Répondre à : KELLER, Richard – La Musique de l’Ascenseur

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Richard KellerRichard Keller
Participant

     

     

     

     

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    Il sortit de l’hôpital la seconde quinzaine de novembre. Par un temps gris et humide, il rejoignit, avec une joie non dissimulée, son domicile. Se retrouver chez soi lui apporta un regain d’énergie. Il s’attela à sa rééducation avec assiduité. Un kiné vint lui faire des massages et de la musculation. Il retournait à la civilisation. Parfois, lorsque la météo le permettait, il marchait quelques minutes dans les rues autour de son immeuble. Dans ces moments il prenait conscience de revenir de loin. La faucheuse s’approcha un peu trop près à son goût. L’instinct de conservation fit le reste.

    Après l’humidité, arriva une période neigeuse. Les flocons colonisèrent le ciel alpin. La ville s’habilla de blanc et décembre ressembla à décembre. L’hiver s’était reconnu. Il posait son manteau dans la région. Bouchet allait de mieux en mieux et s’enhardissait dans des sorties de plus en plus longues. Il se disait qu’il se comportait à l’inverse des marmottes qui hibernaient à ce moment de l’année. Il claudiquait un peu. Les médecins lui assuraient que dans quelques semaines tout serait redevenu comme avant l’accident. Il avait la faiblesse d’y croire.

    Il n’écoutait pas la radio. Il ne regardait pas la télévision. Il lisait la presse dont la Gazette, en écoutant les cassettes et le disque du défunt Joël Lambert. Plus il écoutait les quelques mots enregistrés, plus le mystère s’épaississait. Seul Miles Davis lui ouvrait d’autres horizons où la musique régissait la vie. Il s’était procuré différents CD du trompettiste. Il revenait perpétuellement au même morceau. Ce solo ensorcelant  de « la musique de l’ascenseur ». Ses tentatives d’ouvrir son oreille musicale à d’autres interprètes se heurtaient à son idée fixe, l’affaire des meurtres de la rue Paquet.

    Une brise vivifiante lui fouettait le visage. En dépit de cette rudesse hivernale il continuait inlassablement ses déambulations pour recouvrer sa forme d’antan. Il envisageait de reprendre son activité professionnelle au printemps. Il ne manquait que le feu vert des docteurs. Ces derniers trouvaient qu’il était prématuré de fixer une date. La prudence du corps médical l’agaçait. Les dernières analyses allaient dans la bonne direction. Seuls deux indicateurs posaient un petit problème. Cependant ils se rapprochaient des normes communément admises.

    Il se renseigna auprès de collègues randonneurs sur l’enneigement du plateau de la Croix de l’Alpe. Il voulait savoir à quel moment la montée à pied deviendrait possible. Il obtenait presque toujours la même réponse. Le mois de mai. Il y avait des années où la rareté des chutes de neige permettait un passage plus précoce. Il se rendit à l’évidence, il lui faudrait attendre encore, attendre toujours. Ce ne sera pas plus mal pensa-t-il. J’aurai recouvré toutes mes capacités et ce ne sera pas de trop. Il ne faudra pas être diminué pour grimper là haut.

    Il redevint plus sociable. Il rencontra des gens et fourmilla de projets. Il manifesta l’intention de rendre une visite à ses amis Juliette et Léo Sagol. Son ami lui téléphonait au moins une fois par semaine pour prendre des nouvelles et s’assurer que son moral suivait, lui aussi, une courbe ascendante. Il avait déjà pris par deux fois sa voiture. Cela s’était bien passé. Cette fois il devrait conduire pendant une heure minimum. Il s’en sentait capable. Ils convinrent d’une date, et pas n’importe quel jour. Ils passeraient le réveillon de fin d’année ensemble.

    Il accomplissait des marches de plus en plus physiques le long des quais surplombant la rivière. Les rives blanchies par le givre et la glace brillaient quelquefois sous le soleil timide de l’hiver. Souvent, une brume déroulait un long serpentin au dessus de l’eau. Bouchet savourait ces promenades. Il respirait l’air glacial à pleins poumons. Il ne craignait pas le froid. Son cœur se chauffait au feu du plaisir retrouvé.

     

     

     

     

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      Juliette mit les petits plats dans les grands pour recevoir Jean-Pierre, et Léo déposa sur la table de bonnes bouteilles. L’amitié des deux hommes faisait plaisir à voir. Ils avaient sympathisé dans le cadre de leur métier. Chacun respectait et admirait l’autre. Sagol représentait le provincial issu du terroir. Son ami d’origine lyonnaise avait grandi dans la cité des Gaules. Il laissait paraître quelques attitudes bourgeoises. Au premier rang des détails caractéristiques de l’inspecteur figurait l’élégance. Contrairement à d’autres ces différences, les réunissaient.

