Répondre à : KELLER, Richard – La Musique de l’Ascenseur

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Richard KellerRichard Keller
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      Vexé par la réaction de Juliette, il ne la rappela pas. Si elle tenait à lui, elle ne manquerait pas de se manifester pensait-il. Le lundi matin, il se rendit à la gazette afin de rencontrer Robert Chenu. Il eut de la chance, ce dernier travaillait en journée. Les deux hommes s’étaient déjà rencontrés à plusieurs reprises. Bouchet souhaitait affiner certaines questions concernant les relations entre Joël et Jack. Robert ne voyait pas où ce fouineur avait envie de l’emmener. Comme il n’avait rien à cacher, cela lui importait peu. Il trouvait cependant qu’il fallait laisser place au deuil et ne plus remuer cette fange. En citoyen de la campagne, son bon sens lui conseillait de ne pas mettre son nez là où le fumier venait d’être remué. Ça ne sentait rien de bon cette affaire là.

      L’enquêteur en fut pour ses frais. Il ne fit aucune autre découverte. Il comprit que Robert n’avait nullement l’intention de rouvrir ses blessures à tout bout de champ. Ce dernier désirait tourner la page de ce douloureux passé, ne se doutant pas que son interlocuteur avait récupéré une pièce supplémentaire du puzzle. A avancer masqué, il n’obtiendrait pas de renseignement capital, et il ne pouvait révéler les raisons intimes de sa présence.

      Lorsqu’il eut tourné les talons, Robert partit à la rencontre de Thierry le journaliste. Il l’aimait bien ce jeunot comme il disait. Ils s’installèrent devant un café et discutèrent de leurs week-ends respectifs. Chacun s’évertuant à écouter l’autre attentivement. Ensuite Robert fit part du passage de l’inspecteur. Son camarade fronça imperceptiblement le sourcil, que voulait donc ce policier ? Ses sens étaient en éveil, la curiosité professionnelle prenait le dessus. Robert lui expliqua que la conversation eut pour unique sujet ses deux collègues disparus, Jack et Joël. Thierry se demandait bien quel événement motivait ces nouvelles investigations policières. Ce n’était pas la disparition de Jacqueline Lambert, car les deux employés du journal étaient décédés antérieurement à elle.

      La discussion avec Robert incita le jeune chroniqueur à monter vers la « Croix de l’Alpe ». Si la météo l’autorisait, il effectuerait son escapade en fin de semaine. Cela tombait bien car Judith devait rendre visite à une amie et il n’était guère tenté par l’aventure. Il confia à son épouse son désir d’effectuer une petite randonnée dans le massif de Chartreuse. Comme elle ne connaissait pas sa véritable motivation, elle pensa que c’était bon pour lui de s’adonner à ce genre de loisir. Elle le félicita de cette initiative.

      Pendant que Bouchet méditait seul dans son coin, Thierry préparait son équipée sur le haut plateau. Il ne savait pas qu’il avait plusieurs longueurs de retard et que ce handicap était insurmontable. Chaque protagoniste possédait des informations, mais l’autre n’en avait pas la moindre idée. Ils agissaient en solitaires. Bouchet était le plus fort à ce jeu, car il avait connu toutes les personnes du dossier vivantes. Çà lui permettait d’appréhender les choses avec plus de réalité.

      Afin de ne pas attirer les soupçons sur ses intentions, Thierry effectua un détour par une librairie afin de trouver des topos guides des randonnées dans le massif de Chartreuse. Il consulta des ouvrages et jeta son dévolu sur un opuscule qui fournissait les cartes et les explications pour se diriger sereinement vers l’endroit désiré. Le libraire lui confirma que le sentier était parfaitement praticable depuis une dizaine de jours. Des amis s’y étaient rendus. Il ne subsistait qu’un gros névé et quelques plaques éparses. Encore un peu de patience, il tenterait la balade samedi matin. Il appréhendait un peu car il n’avait pas eu beaucoup d’activité sportive ces derniers temps.

     

     

     

     

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      Thierry se leva un peu tard le samedi matin. Il se prépara rapidement, embrassa sa femme et son fils et partit sur la route à l’assaut de la « Croix de l’Alpe ». Heureusement qu’il avait préparé ses affaires la veille, cela lui fit gagner un temps précieux. Nous étions déjà le quinze mai, et il y avait pléthore de véhicules qui prenaient la même direction que lui. Il avançait à une cadence de sénateur. Au flot continu des voitures, s’ajoutait des cyclistes en mal d’escalade. Le printemps enhardissait les sportifs et les autres. Certains grimpaient pour la beauté du geste, d’autres pour parfaire leur entraînement. Il prit son mal en patience.

