Répondre à : KELLER, Richard – La Musique de l’Ascenseur

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Richard KellerRichard Keller
Participant

    Nous sommes le vingt mai, j’arrive au boulot. Robert m’apostrophe :

        Alors Jo, tu en as zigouillé une de plus.

    Devant mon air ébahi, il voit que je ne suis pas au courant.

    — Oui cher ami, il y a eu une fille blonde. Enfin fausse blonde, qui a été étranglée la nuit précédente. Dans ton quartier bien sûr.

    La nouvelle me fait l’effet d’un cataclysme. Je suis livide. La musique me serre la tête comme un étau, j’ai mal au crâne.

    — Çà ne va pas m’interroge Robert ?

    — Juste une grosse migraine. Je te remercie ça va passer.

      — Tu devrais consulter ton médecin, ou partir en vacances. Je te trouve mauvaise mine.

    — Je te dis que c’est bon maintenant. Je monte dans mon bureau.

    Je me décide à aller voir mon généraliste. J’ai rendez-vous cet après-midi. En attendant, j’ai lu le papier du journal sur la cinquième victime. Elle rentrait seule d’une soirée en boîte. La police est avare de détails. J’ai reçu une lettre de l’agence. J’ai cru à une proposition de logement ailleurs. J’ai jeté le courrier à la poubelle dès que j’ai fini de le lire. Il m’est reproché de faire jouer trop fort ma chaîne Hi-fi. Le voisinage se plaint. Ce sont des lâches, personne n’est venu me voir. Tous des incultes, ils n’aiment pas le jazz. Donc ils n’aiment pas les gens. Donc ils ne m’aiment pas. Pourquoi ? Cette musique est un élixir, un baume, un onguent sur nos cœurs. Pourquoi ils n’aiment pas le Duke et son piano, Sydney et sa clarinette, Miles et sa trompette, Stéphane et son violon, sans oublier Django et sa guitare magique ?

    Le docteur me reçoit rapidement. Il me dit que ce n’est pas grave, un peu de surmenage. Il me propose un arrêt de travail. Je lui dis que je n’en ai pas besoin. Il me reste encore un reliquat de jours à prendre. Je demande à mon chef si je peux m’absenter une semaine sur deux pendant le mois qui vient. C’est d’accord, avec les récupérations, j’aurai peu à travailler.

    Début juin, une vague de chaleur a transformé les rives de la rivière en une station balnéaire. Les gens vont se baigner, malgré les panneaux posés par EDF pour mettre en garde. En effet, il y a un barrage qui fait tourner une centrale hydroélectrique en amont. Il faut dire qu’il est peu probable qu’il y ait une ouverture des vannes, mais enfin il faut être prudent. Des enfants se baignent dans les fontaines. Celle qui est au bout de ma rue ne désemplit pas. Avec cette moiteur, j’ai du mal à dormir. Je mets mon casque pour écouter mes œuvres préférées. Les voisins ne viendront pas se plaindre du bruit. Puisque je suis en congé, je vais tous les matins chercher la gazette dès que je vois le coursier. La une d’aujourd’hui est consacrée aux dangers de la canicule, surtout pour les nourrissons et les personnes âgées. Les conseils des autorités sanitaires ressemblent à un inventaire à la Prévert. Il y a eu un précédent fâcheux avec plusieurs milliers de morts. Les politiques ont sorti le parapluie, l’ombrelle et même le parasol. C’est typiquement de chez nous un tel comportement.

    En page intérieure, que vois-je ? Une tentative de meurtre a échoué. Le tueur en série s’est attaqué à une étudiante de la faculté. La jeune femme d’origine togolaise a été mise en observation dans un établissement hospitalier de la région, sous surveillance policière. Elle est fortement commotionnée, mais sa vie n’est pas en danger. Les enquêteurs attendent beaucoup de son témoignage pour confondre le meurtrier. Dans le reportage, le journaliste évoque avec insistance l’éventualité d’un acte raciste. La cible étant de race noire, il pose ouvertement la question. Mais les victimes précédentes sont la plupart de race blanche, à l’exception de la jeune beurette. Il faut revoir ton hypothèse, cher collègue. J’ai lu au moins dix fois l’article. Je note dans mon calepin. J’entends un son sourd sous les écouteurs. Je les ôte. Je perçois une phrase qui me glace :

    — Police ouvrez-nous immédiatement.