      Le policier hésita longuement avant de parler à nouveau des meurtres de la rue Paquet. Il n’osait pas avouer qu’un rebondissement inattendu risquait de mettre à mal toute l’enquête. Il s’interdisait de révéler son obsession pour le jazz. Notamment parce qu’elle provenait de la rencontre post-mortem avec Joël Lambert. Il craignait la réaction de son collègue gendarme. Il se doutait que son comportement de ces derniers mois intriguait. Il aborda le sujet de manière détournée. Il parla de la mère du défunt et de sa certitude de l’innocence de son fils. Il pointa le doigt sur l’insistance de cette femme à revenir sur un point acquis depuis longtemps. Léo lui rétorqua qu’il avait connu une telle situation dans une enquête. L’obtention d’un non-lieu judiciaire n’empêcha pas les parents du suspect innocenté d’hurler dans les médias pour obtenir la réhabilitation que le tribunal venait d’accorder quelques semaines auparavant. Il en resta là. Le reste serait trop compliqué à expliquer.

      Juliette confectionna un repas composé de mets traditionnels. Le potage de châtaignes au foie gras, le faisan aux pruneaux et autres réjouissances vinrent compléter le menu. A l’heure fatidique où le calendrier prend un an en une seconde, ils s’embrassèrent et se souhaitèrent surtout la santé et une année meilleure pour le convalescent. Bouchet fatigua peu après minuit. Le trio se coucha peu avant une heure.

      Dans l’après-midi du lendemain, il eut très mal à la jambe et au talon. Sagol lui proposa de le ramener. Il déclina la proposition. Il réussit à rentrer chez lui. Il absorba des cachets et essaya de dormir. Il ne comprenait pas ce qui lui causait  ces atroces souffrances. La guérison semblait acquise. Voilà que surgissait un nouvel avatar. Dans quelques jours il devait reprendre ses activités professionnelles. Il se frappa le poing contre le front. Non il ne rêvait pas. Le cauchemar s’installait dans sa chair. Au matin, il se décida à appeler son médecin. Le brave docteur fit deux constatations. Son patient souffrait atrocement du membre inférieur droit, sans pouvoir localiser un endroit précis. Il transpirait et la prise de température révéla près de quarante degrés et un rythme cardiaque très élevé. Ils convinrent d’un commun accord que seul l’hôpital pouvait répondre aux circonstances présentes.

      C’est désespéré, démoralisé, dans une grande souffrance qu’il se retrouva dans le service de médecine interne. Il se demanda s’il s’agissait de la fin d’une parenthèse ou le début d’une autre. La plupart du personnel reprenait le travail. Finie la trêve des confiseurs. Il fallait voir les petites mines des infirmières et aides soignantes. Malgré son état, aucune ne manqua de lui souhaiter le meilleur pour l’année qui commençait. Difficilement à ses yeux. Les praticiens se retrouvèrent promptement à son chevet. Les instances médicales se précipitaient sur son cas comme la pauvreté sur le monde. Ce fut le ballet ininterrompu pour les analyses de sang et d’urine. On le transféra en radiologie pour prendre des clichés, effectuer un Doppler. Il avait le sentiment de servir de cobaye au corps médical.

      Il réfléchissait au moindre de ses faits et gestes qui aurait pu déclencher ses douleurs. Il se rendit rapidement à l’évidence. Rien de ce qu’il avait accompli récemment ne pouvait engendrer de tels maux. Maintenant la peur le tenaillait. La peur d’un retour de la maladie nosocomiale. La peur d’avoir trop mal. La peur d’être estropié. La peur de repartir dans ce cycle infernal. Il ne voulait pas devenir un légume. Il avait une mission, un but à accomplir. Dès la fin de l’hiver il monterait à « la Croix de l’Alpe ». Il espérait résoudre, une fois pour toutes, le mystère de l’affaire qui le taraudait depuis des mois.