      La demie de dix heures sonnait dans un clocher de la vallée quand il aborda les derniers virages donnant accès au parking. Il sentit qu’il ne serait pas aisé de trouver un lieu où se poser. Il n’abdiqua pas et se présenta sur l’aire de stationnement. Il constata qu’il n’y avait pas une place de disponible. Il lui fallait faire demi-tour. Après des manœuvres délicates dues au nombre important d’automobiles et à la déclivité du sol, il se rangea à cinq cents mètres en contrebas. Il s’était posé sur une butte en équilibre entre la chaussée et le ravin. Il n’eut guère d’autre choix. Il lui faudrait remonter à pied jusqu’au départ du sentier.

      Muni du topoguide et d’une pelle pliante dissimulée dans le sac à dos, il attaqua la montée de pied ferme. Il était jeune et fougueux, sa foulée développait une belle ampleur. Il ne prit pas le temps de savourer toutes les subtilités du paysage. Il n’avait qu’une idée en tête. Il souhaitait se retrouver au pied du monument le plus tôt possible. Il paya vite son ardeur désordonnée. Il eut le souffle court en quelques minutes. Le manque d’entraînement le rappela aux règles élémentaires concernant ce genre de sortie. Il comprit qu’il ne pourrait soutenir le rythme de départ. Il s’employa à progresser tout en récupérant son souffle. Les battements de son cœur revinrent à une cadence raisonnable et le point de côté qui le gênait depuis un long moment disparut. La montagne ne permettait pas d’être présomptueux, l’humilité était la seule attitude à adopter dans ces contrées hostiles. Il absorba une barre de céréales, elle lui apporta le regain d’énergie dont il avait grand besoin.

      En l’espace d’une dizaine de jours, le névé s’était considérablement rétréci. Les caprices de la météo n’y étaient pas étrangers, il ne subsisterait bientôt qu’un gros glaçon. Le passage se révéla délicat pour le jeune homme, son inexpérience lui jouait des tours. La neige verglacée qui fondait en cette fin de matinée rendait l’endroit difficile à franchir car le journaliste n’avait pas de chaussures adaptées et des bâtons lui auraient été d’une grande utilité. Lorsqu’il se trouva de l’autre côté, il poussa un ouf de soulagement. Il avait compris qu’il n’était pas possible de s’improviser montagnard d’un claquement de doigt. Cela méritait plus de préparation et une meilleure connaissance de ce milieu hostile.

      Les péripéties qu’il venait de rencontrer lui firent apprécier son arrivée sur le plateau. La croix lui tendait les bras. Les crocus s’étaient multipliés depuis la visite de l’inspecteur Bouchet. Il s’émerveilla de longues secondes face à la féerie de dame nature, mais son intérêt pour l’endroit se trouvait ailleurs. Malgré le nombre élevé de randonneurs présents, il put s’approcher du monument. Les marcheurs s’étant disséminés sur les rochers environnants, il était l’heure du pique-nique. Il avait envisagé une présence nombreuse autour de lui et échafaudé un plan qui devait lui permettre d’opérer sans éveiller les soupçons.

    Il examina soigneusement le socle, et s’aperçu qu’il reposait sur de la roche sauf sur le devant. Il n’était pas question de gratter le caillou. Il se focalisa sur la partie recouverte de terre. Il sortit un sachet en plastique de son sac à dos ainsi qu’une pelle qu’il déplia. Ce qu’il subodorait arriva. Un couple lui demanda ce qu’il cherchait à cet endroit. Il ne se départit pas de son calme. Il expliqua qu’il avait une parente très âgée qui lui avait demandé de lui apporter un peu de terre de la « Croix de l’Alpe » à mettre sur sa tombe à sa mort. Il se devait de respecter sa volonté. Ses interlocuteurs comprirent et apprécièrent le sens de sa démarche. Ils lui confièrent qu’il était rare de croiser un homme qui respecte autant les anciens et qu’ils souhaitaient une meilleure santé à la vieille dame.

    Il était content de la réussite de son stratagème. Il pourrait creuser en toute tranquillité. Il se débarrasserait de la terre en descendant dans la vallée. La glace qui recouvrait le sol fraîchement remué n’était qu’un lointain souvenir. Le soleil printanier s’était employé à la faire disparaître. Il fut surpris de découvrir du terrain meuble et sans herbe. Il n’envisagea pas la venue de quelqu’un d’autre qui l’aurait pris de vitesse. Il plongea dans un abîme de perplexité. Et si Joël Lambert avait monté ce canular à titre posthume ? Ne sachant qu’il avait été précédé, il ne savait que penser de la situation.

