disque sur ma platine DVD. Je suis fatigué. Sur le chemin du retour, j’ai glissé sur une crotte de chien. Je me suis éraflé le poignet en voulant me rattraper. Il y a des excréments d’animaux sur tous les trottoirs. Les propriétaires canins sont des gens sans gêne. Il n’y a que les fumeurs qui sont à leur niveau avec des mégots partout. On dirait le Petit Poucet, il suffit de suivre les relents de tabac froid pour repérer les adeptes de la secte de M. Nicot. J’ai lavé mon bras à l’eau froide, il me lance. Je verrai au lever ce qu’il conviendra de faire.
J’ai mal dormi. Je me suis souvent réveillé. Mon poignet me fait souffrir. Je descends voir si le journal est dans ma boîte à lettre. La gazette est distribuée à l’aube en ville, en dehors, le facteur assure la livraison. Le quotidien dépasse de ma boîte, je le prends et je remonte chez moi pour préparer mon petit déjeuner. Rien de bien passionnant dans les pages locales. La plupart des articles, je les ai vus au travail. Aujourd’hui jour de repos, il pleut toujours. Je vais aller au cinéma cet après midi. Je décide aussi à aller dans une pizzeria à midi. Ce matin je farniente en écoutant le Duke. C’est du diamant comme on n’en fait plus. Il a su s’entourer de pointures dont je ne me souviens plus des noms, mais l’air est dans ma tête et voilà le plus important pour moi. La routine des jours s’est emparée de moi. Après le film, je suis rentré par la rue Paquet. Il y a probablement eu un accident de la circulation, car il y a des bouquets de fleurs posés au bord du trottoir. Le ruissellement de la pluie dans le caniveau affleure le sommet du rebord, si ça continue les fleurs seront emportées au gré des flots. Il faut que je pense à regarder dans la page réservée aux accidents et faits divers, demain.
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La trompette m’a endormi. Malgré mon sommeil, je l’ai entendue jusqu’au bout de ma nuit. Miles m’obsède. Je suis allé chercher mon journal. Il ne pleut plus, mais il y a une brume ou plutôt un brouillard dans la rue. On ne voit pas à plus de vingt mètres, c’est un temps d’automne.
Le dix novembre dans la soirée, une jeune femme de vingt-cinq ans a été découverte sans vie rue Paquet. Selon les services en charge de l’enquête, la victime aurait été étranglée. L’autopsie devrait confirmer l’information dans les prochaines heures. Les investigations ont été confiées à l’inspecteur Bouchet. Il est demandé à toute personne ayant fréquenté le quartier hier dans la soirée, de le contacter ou de se faire connaître auprès du commissariat au numéro indiqué. Je décide d’aller voir le responsable et de lui raconter ce que j’ai vu.
Le commissariat est au centre ville. J’y vais à pied, cela me fera faire de l’exercice. Le policier de garde s’adresse à moi, je lui précise que je souhaite voir le responsable chargé du dossier sur le meurtre de la rue Paquet. Il décroche un téléphone et appuie sur une touche. En quelques mots, il explique à son interlocuteur l’objet de son appel et il raccroche. Il me signifie d’attendre cinq minutes et qu’on viendra me chercher. Je garde mon calme, mais l’attente dure plus longtemps. Ici pas de musique ou de revue people à feuilleter. L’hôtel de police est une ruche où le trafic est intense. Une jeune femme blonde, avec un mégot éteint à la main, vient dans ma direction.
— C’est vous qui souhaitez voir M. Bouchet,
— Oui mademoiselle lui répondis-je.
— Suivez-moi me dit-elle.
Nous marchons dans un couloir interminable. Nonobstant sa clope, mon accompagnatrice semble être du genre sportif. Nous nous arrêtons devant une porte vitrée opaque. Elle frappe et entre sans attendre une invitation. Elle me fait pénétrer dans la pièce et s’éclipse aussitôt.
Un homme grand avance à ma rencontre. Il me tend la main, je lui offre la mienne, mon bras allongé découvre mon poignet droit bandé.
— Je ne vous ai pas fait mal.
— Non j’ai glissé avant-hier. J’essaie de ne pas infecter les plaies.
— Je suis Jean-Pierre Bouchet. Je suppose que vous venez me voir au sujet de l’affaire de la rue Paquet.
— Je pense que l’affaire c’est la jeune femme lui dis-je.
Il commence à prendre des notes.
— Vous êtes Monsieur ?
— Je m’appelle Lambert, Joël Lambert, et je réside à deux rues de la rue Paquet.
— Je vous informe que notre entretien va être enregistré. Que pouvez-vous me dire Monsieur Lambert ?
— Eh! bien Monsieur l’inspecteur, je suis passé dans la rue la nuit du meurtre. J’ai croisé aux environs de deux heures une jeune femme. Une silhouette qu’on n’oublie pas, elle était cambrée sous son parapluie.
— Vous êtes sûr qu’elle avait un parapluie ?
— Bien sûr, il pleuvait beaucoup. De son autre main elle tenait une cigarette.
— Je vais vous montrer plusieurs épreuves. J’insiste, examinez les avec attention. Si vous reconnaissez la personne que vous avez croisée, désignez-moi le cliché.