      Le jazz, si au moins Miles Davis se déguisait en ange pour m’aider. Il délirait autour de sa musique, ce tempo de trompette. Il adorait l’écouter dans la nuit lorsque les ténèbres posaient leur couvercle sur la ville. Les notes sublimes l’obligeaient à aller puiser au fond de son âme des sentiments qu’il croyait enfouis à jamais. Ce morceau joué par le maître le prenait aux tripes. Il vivait ses émotions intensément. Il se retrouvait apaisé par le souffle qui circulait dans l’instrument. Il ne voyait personne pour comprendre ce qui se passait dans ces moments là. Seul Joël Lambert l’aurait compris. Il n’était plus là pour échanger avec lui. Leurs autres rencontres n’abordèrent que succinctement le domaine musical. Il le regrettait aujourd’hui. Il connaissait la révélation par ces sons qui le pénétraient. « La musique de l’ascenseur »  rythmait les battements de son cœur blessé.



     

     

     

     

     

     

     

    Troisième partie

     

     

     

     

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      Monotones, les journées se succédaient. La souffrance maîtrisée par le personnel hospitalier lui laissait parfois du répit. Lorsque la morphine prenait le relais, il sombrait dans un état léthargique et mettait plusieurs heures à émerger. C’est à ce prix que la médecine traitait les cas les plus douloureux. Il s’épuisait dans cet immobilisme. Il en arrivait à compter les dalles en polystyrène du plafond. Maintenant aucun détail de cette cellule ne lui échappait.

      Un collègue de travail lui avait prêté un lecteur de CD. Il s’équipait des écouteurs, le temps passait avec la trompette qui délivrait sa triste mélopée. Les infirmières remarquèrent le changement chez cet homme dynamique. Son teint se transformait, il était cireux. La maladie nosocomiale investissait sournoisement son organisme. Il cédait du terrain. La faucheuse attendait son heure sur le pas de la porte.

      Les médecins se succédèrent, impuissants, à son chevet. Ils acquirent la conviction que sans son aide active, la partie ne tournerait pas à son avantage. Ils réfléchirent et décidèrent de s’en ouvrir franchement au policier. Ils espéraient que la franchise déclencherait un déclic chez leur sujet. La discussion dura de longues minutes. Attentif, il décortiqua chaque terme et phase du protocole médical. Les praticiens lui donnèrent toutes les explications demandées. Bien malin celui qui aurait pu dire comment réagirait ce grand corps amoindri par la maladie.

      L’élément déclencheur s’appela Juliette Mignot. C’est en posant un cathéter que cette jeune infirmière discuta un peu avec le pensionnaire de la chambre dix-sept. Elle vit que l’homme avait un besoin crucial de chaleur humaine. Les cernes et la profondeur du regard  qui la fixait intensément la bouleversa. Elle entama le dialogue. Rapidement elle s’adressa à lui en le nommant par son prénom. Cette attitude amena un sourire sur ses lèvres.

      A chaque visite, il se mobilisait pour paraître le mieux possible. La demoiselle trouvait toujours un moment pour discuter avec lui. Une relation amicale s’instaura. L’enquêteur appréciait sa présence. Lorsqu’elle était absente, il souhaitait son retour afin de reprendre une conversation interrompue. La nécessité d’accomplir correctement sa tâche l’obligeait souvent à remettre la suite de la discussion à plus tard.  Il convient de dire qu’avec sa gentillesse, sa bonne humeur permanente et sa plastique agréable, elle faisait l’unanimité auprès des pensionnaires du service.

      Les médecins constatèrent une stabilisation de l’état du patient. Ils étaient loin de se douter qu’une petite infirmière redonnait le moral à celui qu’ils avaient dans le lit devant eux. Ce dernier se soignait avec deux médicaments non référencés. Juliette et le jazz. Les heures s’égrenaient en écoutant les disques de Miles Davis. Il était capable de déceler la respiration du trompettiste, tellement il était imprégné de chaque morceau. Il devint l’auditeur le plus assidu du divin musicien. Il était à même de le reconnaître parmi tous les joueurs de cuivres de la planète. L’obsession l’avait amené à la connaissance. Il rivalisait avec le défunt Joël Lambert.

      Un jour il lâcha ce nom qui l’obsédait et qui était à l’origine de l’accident aux conséquences désastreuses. Juliette s’en souvenait parfaitement, elle en parla avec beaucoup d’émotion. Elle confessa qu’il vécut ses derniers moments dans la même chambre que lui. Il pensa qu’il n’y avait pas de hasard dans la vie. La coïncidence le frappa et l’amena à cogiter longuement sur l’affaire. Il espérait que le lit numéro dix-sept ne lui réserverait pas un sort identique. Il fallait s’accrocher. Juliette perçut sa préoccupation. Elle ne réussit pas à savoir ce qui taraudait l’esprit de son interlocuteur. Il s’en sortit par une pirouette en prétextant une fatigue soudaine.