     

     

     

     

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    Je libère rapidement le verrou et j’ouvre la porte. Devant moi une escouade en uniforme armée jusqu’aux dents et vêtue de gilets pare-balles.

     —  Les mains en l’air Monsieur Lambert.

    L’inspecteur Bouchet m’apostrophe sur un ton sans réplique. Je m’exécute sans geste brusque. A voir leur attitude ils sont sur les nerfs. Je n’en crois pas mes yeux, voici encore un coup des voisins, Dieu qu’ils détestent ma musique. Ils n’iront pas au paradis des jazzmen.

    — Monsieur Lambert vous êtes en état d’arrestation. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient je vous lirai vos droits au commissariat. Nous avons une commission rogatoire pour perquisitionner chez vous. Ne vous inquiétez pas ce sera fait proprement.

    — Mes disques, ne touchez pas mes CD. C’est tout ce que j’ai pu dire. Ils m’ont fait descendre les escaliers quatre à quatre et m’ont embarqué dans un fourgon. J’ai entrevu des badauds sur le trottoir, le malheur des autres fait toujours recette.

    Après m’avoir lu mes droits, l’inspecteur m’a confié à deux policiers, qui m’ont emmené au sous-sol, dans une pièce éclairée au néon. Il n’y a que deux chaises et une table qui semble fixée dans le sol. Les lieux sont jaunis par le temps, ils devaient être blancs à l’origine. Sur un mur il y a une vitre, au plafond on dirait une caméra qui clignote. Les deux agents me demandent de me déshabiller. Je n’ai toujours pas compris ce qui m’arrive. Cela fait un quart d’heure au moins que je suis entièrement nu. Les jambes écartées appuyé  face au mur. A l’issue des attouchements corporels que je vous épargne, tellement c’est humiliant, un policier est parti avec tous mes effets. Il revient avec uniquement un slip, un maillot et un pantalon de survêtement qui ne m’appartiennent pas. Il m’explique que pendant la garde à vue, on ne laisse aucun vêtement pouvant présenter un danger pour le prévenu ou pour la police.

    Bouchet arrive accompagné de deux hommes en civil. Il me prévient que tout ce qui se passera ici sera filmé et que dans quelques heures je pourrai faire appel à un avocat. Je ne comprends pas tout. Ma tête est vide. Il n’y a plus de notes. Seulement le néant. L’interrogatoire commence, c’est déstabilisant. Chacun pose des questions, dans un désordre le plus total. L’un me demande quelle musique j’aime. L’autre si je fume. L’inspecteur me questionne sur ma santé. Je réponds du mieux que je peux. C’est un autre qui me pose la même question cinq minutes plus tard. Cet exercice est épuisant. On perd la notion du temps et des choses. J’ai besoin d’un verre d’eau et Monsieur Bouchet me dit tout à l’heure. J’ai la bouche sèche et les yeux humides. Le questionnement devient de plus en plus rapide. Je viens enfin de comprendre ce que l’on me veut. Ce n’est pas pour le bruit que je suis là. C’est pour les meurtres.

    Un médecin est venu m’examiner, il m’a fait une prise de sang, Peut-être pour voir si j’avais pris de l’alcool. Il m’a aussi interrogé sur ma santé. Si j’étais soigné et si je prenais des médicaments. Si je n’avais pas des habitudes perverses. Je lui ai répondu que je n’étais ni homosexuel ni pédophile, si c’était ça la question. Il ne m’a rien dit de plus.

     

     

     

     

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    Sans la lumière du jour, j’ai perdu tout repère. Je suis devenu un animal apte à la parole. Un policier m’a apporté un sandwich et un verre d’eau tiède. Après un bref arrêt, l’interrogatoire a repris. Ils ont compris que je suis épuisé, alors les questions fusent. Tout y passe, ma jeunesse, ma religion, mes amours, mes habitudes, mes hobbies et mes amitiés. Je suis incapable de me souvenir de toutes leurs demandes. Il est même envisageable que je me contredise. Je suis tellement en dehors de moi-même que je ne les écoute plus. Ils essaient de m’intimider en me promettant des coups ou de la torture. À quoi bon.