— Là, celle-là, je crois. Oui il s’agit bien d’elle.
— Dites-moi Monsieur Lambert, vous travaillez ? Vous êtes marié ? Votre adresse exacte ? Si nous avons besoin de vous demander d’autres informations.
— J’habite dix-sept rue de la Bergerie au troisième étage. Je travaille à la gazette service photo et je suis célibataire.
Il fait son boulot. Mais je n’aime pas cet interrogatoire. Il me met mal à l’aise, comme si j’avais quelque chose à me reprocher. Nous échangeons encore un long moment, quelques questions-réponses sur mon itinéraire de retour du travail, sur mes habitudes. Il veut savoir aussi si je suis fumeur ou pas. Lui il n’a pas pris de cigarettes pendant notre conversation. Il me fait écouter la cassette, et me demande si je désire préciser un point.
— Tout a été dit Monsieur l’inspecteur.
Il indique sur la cassette que l’enregistrement est terminé. Il me fait signer ma déposition, qui se borne à mettre mon heure d’arrivée et mon heure de départ ainsi que le numéro d’inscription collé sur la bobine. Il me remercie d’être venu spontanément. Je lui dis que j’accomplis un acte naturel. Un simple devoir de citoyen.
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Jean-Pierre Bouchet est un homme aimable. Grand et maigre, il doit avoir à peu près mon âge. Il a les cheveux blonds presque blancs et ondulés. Ce policier est une tombe. Malgré deux ou trois questions de ma part, je n’ai pu lui arracher d’autres informations que celles que j’ai lues dans la gazette. Je n’aurai pas fait un bon journaliste, pas de scoop à la une ! Ah si ! L’inspecteur Bouchet sait se vêtir élégamment. Un complet en laine de couleur crème, chemise noire, pas de cravate et des mocassins noirs, pas de ceinture à son pantalon parfaitement ajusté, une pochette assortie dépasse du veston. Il aime les vêtements chics, notre inspecteur.
Le trajet retour est plus stressant. Je me passe et repasse le film de ma déposition. J’en conclus que je suis nul pour expliquer les choses. J’étais trop mal à l’aise au commissariat, je n’y retournerai surtout pas. Un signe du destin, la pluie est revenue. Une pluie fine, traversière, à vous glacer les membres. J’essaie de m’abriter sous les bâches des magasins ou le long des façades, mais il y a parfois des chéneaux qui fuient ou des rideaux qui ne sont pas étanches. Je ne m’habituerai jamais à une météo versatile.
Ce matin brume, soleil à dix heures, et à midi giboulée. Le brouillard ne s’est pas estompé pour autant. Il joue à cache-cache, avec les averses. Je déteste la ville. Je déteste son climat. Je hais la cité. Je pourrais exposer les motifs de ma haine, ils sont nombreux, et par-dessus tout, il y a les gens. Oui je sais que Sartre a dit que l’enfer c’est les autres. Pour écrire ça, il doit être venu ici, il n’y a rien de plus véridique que sa formule. Ils sont froids, calculateurs et ne vous offrent que rarement leur amitié. Je n’ai pas d’amis dans le pays. Seul, a grâce à mes yeux le Cotton club, quand les jazzmen font un bœuf jusqu’au petit jour. Voilà un endroit merveilleux, l’esprit de Miles Davis l’habite. Si je reste dans la région, c’est uniquement pour le travail. J’ai un métier qui me plait. Avec beaucoup de temps libre et peu d’heures perdues à regarder la pendule contrairement à d’autres professions. A notre époque, lorsqu’on a un bon job, il vaut mieux le garder, et en plus je suis bien payé. Jour après jour, l’hiver tisse sa toile blanche. Lorsque je rentre, le soir ou peu avant l’aube, la ville semble enveloppée d’un voile immaculé. Il y a souvent de la bruine givrante qui rend le sol glissant. L’astre du jour ne se montre qu’épisodiquement. Il doit avoir peur de venir jusqu’ici. Je le comprends. Il préfère les plages du pacifique, dans les îles. Il est malin celui-là.
Vers le quinze décembre, la neige s’est mise à tomber. D’abord des flocons épars, puis le lendemain elle a blanchi les rues et les toits. Il y a même eu des pannes d’électricité dues à des chutes de branches sur les lignes. Ce n’est que le début de la période froide. Je sors peu de chez moi en cette saison, juste le strict nécessaire, le trajet pour aller au boulot, et aussi faire quelques courses au supermarché du quartier. Je croise quelquefois ma voisine avec son gros matou qu’elle tient en laisse. C’est assez insolite un chat au bout d’une corde. L’animal doit avoir l’habitude. Il suit sans trop rechigner. Sauf dans la neige, là il se met en boule. Changé en statue de pierre, il attend que la vieille dame le prenne dans ses bras. Son vieux chat est castré, ce qui fait qu’il est volumineux. Il paraît encore plus gros avec son pelage roux à poils longs. Dans l’immeuble, nous sommes chauffés au gaz, par des chaudières individuelles. Ça me coûte cher, je mets le thermostat au maximum. Bien entendu je paie le maximum, logique.