      Lorsqu’il se retrouva seul, il broya du noir. Il se mit à envisager sa fin prochaine. De rêverie en cauchemar, il tentait d’échapper à Joël Lambert. Ce dernier le coursait avec une énorme trompette à la main. Il la faisait tournoyer autour de sa tête pour la jeter sur l’inspecteur. Bouchet fuyait en zigzaguant au milieu des notes qui entravaient sa course. Il évitait une blanche et butait sur une noire. Il se réveilla en sueur, complètement épuisé.

      Il passa des nuits cauchemardesques. Les mêmes fantasmes revenaient invariablement. L’instrument enflait, devenant de plus en plus volumineux. Les notes se multipliaient sur son passage. Un élément nouveau avait fait son apparition. La musique. « La musique de l’ascenseur »  l’assaillait. Miles se déchainait de plus en plus fort. Son souffle l’assourdissait. Il en arriva à se boucher les oreilles avec ses mains. Il se tordait dans son lit. Il essayait de rester éveillé. Car son sommeil devenait un enfer peuplé de démons le coursant avec de gigantesques trompettes. Il voyait les notes sortir de l’embouchure et se précipiter dans sa direction. Le jazz se fâchait contre lui.

      Dans un instant de lucidité, il se demanda si ces hallucinations n’étaient pas les prémices du voyage vers l’au-delà. Il fut attristé par cette pensée. La mort ne l’effrayait pas. Ce qui le gênait, c’était de ne pouvoir découvrir la vérité sur la fin tragique des victimes de la rue Paquet et sur le message posthume de Joël Lambert. Il avait un sentiment amer d’inachevé. Rien que pour cela, il voulait se refaire une santé et monter un jour à l’assaut « de la Croix de l’Alpe ».

     

     

     

     

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      En cette nouvelle année, la gazette fit peau neuve. Une formule rénovée pour relancer les ventes vit le jour. Pendant plusieurs semaines l’équipe dirigeante plancha sur une maquette plus attrayante. Le format subit une cure de rétrécissement. Il y avait plus de pages et la couleur relégua aux oubliettes le noir et blanc. Avec l’ajout de rubriques « Loisirs et culture », il fallut embaucher un nouveau chroniqueur. Les jeunes ne manquaient pas sur le marché. C’est un dénommé Thierry Gontard qui décrocha la timbale. Enfin il n’eut pas droit aux couverts en argent. Juste un job pour s’occuper de la rubrique des chiens écrasés, les Anciens s’étant octroyé le reste. Dans le journalisme, c’est comme dans beaucoup de corporations. Les nouveaux sont souvent confinés aux tâches subalternes.

      Depuis quelques semaines, la rivière avait pris ses quartiers dans les locaux du quotidien. La situation ravivait des souvenirs douloureux à Robert. Ce dernier se considérait comme un fossile depuis les disparitions de ses copains Jack et Joël. Au début, il pensait fréquemment à cette histoire dramatique dont il fut le témoin impuissant. Il n’avait rien vu venir et les faits s’étaient enchaînés implacablement. Lui aussi trouvait cette affaire bizarre. Le dénouement ne l’avait pas convaincu. Il avait acquis la conviction que quelque chose clochait dans cet embrouillamini. Puis il avait rangé tout ça dans un coin de sa mémoire. Le temps faisait son œuvre. La chasse et ses occupations à la campagne l’accaparaient suffisamment pour qu’il ait l’esprit capté par d’autres pensées.

      Le petit jeunot s’intégra promptement, s’imprégnant de l’historique de la maison. Son mètre quatre-vingt-cinq, sa blondeur et ses yeux verts marquaient ses interlocuteurs. Il savait en jouer à merveille. La promiscuité obligatoire engendrée par l’humidité ambiante permettait des rencontres plus fréquentes. C’est par ce biais qu’il sympathisa avec Robert. Celui-ci l’apprécia dès la prise de contact. Il est des relations qui se nouent dès le premier mot. Il en fut ainsi pour le journaliste et le spécialiste de la pagination. Thierry marqua le point décisif lorsqu’il fit cadeau d’une casquette en velours noir à son collègue lors de son quarante-quatrième anniversaire.

      Quand leurs activités réciproques le permettaient, les deux hommes se retrouvaient autour d’un café, à refaire le monde. Malgré les différences d’âge et de loisirs, ils trouvaient toujours des tas de sujets à aborder. Ils possédaient une passion commune : leur amour immodéré des chevaux. Robert lui raconta les regrettables événements qui secouèrent la gazette. Il aborda le sujet avec un pincement au cœur. Le temps n’arrivait pas à cicatriser cette terrible blessure. Perdre deux collègues aussi expéditivement et à cause de la même affaire le rendait triste.