    L’inspecteur Bouchet m’informe qu’il va y avoir une confrontation avec des témoins. Il me conseille d’avoir un comportement le plus naturel possible avec les autres figurants. Il y a cinq autres personnes avec moi. Ils m’ont demandé de mettre mes vêtements et de me coiffer. Nous avons une plaquette que nous tenons devant nous. J’ai hérité le numéro deux. Et le spectacle commence. Messieurs de face. À droite. À gauche. Ils ne m’ont rien dit à l’issue du défilé. J’ai cru percevoir un peu de bruit dans le couloir.

    Un avocat est venu me voir. Il m’a dit qu’il était de permanence. Il ne m’a pas proposé de s’occuper de mon dossier. Il est reparti aussi vite qu’il était arrivé. L'enregistrement reprend. Ils parlent abondamment de chaque meurtre, en me demandant de préciser mon emploi du temps et si j’avais des preuves ou un alibi vérifiable pour chacune de mes réponses. Les deux collègues de  Bouchet sont aussi inspecteurs. Ils veulent que je les appelle ainsi. Ils reviennent surtout sur le premier crime et la soirée du dix novembre. Je ne saisis pas toujours leur démarche. Je dois aussi fournir beaucoup d’explications sur mes goûts féminins et masculins. Mon crâne me fait souffrir. Je suis sur le point de craquer et les trois policiers le savent. C’est comme à la corrida, le combat est par trop inégal. Miles et son instrument cognent à nouveau dans ma tête.

    Bouchet me signale que le soir de la dernière tentative  qui a échoué, un témoin a entendu de la musique juste après l’agression. Comme c’est à côté de chez vous, je suppose que vous avez eu le temps de courir jusque chez vous et de brancher votre chaîne Hi-fi pour faire croire que vous étiez là. Cette personne nous a précisé qu’il s’agissait d’un disque de jazz avec notamment de la trompette et des applaudissements. Les deux autres inspecteurs se mettent à applaudir aussi. Je m’effondre sur la table, et je me mets à pleurer.

    — Arrêtez, je vous en supplie. J’avouerai tout ce que vous voulez. Je n’en peux plus, pitié, pitié.

    Après mes aveux, ils m’ont ramené en cellule. Ils m’ont dit que demain le juge passerait prendre connaissance de ma déposition. Je veux dormir, dormir, dormir. Je dors très peu et très mal. Je fais des cauchemars. Je vois tous ces cadavres alignés face à moi. Ils me tirent la langue en se bouchant les oreilles. Décidément, même dans l’au-delà on n’aime pas entendre ma musique. A un autre moment, j’ai rêvé que j’étais attaché à une contrebasse remplie d’essence, et que le diable dansait autour avec des allumettes.

    Ça ne finira donc jamais. J’ai demandé à voir le médecin. Un inspecteur est venu me demander ce que je voulais au docteur. J’ai dit que c’était confidentiel. Il m’a quitté sans me dire si je verrais le corps médical. Entre l’épuisement et le découragement, je suis au trente-sixième dessous. Je me sens impuissant face à cette machine infernale.

     

     

     

     

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    On vient me chercher pour m’emmener au tribunal. Je dois rencontrer le juge. Les locaux qui  abritent la balance de la justice sont à proximité de l’hôtel de police. Pour des raisons de sécurité, les policiers m’équipent d’un gilet pare-balles. C’est le même motif qui les pousse à me transporter dans un fourgon blindé. Les services judiciaires sont installés dans un bâtiment du dix-neuvième siècle, haut de plafond avec des colonnades, ça fait plus solennel. Vu de loin c’est un bel ensemble architectural. Mais quand vous pénétrez à l’intérieur, on dirait des vestiges romains. Tout est délabré, et j’avance tel un zombie au milieu de ces ruines. J’arrive face à une porte où est marqué : « bureau des juges d’instruction ». Encadré par deux flics, je pénétre dans un autre couloir. Je suis menotté à l’un d’eux. Comme un bâtard au bout de sa chaîne, je suis mon maître. Dans une situation différente, je pourrais m’amuser de ce côté soumission, mais pas du tout dans le contexte actuel. Nous passons plusieurs portes. Il y a des noms écrits, mais je n’arrive pas à distinguer les mots. J’évolue dans un brouillard épais. Ma vie est devenue opaque en l’espace de quelques heures. L’homme qui fait équipe avec moi frappe à un huis. J’entends une voix féminine qui dit :

        Entrez.