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Bien que ce ne soit pas mon tour, j’ai accepté de travailler le soir de Noël. Je suis tout seul, pour une fête aussi familiale, je préfère être à la gazette. Nous fonctionnons en effectif réduit par rapport aux autres soirs. Le journal a été préparé en amont, avec des sujets de circonstance, il y a un article en page centrale sur la mode des crèches vivantes et l’engouement pour les marchés de Noël. Nous rajouterons les faits divers, tout le reste est déjà bouclé. Robert et Jack sont de la partie, ils n’ont pas encore rejoint leurs bureaux au sous sol. La rivière a repris son cours habituel, mais les locaux sont humides. Je pense que le retour à la normale se fera avec la nouvelle année. Je n’ai nulle joie à l’approche de toutes ces fêtes. Chez moi il n’y en avait aucune au calendrier, juste le père qui célébrait tous les jours Saint Picrate. Robert a amené du foie gras de sa fabrication. Jack a acheté du boudin blanc, une spécialité des Antilles, paraît-il. Moi je fournis un Jurançon et un Côte de Beaune, j’ai pris ces bouteilles lors de la dernière foire aux vins. Nous avons aussi une bourriche d’huîtres, nous sommes joyeux, car l’apéro maison coule à flots. Jack nous chante des chants de Noël en créole. Je ne comprends pas tout, mais ça me rappelle un peu le gospel. Robert lui pousse la chanson de banquet de chasse. Il ne faut pas être coincé avec lui, car il éructe des airs pipi caca, ou bien de la fesse. Libation après libation, nous n’avons pas vu passer la soirée. Il faut bien le dire nous sommes passablement éméchés. Nous terminons tôt aujourd’hui, il n’est qu’un peu plus de minuit trente.
Ce soir j’évite la rue Paquet. Je vois devant moi deux jeunes filles qui allument une cigarette avant de partir chacune de leur côté. L’alcool me trouble la vue. Je ne vois soudain plus personne, je suis là devant chez moi. Je monte péniblement les escaliers. La clé ne veut plus pénétrer dans la serrure, j’ai les mains qui tremblent. J’y arrive quand même. Je mets un disque et je m’écroule tout habillé sur mon lit.
Je pense à mon père et à mon enfance. Des jours et des jours à côtoyer le néant. Nous avons voyagé, solitaires, sur des routes parallèles qui ne se sont jamais croisées. La faute au destin. La faute à Bacchus qui vidait ses tonneaux dans le verre de ce pauvre homme. La maison était triste, triste comme la ville sous un ciel de novembre. Il n’y avait pas de jazz chez nous, seulement la musique obsédante qu’engendre le glouglou des litres qui se vident.
Que dire de ma mère qui supporta l’épave et écopa si longtemps. Elle regarde ses oiseaux en cage et écoute la mélopée des canaris. Le soir elle recouvre la volière d’un torchon, les volatiles ne chanteront pas trop tôt le matin. Combien de couples se sont succédé durant toutes ces années ? Je ne sais pas, je ne sais plus. Le vieux en estourbissait régulièrement en douce. Le lendemain ils étaient remplacés. Et le chant recommençait de plus belle. Un mouvement perpétuel transformé en hymne à la vie. Tout autour le sol jonché de plumes et d’excréments faisait penser à un poulailler.
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Dans ma tête douloureuse, un air obsédant s’insinue, un solo de trompette. J’écoute le plus beau morceau du siècle, et je m’endors avec Miles dans les oreilles. Vers huit heures du matin, j’entends des coups frappés à une porte. C’est chez moi, je me lève, quel mal de crâne, je me passe la tête sous le robinet dans l’évier de la cuisine. Je trouve une place au milieu des plats et des assiettes que je n’ai pas lavés depuis deux jours.
— Police Monsieur Lambert, ouvrez-nous s’il vous plait.
Je réfléchis à ce que j’ai fait. Pas une lumière ne jaillit pour m’éclairer un peu. Je ne vois pas. J’ouvre, il y a là l’inspecteur Bouchet accompagné de quatre flics en uniforme. Cela fait beaucoup de monde pour un jour de Noël.
— Monsieur Lambert, je vous prie de nous accompagner au commissariat.
— Je ne comprends pas Monsieur l’inspecteur. Je vous ai tout dit sur le meurtre de la rue Paquet.
— Nous parlerons de tout cela tout à l’heure. Suivez-nous sans histoire.
Il n’y a plus de musique dans mon cerveau, juste une douleur insupportable. Je sollicite l’inspecteur car je veux prendre un cachet avant de descendre. Je dois lui présenter la boîte, il n’est pas d’humeur aujourd’hui. Deux aspirines effervescentes ne suffisent pas à me remettre d’aplomb.
Nous arrivons à l’hôtel de police. Deux agents sont restés dans mon immeuble, je crois qu’ils font une enquête de proximité. Le chef m’emmène dans le même bureau que la dernière fois. Deux hommes sont devant la porte. Il me précise que notre entretien sera consigné sur une cassette. Il annonce la date et le numéro de l’enregistrement. Il ne néglige aucun détail Monsieur l’inspecteur. Dès la première phrase, il me demande si je sais pourquoi je suis là. Je lui réponds que non, Il me crie « Pas de ça avec moi Monsieur Lambert ». Je suis surpris par son attitude. Je décide de garder mon calme, à part une bonne cuite cette nuit, je n’ai rien à me reprocher.