      Il n’était pas plus persuadé de la culpabilité de Jack Numa que de celle de Joël Lambert. Après avoir relaté sa version des faits, il fit part de ses doutes concernant l’acteur de ces forfaits. L’histoire passionna Thierry. Il ressortit les articles de l’époque et s’imprégna de l’atmosphère si particulière des victimes de la rue Paquet. Il venait de contracter le même virus que ceux qui l’avaient précédé au journal.

      De retour chez lui, habité par toutes ces confidences, il se précipita vers sa petite femme et son fils Armel. Le garçonnet ressemblait à sa mère comme deux gouttes d’eau. La même toison rousse et des taches de rousseur partout. Il aimait ça et adorait les compter sur les parties les plus intimes de Judith. Le repas, composé principalement d’une pizza aux quatre fromages, fut rapidement absorbé. Une comptine pour endormir le fils chéri et ils se retrouvèrent en tête à tête. 

    Thierry relata sa journée et parla de Joël Lambert. Il la vit blêmir et s’interrogea sur ce qui lui arrivait. Elle s’allongea sur le canapé et peu à peu recouvra des couleurs. Elle lui concéda que tous ces meurtres l’avaient remuée. Il réfléchit et trouva que son épouse faisait preuve d’une extrême sensibilité. Il se hasarda à la convaincre que tout cela concernait le passé. Elle acquiesça en rajoutant que c’était aussi du sien dont il était question. Par déformation professionnelle, il lui demanda de préciser le sens de sa dernière phrase.

    Elle avait tourné la page. Revenir sur sa liaison avec le premier suspect de la rue Paquet nécessita un gros effort de sa part. Elle tenta une diversion en prétextant qu’elle devait vérifier si Armel ne s’était pas découvert. A voir la tête de son compagnon, elle se rendit compte qu’elle ne pourrait se défiler plus longtemps. Elle servit deux verres de jus d’orange et se réfugia dans un fauteuil. La gorge serrée, elle commença son récit.

    Elle partit dans un monologue où rien ne fut occulté. Son époux l’écouta avec un intérêt croissant. Il supporta difficilement d’entendre la mère de son enfant avouer qu’elle en aima un autre. Elle était consciente de la difficulté à raconter sa vie avant leur rencontre. Elle ne souhaitait pas tomber dans des révélations qui n’appartenaient qu’à l’intimité de deux êtres. Elle s’exprima parfois avec des sanglots dans la voix. Elle ne confia pas son désir d’avoir un bébé avec le défunt. C’était trop pour tous les deux.

    La discussion dura deux bonnes heures. Ils s’endormirent en se réfugiant dans les bras l’un de l’autre. Il comprit qu’elle voulait oublier ces épisodes trop cruels. Malgré ses preuves évidentes d’amour, il ne put dormir convenablement. Il entrait à son tour dans le dossier. Sa curiosité naturelle l’amenait à se poser plein de questions auxquelles elle ne pouvait répondre. Sa décision était prise. Il gratterait un peu dans cette intrigue.

     

     

     

     

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    Il fallut plusieurs jours à la rivière pour regagner son lit. A la gazette, chacun s’accommodait de la situation. Thierry interrogea Robert sur les fréquentations féminines de Joël. Il voulait surtout savoir s’il était le seul à ne pas connaître cette partie de la vie de son épouse. Robert ne tourna pas autour du pot. Il confirma ce que Judith avait révélé. Rien de plus. En bon terrien, il aborda l’essentiel en ne s’attardant pas sur des détails inutiles. Il présenta son ex-collègue sous ses meilleurs auspices. On sentait à l’intonation de ses mots, qu’il souffrait encore de son absence.

    Le départ, vers un hypothétique ailleurs, de son ami emplit de vide son cœur rustique. Il n’arrivait pas à exprimer ses sentiments. Il se taisait et pensait dans le calme de sa solitude. Voici qu’un blanc-bec ravivait ses plaies mal refermées. Heureusement que le grand blond lui était sympathique, sinon il l’aurait rabroué vite fait bien fait. Presque à chaque pause, ils évoquèrent la mémoire du défunt. Ce culte dévorant du jazz interpellait Thierry. Lui aussi adorait ce genre musical. Il avait d’ailleurs connu Judith lors d’une soirée consacrée au jazz latino. Sous cet angle il comprenait mieux la personnalité complexe de l’ex-collaborateur du journal.