    Une blonde est assise derrière une grande table. Des dossiers sont rangés de chaque côté. Au fond à droite, je distingue sa collègue un peu plus âgée. Je suis sûr qu’elles n’ont pas soixante-dix ans à elles deux. La plus jeune ordonne à mes accompagnateurs de m’enlever les menottes. Ils s’exécutent de bonne grâce, ils doivent être habitués. Un flic se met à l’entrée, l’autre à côté de la fenêtre. Ont-ils peur que je m’évade ? Ma seule évasion, c’est le jazz qui passe par ma tête.

     

    — Je suis Julie Silovsky, juge d’instruction, Monsieur Joël Lambert. Je suis en charge de votre affaire.

     

    Je ne lui dis pas « enchanté ». J’acquiesce simplement en opinant du chef. Madame ou Mademoiselle Silovsky est plus avenante que les inspecteurs Bouchet et consorts. Cependant, elle s’avère redoutable. Inlassablement elle m’énumère les questions, me reprenant lorsque mes réponses sont différentes de ma déposition initiale. Elle me demande si j’ai choisi un défenseur. Je lui réponds qu’un innocent n’a pas à choisir quelqu’un pour le défendre, et que je compte sur elle pour établir la vérité. Ce langage glisse sur elle comme une goutte d’eau sur une statue de marbre. Je mesure toute la puissance de la machine à broyer qui s’est mise en place. La juge me propose un avocat commis d’office. Je suis d’accord. J’ai mal au crâne et je perds souvent le fil de la conversation.

    Vers treize heures, nous avons eu des sandwichs, avec une interruption probablement  de vingt minutes. Je dis probablement. J’ai perdu la notion de durée. Mon audition reprend. Toujours les mêmes sujets, mon emploi du temps, mes trajets, mes habitudes, mes goûts. En fin d’après-midi, la greffière s’adresse à Madame Silovsky. Oui elle l’a appelée Madame. Je n’ai pourtant pas vu de bague à sa main gauche. Elle ne porte aucun bijou, c’est une beauté froide. Madame la juge précise à tout le monde présent dans la pièce que dans dix minutes maximum l’entretien sera fini. Elle me signifie ma mise en examen pour assassinat et tentative de meurtre sur les cinq personnes agressées dans mon quartier. Elle prétend posséder des preuves et en rechercher d’autres.

    Je ne réagis plus. Tout ce qui m’arrive me dépasse. Je suis devenu le chien docile que le policier tient en laisse. Je marche en automate, en dodelinant de la tête. Je pleure en silence. La trompette de Miles a des sanglots. C’est trop dur à vivre, j’ai envie de me foutre en l’air. Madame la juge a signé mon incarcération en maison d’arrêt. Je vais passer ma dernière nuit au commissariat, demain matin je serai incarcéré.

     

     

     

     

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    La maison d’arrêt, construite il y a une dizaine d’année, se situe à environ quinze kilomètres de la ville. Nous pouvons la distinguer au bord de l’autoroute. Ses miradors dominent la campagne environnante. Mon arrivée ne passe pas inaperçue. Les assassins dans mon genre sont particulièrement harcelés par les autres prisonniers. Dans l’échelle des valeurs du milieu carcéral, il n’y a que les délinquants sexuels qui sont plus mal vus. Je me fais tout petit. Chaque halte est une humiliation supplémentaire. Le directeur me souhaite la bienvenue. Il doit croire que c’est le club Med ce mec là. Les gardiens me regardent comme une bête curieuse. Il y a des yeux qui me transpercent de toutes parts. Je lui ai demandé d’être seul. Il m’a dit qu’actuellement ce n’était pas réalisable. Il ferait son possible plus tard. Il faut que j’apprenne à gérer le « plus tard ». Quand  vous ne maîtrisez plus ni vie ni destin, il faut s’adapter ou mourir. J’avoue que je réfléchis beaucoup sur les deux hypothèses. Je suis en cellule avec un jeune beur qui est là pour trafic de drogue. Il ne parle pas, nous n’échangeons pas plus de dix mots par jour. Il écoute toute la journée du rap. Il m’a dit que le jazz ça le gonfle, et en plus, c’est une musique de blacks.