— Monsieur Lambert, je vais vous montrer des clichés, vous me direz si vous connaissez une de ces personnes.
Il me montre une vingtaine de photos de jeunes femmes, brunes, rousses, blondes, noires, asiatiques, beurettes.
— Je suis désolé Monsieur l’inspecteur, mais je n’en ai jamais croisé aucune. Alors il me dit qu’une de ces jolies filles a fait une mauvaise rencontre. Qu’elle est morte la nuit de la nativité. Ce n’est pas un jour pour mourir Monsieur Lambert.
Je concède qu’il a raison. Pour la chrétienté la célébration de la naissance de Jésus est une période de joie.
— Monsieur Lambert, je souhaite savoir si vous avez vu quelque chose ces jours-ci, qui pourrait avoir un rapport de près ou de loin avec cette exécution.
— A première vue, je ne vois pas.
— Où étiez-vous entre minuit trente et une heure trente ce matin ?
— Je rentrais chez moi après mon travail à la gazette.
— Pouvez-vous me dire quel itinéraire vous avez emprunté ? Vous êtes rentré à pied je suppose ?
— J’ai parcouru à pied le même trajet que d’habitude, sauf que j’ai bifurqué dans la rue parallèle à la rue Paquet.
Bouchet devient plus aimable. Sa figure s’adoucit. Je crois qu’il n’est pas du matin. On a dû le réveiller pour cette affaire. Il avait perdu l’essentiel de son humanité depuis un bon moment. Maintenant, il m’explique qu’à deux-cents mètres près, cet homicide s’est déroulé au même endroit. Dans l’attente des résultats de l’autopsie, probablement dans les mêmes conditions.
— Vous comprendrez Monsieur Lambert les raisons pour lesquelles je tenais à vous interroger. Bien sûr vous n’êtes là qu’à titre de témoin. Je ne puis vous en dire plus, le reste fait partie des secrets liés à l’enquête. Désirez-vous que je vous fasse raccompagner chez vous.
— Je vous remercie Monsieur Bouchet, mais un peu d’exercice ne pourra me faire que du bien, car hier soir mon foie a été bien sollicité.
Nous prenons congé et me voilà dans la rue.
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J’achète les Dernières nouvelles. C’est le quotidien régional de référence, propriété du plus grand groupe de presse du pays. Peut-être ont-ils eu le temps de traiter le sujet avant leur bouclage. Effectivement, dans les pages locales, un titre émerge : « Second meurtre d’une jeune femme dans le même quartier ». L’article n’en dit pas plus que la police, sauf qu’il précise que la victime est française. D’origine magrébine, une beurette comme on dit. L’inspecteur Bouchet demande à nouveau la collaboration de toute personne pouvant faire avancer l’enquête. Deux meurtres presque identiques. Un tueur en série arpente les rues de la ville. Je fais un film dans ma tête, je vois le Cotton club avec ses « musicos ». La rue sombre, avec l’ombre de l’assassin qui se reflète sur les flaques d’eau saumâtre. Et une fille qui court après son destin.
Et cet air qui trotte en moi. Durant toute la journée j’ai écouté du jazz. J’ai reconstitué ce que je savais des deux histoires. J’ai noté dans un cahier tout ce qui me passait par la tête. Un détail anodin : la deuxième affaire a eu lieu quarante-cinq jours après la première. J’ai aussi regardé le calendrier pour voir les lunes. Il paraît qu’il y a plus de crimes les soirs de pleine lune. Rien qui ne me saute aux yeux, ce n’était pas le cas pour aucune des deux.
Le jazz est ma vie. Je possède des centaines de CD et des livres que je bichonne amoureusement. Je connais chaque tendance, mais je reviens toujours aux fondamentaux. Miles Davis, Coltrane, Sydney Bechet, et pour le côté Manouche, Grappelli et Django. J’aimerai revivre dans la peau d’un jazzman. Nougaro l’a chanté divinement, Armstrong je voudrai être noir, pourquoi pas dans une prochaine vie. Pendant l’éternité la musique jouera dans ma tête. J’ai cru que ces sons égarés dans mon crâne étaient le signe d’une maladie. J’ai voulu voir un médecin, au dernier moment je me suis ravisé. Je ne suis pas malade. Je suis juste un fan de Miles et sa trompette magique. Mon cœur bat et résonne au rythme de son tempo. Mon énergie est puisée dans ses solos. L’instrument est devenu ma colonne vertébrale. Les notes sont mes muscles. Ma respiration est clonée sur la sienne. Ses silences sont mon oxygène. Je transpire, je respire, je vis par sa musique. Sa partition c’est mes mots. Mon dictionnaire s’appelle jazz.