    La rubrique des chiens écrasés lui laissait un peu de temps libre. Il voulut rencontrer la mère de Joël. Contre toute attente, cette dernière accepta de le recevoir. Le rendez-vous eut lieu un après-midi dans l’appartement de madame Lambert. Il remarqua la cage à oiseaux au fond du couloir. Un couple de canaris s’égosillait en se secouant dans la volière. Il lui fit un compliment. Elle le remercia d’un sourire las. Sa chevelure poivre et sel se répandait en liberté sur son crâne. Des épis se dissociaient du reste des cheveux. Cet aspect négligé interpella le chroniqueur. Il constata des cernes noirs sous les yeux ainsi que des pas peu assurés. Pour un peu il aurait cru rencontrer une pocharde.

    Sur la table de cuisine, des boîtes de médicaments disposées à côté d’un verre et d’une bouteille d’eau le confortèrent dans sa première idée. Cette femme était malade. Elle souffre probablement du contrecoup de la disparition de son fils, pensa-t-il. Elle l’invita à s’asseoir au salon et se posa avec difficulté sur un canapé. Thierry avait longuement réfléchi sur la meilleure manière de se rapprocher de cette femme en deuil. Il décida de l’aborder par la musique. Celle de Miles Davis plus particulièrement. Elle esquissa un second sourire à l’évocation de ce que fut l’engouement de son fils. Il venait de choisir la seule et unique clé lui permettant de continuer la conversation avec la confiance de la maîtresse de maison.

    Elle lui déclara qu’elle envisageait de se séparer de la collection de disques de Joël. Il souhaita la voir. Elle l’emmena péniblement dans une autre pièce où quatre cartons occupaient l’espace central. Il s’approcha, en ouvrit un précautionneusement. Des dizaines de CD alignés remplissaient la boîte. Il examina tous les emballages, pendant qu’elle fixait le mur en face, le regard vide. Il n’y prêta pas cas, absorbé par les petits bijoux qui défilaient entre ses mains. Il y avait des joyaux actuellement introuvables, une mine d’or pour collectionneurs. Ils revinrent au salon. Il suggéra à la vieille dame de lui parler de son fils. Malgré la larme qu’elle essuya rapidement, elle était heureuse de faire revivre durant un moment cet être si cher à son cœur.

    Les canaris, comme s’ils avaient perçu la solennité de l’instant s’arrêtèrent de chanter. Un silence pesant s’installa avant qu’elle ne commence à causer. Elle évoqua la mémoire de ce fils trop tôt disparu. Elle expliqua sa passion pour le jazz. Elle lui relata ce jour de cinquante-huit où elle se réfugia dans un cinéma pour oublier. Le film s’appelait « Ascenseur pour l’échafaud ». Par une étrange coïncidence, la mère adora les scènes sur grand écran.  Quelques années plus tard son rejeton se passionna pour la mélodie qui habillait cette histoire. Le journaliste ne croyait pas beaucoup au hasard. Il le considérait comme un élément qui permet aux choses de basculer dans un sens ou dans l’autre.

    Jacqueline Lambert, fatiguée, résuma parfaitement les dernières années de la vie de la chair de sa chair. Thierry fut surpris du peu de cas qu’elle fit des morts de la rue Paquet. Elle occulta totalement les tracasseries occasionnées à son fils par la police et plus précisément l’inspecteur Bouchet. C’est Robert qui lui en avait parlé. La mère du premier suspect semblait vouloir gommer les événements les plus pénibles de sa vie. Maintenant il en avait appris suffisamment. Il ne voulait pas l’épuiser plus. Elle demanda à son interlocuteur s’il aimait le jazz.

    Thierry Gontard jouait du saxophone ténor en virtuose. Il vibrait sous cette musique qu’il vivait charnellement. Malgré son état de faiblesse, elle perçut l’intérêt du jeune homme pour la collection de disques rangés dans les cartons. Elle préférait cela à la curiosité morbide des multiples meurtres commis autour de son fils. Elle se leva, et avant qu’il ne réagisse se plaça près de lui. Si vous voulez ces disques, votre prix sera le mien lui dit-elle. Il ne savait que lui répondre. Ce fut elle qui rompit le silence. Elle lui susurra une proposition à voix basse à l’oreille. Il se trouva confus. Elle haussa la voix. Elle lui confia que ça lui ferait plaisir qu’un vrai mélomane vive avec ces enregistrements. Il ne tergiversa pas davantage. Il prit son chéquier et l’affaire fut entendue. Il venait d’acquérir pour un prix symbolique un lot extraordinaire. Il en était conscient. Il prit congé de son interlocutrice en la remerciant vivement pour ce cadeau inestimable. Il chargea les colis dans sa voiture. Il rentra chez lui tout heureux de cet entretien et de son épilogue inattendu.