    Je suis appelé au parloir. Dans un cagibi vitré, un homme m’attend. Il se présente : « Je suis maître Lebrun, votre défenseur ». Il me paraît antipathique. Au bout de trois phrases je m’aperçois qu’il est convaincu de ma culpabilité. Il me dit qu’il faut avouer, qu’en plaidant ainsi je pourrais atténuer la peine. Je suis consterné. J’en ai marre. Je le laisse débiter son bla-bla. C’est usant d’avoir en permanence des contradicteurs. La police, la justice, les détenus, les matons, même mon avocat.

    Et cet air, ce solo de trompette. Je me souviens du film, il y avait Jeanne Moreau. Par conscience professionnelle, Maître Lebrun s’acquitte de savoir si j’ai besoin de quelque chose ou quelqu’un à contacter. S’il peut m’apporter mon lecteur de CD et des disques dont je lui fais une brève liste, j’en serais heureux. Je ne désire prévenir personne. Il y a longtemps que j’ai rompu avec ma famille. Il y a bien Judith, elle est enceinte. Je ne pense pas qu’il soit judicieux de la mêler à mes embrouilles. Au travail, il y a Robert et Jack. Je n’ose pas, je ne  sais comment ils vont réagir. Alors je préfère ma solitude carcérale.

    En peu de jours, la prison vous fabrique un autre personnage. Une anti-personnalité se met en place. C’est la négation de tout ce qui existait à l’extérieur. Ce n’est qu’un cycle immuable. La soumission succède à la brimade qui cède  à son tour face à l’humiliation. Je baisse les yeux. Je courbe l’échine. J’ai déjà été tabassé par deux fois à la douche. J’évite maintenant d’y aller. J’ai des hématomes douloureux entre les côtes. Malgré la chaleur, je ne sors que par obligation. J’ai mal partout y compris dans mon cerveau.

    Maître Lebrun est venu me voir à plusieurs reprises. Il m’a dit qu’il avait vu la juge. Elle lui a déclaré que le dossier pourrait être bouclé à l’automne. Il est ancré dans ses certitudes. Je suis coupable. Madame Silovsky n’attend plus que les comptes-rendus des analyses (sang et cheveux). « C’est ma carte maîtresse, j’espère qu’elle va prouver mon innocence, maître. » Il sourit bêtement. Il a pu récupérer mon lecteur de CD, des disques et des piles. Je le remercie et lui demande s’il est jazzy. Il me dit qu’il savoure Bach, Vivaldi et Mozart. Je constate que nous ne sommes pas du même monde. Je ne tente pas de lui expliquer quoi que ce soit. Son temps est plus précieux que le mien. Il m’a promis qu’il reviendrait me voir la semaine prochaine. Je croise les doigts en formulant l’espoir qu’il aura les résultats tant attendus.

    Cette nuit, j’ai dormi presque normalement. Juste un maton qui est venu vérifier si tout se passait bien dans le cachot. Je crois que c’est une procédure qu’ils ont élaborée après les nombreux suicides la nuit dans les prisons. J’ai fait un rêve étrange, il y avait des automates tout autour de moi. Ils formaient un orchestre, un jazz-band et c’était sublime. J’aurais aimé ne pas me réveiller, mais le gardien a choisi ce moment-là pour entrer dans la geôle.

     

     

     

     

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    Aujourd’hui, j’ai eu une visite réconfortante. Robert est venu me voir. Toujours le même, il est un peu gêné dans ce milieu qui n’est pas le sien. Il faut se faire à la vitre qui nous sépare. Il me donne des nouvelles du boulot. Je m’y attendais. Il y a ceux qui pensent que je suis coupable, et il y a les autres. Je n’ose pas demander qui est de mon côté. Il est convaincu de mon innocence.

    — Joël, je te connais depuis trop longtemps. Je sais que tu es fêlé, mais pas au point de trucider tout ce qui passe autour de toi.

    Ces propos m’ont réchauffé le cœur. Il me confesse ses craintes concernant Jack. Il me dit que lui aussi est fêlé. Il l’a surpris en train de lire la Bible. Il tourne mystique le Jack. Non je ne le pense pas. Il devient bizarre. Il a beaucoup maigri et il garde la barbe. C’est vrai qu’il était malade avant toutes ces affaires. La maladie s’est peut-être aggravée. Je ne confie rien à Robert, puisqu’il ne lui a pas dit. J’ai eu droit à une tablette de chocolat noir, que les gardiens ont ouverte pour vérifier s’il n’y avait pas une bombe de dissimulée. Sympa le Robert. Il m’a dit qu’il reviendrait, je le crois.