Je ne travaille pas le soir de la Saint Sylvestre. Aussi j’ai proposé mes services aux restos du cœur. La gérante m’a dit qu’elle accueillerait deux bras de plus avec plaisir. Je vais réveillonner avec eux et ceux pour qui l’ultime espace de dignité se trouve là, à coté de la photo de Coluche. Celui-là il avait tout compris de la vie et de ses bassesses. Il a même failli mal tourner, faire de la politique et pourquoi pas archevêque. Je rencontre de nombreux cabossés de la vie. Je fredonne ma rengaine avec encore plus d’entrain. Ces gens ont de la noblesse sous leur masque de circonstance. Le menu n’est pas extraordinaire, mais la chaleur du repas remplace toutes les cuisines étoilées du monde. Un orchestre joue, pas mes morceaux préférés, mais un peu pour tous les goûts. Les baluchons sont laissés au pied des bancs. Les convives dansent. Ils s’offrent quelques miettes de bonheur. Et nous avec. Il est quatre heures du matin lorsque je m’effondre sur le lit. J’ai croisé des jeunes en route. Ils m’ont souhaité la bonne année et ils m’ont embrassé. Les filles étaient sympas et super sexy avec des vêtements moulants. L’odeur du parfum mélangé à celle du champagne c’est un assortiment original. Demain, malgré une année nouvelle, la routine va reprendre le dessus. Il va falloir se replonger dans les affres de la vie quotidienne. Miles aide-moi à m’évader.
8
L’hiver est long, long, long. Je ne m’y ferai jamais. Janvier et février sont parfois rigoureux. Je me retrouve tout seul dans mon bureau, la solitude du coureur de fond en quelque sorte. Robert et Jack sont redescendus. Je n’ai pas trouvé Jack en bonne forme, il paraît préoccupé. Nous nous voyons à la pause vers vingt-trois heures, nous partageons le casse-croûte. Robert nous raconte des histoires de chasse. Jack évolue ailleurs, il m’avoue avoir des soucis de santé, mais ne m’en dira pas davantage. Nous sommes collègues mais pas confidents.
L’année commence mal pour certains. Hier j’ai croisé ma voisine dans l’escalier. Elle s’est mise à pleurer lorsque je lui ai présenté mes bons vœux. Mon chat est mort me dit-elle. Je compatis. Perdre son compagnon à quatre pattes c’est un choc, surtout qu’elle m’a dit qu’il venait d’avoir seize ans. Voilà on se parle que dans des occasions tristes. Faudrait que je lui trouve un autre chat, j’y réfléchis.
C’est bientôt la fin du mois et il fait froid. Les caniveaux sont gelés. Je ne traîne pas dans les rues après le boulot. Je rentre directement. J’ai rencontré une jolie fille brune plusieurs fois ces jours ci. Elle semble nouvelle dans le quartier. Une beauté ça se remarque. D’autant qu’elle fume avec un porte-cigarette, ce n’est pas très fréquent. J’ai mis le jazz un peu fort et ma chaîne vibre. Je baisse un peu le son et ajuste l’équaliseur.
Nous avons un peu plus de travail que d’habitude car le rédacteur en chef a changé la maquette du journal. La gazette sera désormais dans un format plus petit mais avec la même pagination. Nous rognons sur les blancs, le résultat final est assez plaisant. Nous espérons tous que le lecteur y sera sensible. Voilà que février a pris le relais de janvier. Un premier mois de passé. C’est le plus long, les journées sont courtes, le temps est gris continuellement. Quand il n’y a pas de brouillard, c’est qu’il neige. Robert m’a proposé d’aller faire du ski, je lui ai dit non. Je n’aime pas ce cirque blanc, pour tout dire je ne suis pas rassuré avec des planches aux pieds. Je n’ai pas osé lui dire que j’avais peur. J’ai inventé un problème aux genoux, comme ça je n’ai pas plus d’explications à donner. Ce soir c’est l’effervescence au journal. Nous venons d’apprendre qu’un nouveau meurtre a eu lieu en début de soirée. Il s’agit du troisième depuis le dix novembre. Une femme brune a été assassinée dans mon quartier, à l’angle de la rue Paquet et de la rue de la Bergerie, à deux pas de chez moi. Un journaliste a donné son papier au rédacteur en chef. Une jeune femme d’environ vingt-cinq ans est morte par strangulation. Il est vrai que ce soir lorsque j’ai éteint ma musique, j’ai perçu comme une dispute et le bruit d’une course. J’ai cru entendre des pas de femme. Les chaussures féminines font des bruits différents. C’est lié autant à la morphologie qu’au galbe des souliers. La chaussure d’homme étant souvent plus souple et plus large. L’homme préfère le confort, sa compagne la coquetterie. Toute la soirée j’ai réfléchi sur ce que j’ai vu et entendu. Je prends la décision d’aller à la police demain au réveil, sinon l’inspecteur Bouchet va encore me convoquer.