     

     

     

     

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    Dans un premier temps, il rangea les paquets dans son garage. Il ne révéla pas à Judith la provenance des disques. Dès qu’il disposait d’un moment, il vidait un emballage en rangeant le précieux contenu dans les étagères du salon. Il écoutait religieusement Miles Davis et ses comparses s’éclater sur des morceaux d’anthologie. Il vivait des moments merveilleux. Son épouse ne disait rien. Elle considérait cependant que cette passion accaparait l’esprit de son bonhomme à ses dépens. Il rayonnait de bonheur et elle n’en demandait pas davantage. Elle préférait cette occupation plutôt que de le voir traîner les bistrots avec les copains, en la laissant seule avec Armel.

    Elle constatait parfois une curieuse similitude avec les goûts de feu Joël Lambert. Elle n’approfondit pas plus sa réflexion. Thierry déclarait avoir profité d’un bon coup en acquérant un lot de CD d’occasion. Le chiffre porté sur le talon du chèque semblait dérisoire. Ce fut son seul commentaire en faisant les comptes du ménage. Elle ne se doutait pas de l’origine du cadeau. Il valait mieux. Elle n’aurait pas supporté de voir la collection de son ancien compagnon venir envahir à ce point sa nouvelle vie.

    Peu à peu les rayons de la bibliothèque se remplissaient, au grand dam de la maîtresse de maison qui n’appréciait pas d’y chasser la poussière tenace. Les enregistrements prenaient peu à peu la place des livres. Il s’efforçait de rajouter des galettes inédites. L’appartement baignait dans une ambiance jazzy. Il disséquait les pochettes pour s’imprégner encore plus des œuvres et de leurs compositeurs. En dehors de son travail et de sa petite famille, il consacrait tout son temps libre à prendre connaissance de son petit trésor.

    C’est en ouvrant un boîtier qu’un nouvel élément se présenta au journaliste. Une feuille manuscrite pliée en quatre tomba à l’ouverture. Il la ramassa et la déplia. Une écriture penchée à l’encre violette déroulait une phrase. Il lut le texte et regarda aussitôt de quel CD il s’agissait. Le message avait été glissé dans un disque de Miles Davis. Une version de l’ « Ascenseur pour l’échafaud ». Il réfléchit longuement à l’adéquation entre la musique et les mots consignés sur le feuillet.

    Juste seize mots pour relancer une affaire peu banale. Joël Lambert était le rédacteur des lignes aujourd’hui en sa possession. « Tout le monde s’est trompé, la vérité se trouve au pied de « la Croix de l’Alpe » ». Il se demanda ce que cela voulait dire. Où cette énigme allait l’emmener ? Malgré la brièveté du billet, il essaye d’assembler les pièces du puzzle. Il lui en manque beaucoup, mais l’homme est curieux.

    Il ne lui fallut pas longtemps pour comprendre l’importance de sa trouvaille. Il choisit de garder le secret sur ces mots griffonnés. Même Judith n’en saurait rien, du moins pour l’instant. Il aviserait en cas d’urgence. Maintenant il va falloir se renseigner et savoir où situer « la Croix de l’Alpe ». Il ne connaissait pas cet endroit et n’en avait jamais entendu parler avant cet instant. Il décida de poser la question à des personnes étrangères à l’affaire. Quelques heures plus tard, un consommateur accoudé au zinc du bistrot proche de la gazette lui donna la réponse.

    Arrivé au journal, il effectua des recherches pour localiser plus précisément le lieu. Il réussit à visionner des clichés. Il voulait monter sur ce plateau. Tous les renseignements concordaient. Il était dangereux de s’y aventurer en cette saison. L’accès était conseillé de mai à octobre. Cette année la neige précoce rendait suicidaire une escapade. L’hiver avait déjà pris ses quartiers en montagne. Il faudrait s’armer de patience. Le jeune homme avait accumulé suffisamment d’explications pour attendre sereinement le moment propice.

     

     

     

     

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      Les jours et les semaines se succédèrent. Jean-Pierre Bouchet avait entrepris un périlleux voyage. Un périple qui l’amena fréquemment aux frontières de la vie et de la mort. Seule une volonté féroce de vivre maintenait une lueur d’espoir. L’être s’accroche même à la branche la plus fragile. Il lutta en n’ayant plus aucune notion du temps. Il confondait souvent le jour et la nuit. Pour lui les ténèbres avaient pris le dessus. Quelquefois il esquissait un sourire à la vue de Juliette l’infirmière. Cette dernière le lui rendait bien. Lors de ses passages elle murmurait des paroles d’amitié en lui essuyant délicatement le front. Ce petit contact charnel, lui garantissait sa présence parmi les vivants.