    Je suis convoqué chez Madame la juge Silovsky. Une sortie de cet enfer carcéral, ça brise la monotonie des jours. Hormis les auréoles de transpiration sous les aisselles, elle porte un tailleur en tissu léger rose pâle qui lui va à ravir. Je m’abstiens de tout commentaire. J’apprécie tout particulièrement un contre-jour qui me laisse deviner un string. J’ai cru un instant que la justice avait un peu d’humanité. Maître Lebrun est là lui aussi. Il est moins sexy que la juge. Elle me récapitule certains points de l’affaire. Elle me précise que si j’ai omis de dire quelque chose, c’est le moment. Dès le dossier bouclé, il sera transmis au parquet qui fixera la date du procès en assises. Tous ces mots me font mal au crâne. Le charabia de la procédure est trop complexe pour moi.

    Enfin Madame la juge sort un joker de sa manche. Elle ne m’avait jamais parlé des analyses. Elle a pris une masse pour m’asséner un coup mortel.

            — Monsieur Lambert, les résultats des prélèvements effectués sur la première victime sont identiques aux vôtres. L’ADN prélevé sous les ongles, le cheveu trouvé lui aussi est le vôtre. Qu’avez-vous à me dire à ce sujet Monsieur Lambert ?

    — Pour un coup de grâce, c’est un coup de grâce. Je n’ai rien à dire Madame. Il n’y a plus de contre-jour dans la pièce. Mon soleil est devenu un four crématoire. Je brûle dans les flammes de l’enfer. Elle continue de baragouiner. Je suis parti ailleurs. Mon avocat me cause. Je vois ses lèvres bouger, mais je n’entends rien. Je me pose juste une question, une toute petite question. Pourquoi tout cela ? Qu’ai-je fait ? Qu’ai-je dis ? Pourquoi tant de haine ? Dans ce puzzle, il y a des pièces manquantes. Je suis dans l’impossibilité de le reconstituer. Seule la providence pourrait me sortir de ce gouffre. Je tombe dans l’abîme, et sur les parois résonne une musique. Je vois le film avec Maurice Ronet. Comme lui je  suis prisonnier.

     

     

     

     

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    Depuis plusieurs jours, je ne m’alimente plus. J’ai été mis au mitard. Je m’en fous. On m’a amené chez le directeur, il m’a fait la morale. Je m’en fous. Je n’ai plus goût à rien. L’instinct de survie est quand même le plus fort et je reprends une alimentation normale. Je suis un mort-vivant. J’erre en vase clos, parmi les exclus de la société, les parias. Combien sont dans mon cas, je ne sais mais j’y pense. Je me dis qu’un seul grain de sable peut bouleverser toute une destinée. Il n’y a pas de garde-fou pour vous protéger d’une erreur judiciaire. Pourquoi tout cela ? Cette question me taraude en permanence. Oui pourquoi moi ?

    Maître Lebrun me somme de bien réfléchir à ma défense. Me défendre de quoi ? Maître. De vous notamment qui voyez qu’un coupable de plus qui se dit innocent. J’ai renoncé dès le début. Je suis un « aquoibonniste ». Personne  ne peut partager mon calvaire, ma solitude et mes doutes. Confier son existence à la justice, c’est comme entrer en religion. Ce n’est pas du donnant donnant. Il faut espérer, c’est tout. Plus je me torture l’esprit, plus mon cerveau s’embrume. Je ne trouve aucune échappatoire, aucun argument irréfutable. Je me réfugie automatiquement dans mon univers musical. C’est un réflexe de Pavlov. Je souffre davantage de maux de tête. Le docteur n’est pas venu me voir. Il y a bien une infirmerie. Elle a mauvaise réputation ici. Il se dit que tous les tire-au-flanc y sont planqués. Je m’abstiens donc de rencontrer l’infirmière.

    L’automne vient à notre rencontre. Le vent pose délicatement quelques feuilles mortes dans la cour. C’est tout ce qu’il peut faire pour nous. Il n’y a pas d’arbres dans l’enceinte de la maison d’arrêt. Ce sont des feuilles en mal de vivre qui ont franchies les hauts murs pour finir au milieu du néant. Ce n’est pas joyeux un tas de feuilles mortes, surtout lorsqu’on les ramasse à la pelle.