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Je languis d’écouter ma trompette préférée. Ça calme mes angoisses. C’est sûr dès que je rentre, je soigne mon stress avec Miles Davis. Je suis à mon logis vers deux heures. Je tombe de sommeil ; je bois un grand verre d’eau et au lit. Je programme mon disque en boucle, il va jouer jusqu’au matin. Parfois je l’entends cinq minutes et je pars dans les bras de Morphée. Ce soir je me réveille toutes les heures. Je pense encore à tous ces meurtres. Ces jeunes et jolies femmes. Je prends mon carnet sur lequel j’ai couché des notes sur les deux affaires précédentes. Je n’avance pas beaucoup. Sinon que je viens de m’apercevoir qu’il y a quarante jours d’écoulés entre les deux derniers crimes. Je ne crois pas au hasard. Il doit y avoir une raison. Ce n’est toujours pas la pleine lune. Je déjeune tôt, un chocolat chaud et du pain grillé suédois en sachet. Ayant lu l’article à paraître dans la gazette, je parcours les autres pages. Pas d’autres nouvelles à sensation. Je mets des vêtements chauds et me dirige vers le commissariat. L’inspecteur Bouchet arrive en même temps que moi. Il me fait un salut de la tête. Je suppose qu’avant de me recevoir, il souhaite être mis au parfum des incidents de la nuit. Pour l’assassinat, il doit être au courant depuis hier soir. J’attends presque un quart d’heure dans le hall de réception.
La policière qui m’avait accompagné lors de ma première visite est là. Toujours une cigarette éteinte à la bouche. Elle me dit bonjour rapidement mais poliment. Me voici à nouveau dans le bureau de l’inspecteur Bouchet.
— J’allais vous contacter me dit-il.
— Je suis là, et peut être que ce que j’ai à vous dire fera avancer votre dossier. Hier soir Monsieur l’inspecteur, j’ai entendu du bruit dans la rue. Comme une dispute, et une femme qui courait. Enfin j’ai cru entendre. Je n’ai rien vu car je n’ai pas mis le nez à la fenêtre.
— Donc si vous n'avez rien vu, ça ne nous avance pas beaucoup. Je vais vous monter des photos, comme la dernière fois. Je compte sur vos talents de physionomiste pour reconnaître une jeune personne.
— Celle là Monsieur l’inspecteur. Je l’ai aperçue plusieurs fois dans mon quartier. Il ne doit pas y avoir longtemps qu’elle habite dans le coin.
— Qu’elle habitait Monsieur Lambert ! Qu’elle habitait ! C’est notre troisième victime.
— Monsieur l’inspecteur, il y a eu un délai de quarante-cinq jours entre le premier et le deuxième meurtre, et quarante entre le second et le troisième.
—Monsieur Lambert, aimez-vous les mathématiques ?
— J’étais le premier de ma classe au collège. C’est vrai que j’adore les chiffres, et leurs symboles.
— Vous fumez Monsieur Lambert ?
— Non Monsieur l’inspecteur.
Je signe ma déposition comme les autres fois. Le magnétophone étant en panne, l’inspecteur a consigné nos propos sur une feuille recto verso. Après avoir signé, il me confie que l’enquête va être reprise par d’autres policiers venus de la capitale. Des spécialistes selon lui. Il continuera d’être dans l’équipe qui se constitue pour les trois dossiers des jeunes femmes.
J’ai regardé à la télévision il y a quelques semaines une émission sur la police scientifique, c’était impressionnant. Un grain de poussière suffit à confondre un assassin. Je fredonne mon air préféré durant le trajet retour. Je me passe le film de mon entrevue avec Monsieur Bouchet. Il semble accuser le coup, le troisième homicide l’a secoué. Il doit avoir la pression de sa hiérarchie et par ricochets du microcosme politico-religieux. Il faut élucider au plus vite, inspecteur Bouchet. Sinon des têtes vont tomber. J’imagine le pauvre homme devant son supérieur qui lui, tient à sa place, alors il fait un peu de vent pour se justifier. Tout le monde se justifie devant tout le monde. L’inspecteur ne m’a posé que des questions bêtes, si je fume, si je sais compter. Et pourquoi pas le nombre de fois que je vais aux toilettes.
Il ne doit pas aimer la même musique que moi, l’inspecteur. Pourquoi toutes ces questions, ce doit être de la déformation professionnelle. J’ai un ami percepteur, il voit un tricheur potentiel dans chaque contribuable. A croire que chaque métier formate ses sujets.
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Je mange rapidement des biscuits secs, et je fais tourner ma trompette adorée. Je suis fourbu, je ne demande pas mon reste pour m’endormir. Je me réveille plusieurs fois en sueur dans la nuit, je fais des mauvais rêves. Je vois Miles avec son instrument qui se dissout comme du sucre dans une tasse de thé. Et la note qui s’arrête en faisant glouglou. Je me rendors. Quelques minutes plus tard, c’est toute ma collection de disques qui a fondu dans une marmite à confiture. Il est presque sept heures. Je renonce à me rendormir. Depuis quelques semaines, je fais des cauchemars. Souvent les mêmes. Si ça continue je vais aller voir mon médecin traitant. Ce sont des nuits d’où je ressors complètement vidé. Je ne sais pas pourquoi.