      Il prêtait de moins en moins l’oreille au jazz. Miles Davis ne réussissait pas à lui fournir les forces nécessaires à sa guérison. Quand le discernement reprenait droit de cité, il pensait à toute cette histoire. Là, il écoutait presque religieusement « La musique de l’ascenseur » ». L’espoir qui l’avait habité pendant des mois, celui de découvrir la vérité au pied de « la Croix de l’Alpe », cet espoir s’enfuyait au même rythme que sa santé.

      Les médecins assistaient impuissants à la prise de pouvoir de la maladie nosocomiale. Ils n’avaient plus aucun doute sur ce qui s’était passé. Ce qu’ils voulaient avant tout, c’était sauver leur patient. Dans ce corps décharné, les thérapeutiques échouaient les unes après les autres. Seul un miracle pourrait arrêter ce compte à rebours implacable. La puissance et la nocivité de certains médicaments provoquaient des allergies qu’il fallait soigner. Il se considérait comme un cobaye de la médecine. Il n’avait plus la force de discuter des protocoles. Il suivait le courant au risque d’être entraîné dans un tourbillon.

      Lorsque le mal lui accordait un court répit, il songeait au supplice qu’avait dû subir feu Joël Lambert. Il se demandait comment cet homme, encore jeune, avait pu endurer toutes ces souffrances et cette infamie. Il croyait que dans son malheur, la chance lui avait accordé quelques avantages. Il essayait de les identifier. Il renonçait rapidement. Il admettait que le jazz servit de ballon d’oxygène au défunt. L’essentiel de son alimentation était absorbée sous forme liquide. Cela lui évitait les problèmes d’étouffement qui faillirent abréger son calvaire sans le secours miraculeux de Juliette Mignot. Elle arriva au moment où il s’étouffait. En des gestes sûrs, elle le fit déglutir et réussit à rétablir sa respiration. Son ange gardien s’était penché sur lui. C’était un bon signe.

      Léo Sagol se tenait au courant de l’évolution de l’état de santé de son ami. Sa préoccupation était constante. Il se faisait beaucoup de souci sur la suite des évènements. Aussi décida-t-il de rendre visite à son compère. A son arrivée dans la chambre, il se sentit mal à l’aise. Face à lui se trouvait l’ombre de l’homme qu’il connaissait. Une machine l’aidait à respirer. Une autre lui injectait un produit dans les veines. Ce tableau peu réjouissant attristait le gendarme. Il en avait vu bien d’autres, mais là il s’agissait de son meilleur compagnon. Il était là impuissant face à la maladie qui gagnait inexorablement du terrain chaque jour.

      Dans un éclair de lucidité, Bouchet reconnut son copain. Il esquissa un pâle sourire, geste de circonstance. Les doses importantes de morphine le maintenaient dans un état second. Il donnait l’impression de flotter au dessus de tout le monde. Même ses propos manquaient parfois de cohérence. Il semblait ne pas trop souffrir, ou alors il cachait bien ses douleurs. Le plus dur pour cet homme actif, c’était d’être cloué au lit avec des esquarres en prime. La présence de Sagol sembla lui redonner un peu de tonus. En dépit du masque respiratoire, il parla un peu. Il appréhendait son état avec une grande conscience. Cela l’incita à se poser des questions concernant l’affaire Joël Lambert. Il fut à deux doigts de révéler à son camarade le secret dont il était dépositaire. Finalement, il se ravisa. Il voulait travailler seul sur ce dossier. Malgré la confiance absolue qu’il avait en Léo, il opta pour le silence. Il verrait si la situation s’aggravait davantage.

      Sagol resta deux bonnes heures à tenter de tenir une agréable compagnie au policier. Lorsqu’il prit congé, il se demanda comment il retrouverait le malade la prochaine fois. Pour un peu il prierait dans la première église pour le rétablissement de Jean-Pierre Bouchet. Ce qu’il venait de voir, ajouté à la grisaille ambiante lui minait le moral. Il était quasi persuadé qu’il ne reverrait pas son ami vivant. Le paysage défila lugubre devant ses yeux. Arrivé à son domicile, il se confia un peu à son épouse. À le voir aussi taciturne, elle comprit à demi-mot. Pas besoin d’en dire plus. Ce n’était pas un bon jour.

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