    Je suis convoqué au parloir. Je suis surpris de voir l’inspecteur Bouchet. Il enquête sur une plainte pour viol dans mon quartier. Je vous jure que ce n’est pas moi Monsieur l’inspecteur. Il cherche des renseignements sur des jeunes qui habitaient dans un squat pas très loin de mon immeuble. Il s’efforce de me rassurer en me disant que les faits concernés ont eu lieu tout récemment. Je lui dis qu’au point où j’en suis, je m’en fiche royalement. Il me demande quels points communs j’ai trouvés aux cinq martyrs. Je lui réponds exaspéré, en le regardant droit dans les yeux :

    — Ils n’aimaient pas ma musique et ils fumaient. Monsieur l’inspecteur. Je lui répète. Ils n’aimaient pas ma musique et ils fumaient. Monsieur l’inspecteur.

    Je retourne dans ma cellule. J’entends un air dans ma tête. Puis plus rien, la porte s’est refermée sur Miles et son « Ascenseur pour l’échafaud ». 

     

     

     



     

     

     

     

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    Au commissariat, c’est la consternation. Tout le staff est réuni en présence du commissaire et de l’inspecteur Bouchet. Ils viennent d’apprendre qu’un ouvrier antillais employé à la gazette s’est suicidé. Il s’appelle Jack Numa. Oui et alors, pourquoi de la consternation ? Parce que Jack Numa a laissé une longue lettre dans laquelle il justifie son geste. Il s’accuse avec force détails de quatre meurtres et d’une tentative.

    — Ce Numa semblait être dépressif Bouchet dit le commissaire.

    — Je le pense Monsieur. Il explique qu’il ne supportait plus l’éloignement de ses enfants, et que chaque créature sexy lui rappelait sa garce de femme.

    — Bien sûr et l’homme ?

    — C’était la même chose, il a fait des propositions à Jack, et c’est pour cela qu’il y a perdu sa vie.

    — Il faut tout de suite effectuer une perquisition à son domicile.

    — Oui Monsieur le commissaire.

    — Numa apporte des précisions sur sa façon d’opérer.

    — Il repérait des fumeuses. Il leur demandait du feu. Quand il se penchait avec sa cigarette aux lèvres, dans le même temps il avait un fil de taille broussailles dans une main, avec l’autre main il faisait semblant de faire un abri pour la flamme. Et hop, il passait le fil autour du cou.

    — Aucune empreinte ?

    — Non il déclare s’être équipé de gants.

    — Il a eu Lambert comme complice. N’oublions pas qu’ils travaillaient ensemble.

    — Il prétend avoir agit seul.

    — Oui, mais comment expliquer le cheveu et l’ADN de Lambert sur la première victime ?

    — Il nous a déclaré s’être fait mal en glissant sur des excréments d’animaux. Il l’a signalé à maître Lebrun, mais ni lui ni nous n’avons accordé du crédit à ses dires.

    — Bien sûr mais comment expliquer l’ADN et le cheveu, Bouchet ?

    — Je crois que l’explication est simple Commissaire, voilà. Le soir du premier meurtre, Lambert s’est blessé au poignet et à l’avant-bras. Il a saigné un peu, et ce sang s’est répandu sur le trottoir abrité en cet endroit par une avancée de toit. En se cognant il a dû perdre deux ou trois cheveux.

    — Intéressant, continuez, je vous prie.

    — La jeune femme, quant à elle, a probablement raclé le sol avec ses ongles dans un de ses derniers soubresauts. Ça me paraît une hypothèse qui tient la route.

    — Vous avez probablement raison, mais alors quel gâchis.

    — Quel gâchis Monsieur le commissaire, par ma faute.

    — Ne dites pas ça, chacun fait de son mieux en ce bas monde. Ce Jack aurait pu mourir avec ses secrets. C’est ce qui fait la grandeur de l'humain mon cher, il n’est pas parfait.

    Sonné, pratiquement KO debout, Bouchet s’est réfugié dans son bureau. Il songe à cette année écoulée. À tout cet édifice patiemment construit, et tout qui s’écroule comme un château de cartes. Demain il va aller voir Madame la juge Silovsky pour obtenir la liberté provisoire pour le prisonnier en attendant le non-lieu. Il va aussi se rendre à la prison lui annoncer la nouvelle.



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