Aujourd’hui, j’ai décidé d’effectuer un peu de marche. Je me promène sur les quais. C’est exceptionnel, il fait beau. Un soleil printanier vient me caresser. C’est une sensation agréable que de jouir de ses premiers rayons après cet hiver interminable. Le mois de mars est annonciateur d’une nouvelle saison. Les arbres sont en bourgeons. J’ai même vu des primevères en fleurs dans le parc municipal. La musique devient légère dans ma tête, je la trouve aérienne, les notes se sont mises en apesanteur. Une impression d’ailleurs, comme si le temps n’existait plus. C’est peut-être un aperçu de l’au-delà. Dans deux jours le printemps officiel arrive et cette idée me rend joyeux. Nous passons à l’heure d’été dans une dizaine de jours.
J’ai profité du changement de saison pour prendre des congés. Deux semaines, du reliquat de l’année dernière. Je flâne au bord de la rivière. Je me surprends à descendre au bord de l’eau. Je lance des petits cailloux plats qui ricochent. Il n’y a pas d’âge pour faire virevolter les pierres sur l’onde.
Ce soir je vais me payer une toile au cinéma d’art et essais. Il y a souvent des trouvailles, loin du cinoche commercial. J’irai à la séance de neuf heures. Avec le court métrage qui ouvre la soirée, je serai dehors vers onze heures trente. Le film sous-titré est japonais, il traite de la vieillesse et de la déchéance. Les images sont d’une beauté à couper le souffle. Il est lent comme l’héroïne qui part mourir seule dans la montagne. Le mont Fuji je crois. Je m’arrête au Pub pour boire une « Corona ». C’est mon petit caprice de temps à autre. Parfois il y a du jazz en musique d’ambiance. Je ne reste pas longtemps, car il y a un groupe très bruyant et qui fume beaucoup. On se croirait dans la brume hivernale. J’arrive rue de la Bergerie. J’ai croisé des garçons et des filles seuls ou accompagnés. Ils riaient presque tous. C’est à croire que la météo est un baromètre à zygomatiques.
J’ai reçu par la poste un CD de Miles. Je l’avais commandé il y a environ un mois. C’est son dernier enregistrement en public. Il est de bonne facture. Je l’écoute en boucle depuis deux nuits. Je fais moins de cauchemars ces temps ci. J’ai même fait un rêve étrange. Miles venait me voir pour réparer sa trompette dans le siphon de l’évier. C’est bizarre, je n’ai pas transpiré, c’était une compagnie fort agréable.
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Dans la matinée, j’ai entendu les sirènes des véhicules de police. Je me suis penché à la fenêtre pour voir. Les gyrophares étaient allumés. J’espère qu’il n’y a pas eu à nouveau un sale coup dans le quartier. Je me douche, me rase et m’habille. Je récupère la gazette dans ma boîte, et je vais de ce pas à la boulangerie. C’est un peu le lieu de rendez-vous des retraités. Ça papote devant la porte.
— Bonjour Monsieur Lambert, vous savez l’évènement m’interroge la boulangère ?
— Vous allez me le dire ?
— Il y a eu une nouvelle personne assassinée cette nuit.
— Je crois que j’ai perdu conscience un bref instant. Je l’interroge pour savoir où cela s’est passé ?
— Derrière la rue Paquet, à ce qu’il paraît. C’est un homme blond cette fois-ci. Bizarre que ce soit un homme Monsieur Lambert.
— Oui bizarre, en effet. Je paye mon pain, et je rentre vite dans mon appartement.
Je regarde sur le calendrier des pompiers. Nous sommes le vingt mars. Il y a eu quatre meurtres. Quatre exécutions en cent-vingt jours. Pourquoi celle-ci la veille du printemps ? Pourquoi un homme ? La musique cogne trop fort dans mon crâne. Elle me renvoie des notes inachevées et je me prends la tête à deux mains.
Je sors mon calepin où j’ai écris mes observations sur les précédents crimes. Je relis tous les indices. Plus je le parcours, moins je comprends l’histoire. Sauf que cette nuit c’était la pleine lune. Je ne m’en suis pas aperçu, car en soirée les nuages sont apparus. Je suis surpris. L’inspecteur ne m’a pas convoqué pour l’instant. Ça fait pourtant trois jours que l’affaire s’est déroulée. Les enquêteurs venus de la capitale doivent utiliser d’autres méthodes pour aller à la pêche aux renseignements. Je l’aime bien Monsieur Bouchet. Il a la classe, toujours propre sur lui. Il représente la province, avec tout ce que ce mot peut avoir de péjoratif vu de Paris. A mon avis ils ne vont pas tarder à m’avoir comme client. Les Parisiens.
C’est décevant, les journées s’écoulent. La maréchaussée ne s’occupe plus de moi. Il est vrai que sur cette affaire il y a bien moins d’informations qui circulent que pour les jeunes femmes. Si je récapitule, en cent-vingt jours, il y a eu une brune, une beurette, une autre brune et un blond. Quel fil mystérieux les relie ? L’homme est-il mort de la même façon ? Quand j’y pense j’entends les vibrations de la trompette. Je ne perçois plus que ça.
J’ai beaucoup réfléchi ces dernières heures. C’est décidé je vais rendre visite à l’agence immobilière qui gère la location de mon logement. Je veux déménager le plus rapidement et le plus loin possible de ce périmètre maudit. La peur s’incruste dans les esprits, le mien ne fait pas exception. L’employée me connaît bien, elle s’est occupée de mon précédent dossier. C’est une dame corpulente. Elle se maquille outrageusement. On dirait la « Castafiore », mais elle est compétente. Elle me dit que c’est la huitième demande ce mois ci. Dans l’immédiat elle ne voit pas d’opportunité pour moi. Elle prend bonne note et promet de me contacter dès qu’une ouverture se présentera.
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Il fait à nouveau beau, j’ouvre mes fenêtres. J’écoute religieusement mon dernier CD. J’ai de la chance, pour mes vacances le soleil s’est invité, qu’il soit le bienvenu. La rue revit, l’animation reprend. Les jeunes mères de famille promènent leur progéniture. Les retraités sortent Médor et les commères font des commérages. Le tissu social s’est reconstitué. Il suffit de quelques degrés en plus ou en moins et tout change.
Le printemps étant par tradition la saison des amours, j’appelle mon ancienne copine Judith. Nous nous sommes quittés en bons termes. Elle ne supportait plus ma musique. Elle me disait que je l’aimais plus qu’elle. C’est presque vrai, mais je l’aime bien Judith. Elle est petite avec des tâches de rousseur partout, partout. Il y a plus d’une année que nous vivons séparés. Elle décroche et immédiatement me demande de mes nouvelles. Je ne lui parle pas de mes cauchemars, ni des meurtres. Je lui laisse entendre que tout va bien et que je pense souvent à elle. Elle me dit qu’elle aussi. Je crois qu’elle m’aime toujours. J’aurai du lui dire oui quand elle voulait un enfant. C’est moi qui n’ai pas voulu. Je me trouvais trop âgé, elle a dix ans de moins que moi. Voudrait-elle aujourd’hui recoller les morceaux et reprendre la route à deux ? Je lui propose de la rencontrer. Elle me répond que ça lui fait mal mais que son fils a déjà un père, et qu’il va naître dans deux mois. Atterré, je lui présente tous mes vœux pour la naissance et pour le reste. Je me dis que la vie est cruelle. C’est moi qui aurais dû réchauffer son cœur. C’est moi qui aurais dû toucher son ventre arrondi. C’est un autre qui la caresse et lui tend les bras. Un autre que moi. Après avoir raccroché, un sentiment de colère me domine. Je ne sais pas contre qui ou plutôt je ne veux pas savoir, car ce serait sûrement contre moi. Je suis déçu, les femmes je ne les ai jamais comprises. Elles sont trop différentes de nous les hommes. Et pourtant je ne connais rien de plus beau que le corps d’une femme. Alors quel dilemme entre l’incompréhension et l’adoration.
Je me réfugie encore plus dans le jazz. Le Cotton club devient ma résidence secondaire. L’heure d’été a pris le relais. Avril montre le bout de son nez. Au travail, Robert a changé deux choses. Son taxi brousse a rendu l’âme, après presque vingt ans de bons et loyaux services et un nombre impressionnant de tours du monde au compteur. Sa casquette aussi, finsi les carreaux noirs et blancs, maintenant c’est un couvre-chef d’une couleur indéfinie. J’oscille entre beige et marron, personne n’a pu me donner de réponse satisfaisante. Jack devient taciturne, il se replie sur lui même, ce n’est pas son habitude. Il doit avoir de gros problèmes. Mais il ne communique jamais sur sa vie privée. Je sais qu’il est divorcé et que son ex-femme vit aux Antilles avec ses deux enfants. Ses gosses lui manquent, c’est probable. Robert s’est mis dans les frais il a acheté un véhicule récent, toujours un break Peugeot.
Le proverbe « en avril ne te découvre pas d’un fil » s’avère judicieux. Car après des journées chaudes et ensoleillées, il y a plusieurs jours qu’il fait frisquet. Peu d’eau mais une température fraîche. Le printemps est là depuis bientôt un mois. Hier soir en rentrant, j’ai regardé mon calepin. D’après mes hypothèses, un meurtre aurait dû avoir lieu le dix-neuf avril. Il ne s’est rien passé et c’est tant mieux. Les filles osent moins sortir ou alors en groupe. J’en vois de moins en moins seules le soir. Dommage car il m’est arrivé de finir la nuit avec une de ces rencontres nocturnes.
Depuis ces histoires, j’écoute Miles Davis en solitaire. Au bout de trente jours, l’assassin aurait dû récidiver. Ou alors il n’est pas en mesure de sévir. Pour quelle raison ? J’essaye souvent de réfléchir à tout ça. Il me manque des pièces dans ce puzzle.
J’aime beaucoup le joli mois de mai. Il y a foison de jours fériés. Les terrasses des cafés se garnissent. Les étudiantes commencent à mettre des vêtements plus seyants. Cette nuit a été cauchemardesque. J’ai rêvé que de la trompette de Miles sortaient des confettis de toutes les couleurs. Le tas recouvrait tout l’orchestre. Je me suis réveillé, j’étais trempé. Je suis allé prendre une douche. Avec cet air qui m’obsède nuit et jour.
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