    Il croqua deux barres de céréales et emprunta le chemin en sens inverse. Son sac était lourd. Il y avait trop de monde sur le sentier, il se délesterait plus tard. Pour l’instant son échec l’obsédait. Il se demandait qui pouvait s’être procuré les documents censés se trouver au pied de la croix. Il n’avait aucune raison d’avancer Bouchet dans la liste des personnes suspectées d’être en possession du précieux sésame. Il regrettait d’avoir tergiversé avant d’entreprendre ce périple. Thierry aurait du monter deux semaines plus tôt. Il se retrouva devant sa voiture sans s’en rendre compte. La descente s’était promptement déroulée et son esprit occupé lui avait fait perdre toute notion de temps. Il vida la terre au bord du talus, monta dans son véhicule et amorça son retour à la civilisation urbaine.

     

     

     

     

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      L’inspecteur n’avait pas le moral. Juliette lui avait rendu visite. Il n’avait pas eu l’attitude et les mots pour la retenir. Un ressort s’était cassé. Jean-Pierre venait de comprendre que cette rencontre avait sonné la fin de quelques mois de bonheur. Elle était jeune, et il avait été clair dès le premier jour. Cette parenthèse ne pourrait durer. Leur différence d’âge et l’envie d’avoir des enfants l’amenèrent à la rupture. Elle comprit qu’elle n’arriverait jamais à fonder une famille avec lui. Le vieux célibataire reprenait peu à peu ses anciennes habitudes. Il ne s’attendait pas à voir le mot « fin » se poser si vite sur leur histoire. Il aurait bien continué un moment, mais la passion à sens unique n’était pas une solution viable.

      Il se plongea à nouveau dans l’écoute des disques de Joël Lambert. Cette immersion lui faisait autant de bien que de mal, mais il ne pouvait s’en passer. Miles lui donnait la chair de poule. Ses solos de trompette le plongeaient dans un état où plus rien ne revêtait d’importance. Il tentait parfois d’échapper à son emprise en écoutant Coltrane, le Duke ou Sydney Bechet. Il rejoignait toujours le jazz et le tempo de Davis. C’est à travers cette musique qu’il vivait le jazz.

      Le policier ne passait pas une journée sans descendre à la cave et remonter avec les feuillets et la cassette de la « Croix de l’Alpe ». Le texte l’obsédait, il essayait d’extrapoler et de se glisser dans la peau de l’auteur afin de mieux saisir tout le sens des révélations. Il manquait de recul et de discernement pour en tirer d’autres enseignements. Il rangeait le tout et se rendait au bureau où il examinait et scrutait chaque pièce du dossier. Le commissaire se rendit compte que quelque chose ne tournait pas rond chez son collaborateur. Il mit cela sur le compte de la maladie. Il crut à une récidive, ce qui était tout à fait plausible.

      Il reprit un peu de mordant dans le travail. Des nouvelles affaires occupèrent son esprit. Il n’avait pas le loisir de plancher sur les meurtres de la rue Paquet. Chez lui, il n’en était pas de même. Il se nourrissait de sandwichs. Sur son fond sonore habituel, il se remémorait tous les épisodes douloureux vécus. Ces pensées l’empêchaient de dormir. Il culpabilisait beaucoup et s’attribuait la responsabilité de la disparition de plusieurs personnes. Chaque matin il partait au commissariat encore plus fatigué que la veille. Il en était conscient et se décida à prendre des jours de congé qui lui furent accordés sans rechigner.

      Jean-Pierre en profita pour mettre un peu d’ordre dans son appartement. Il voulait effacer les traces du passage de Juliette. C’est avec un pincement au cœur qu’il se trouva face à la penderie dont une grande partie ne contenait que des cintres sans aucun vêtement. Il ferma la porte du placard et remit cette opération à un moment plus propice. Sa fierté l’empêchait d’appeler la jeune femme et son bon sens lui soufflait que ce n’était pas une bonne idée. Il faut savoir tourner la page et entamer le chapitre suivant se disait-il.

      Il choisit d’aller faire un tour en ville, afin de se dégourdir les jambes. En chemin, il croisa Thierry Gontard. Les deux hommes se saluèrent. Ils échangèrent quelques banalités et poursuivirent leur route. Bouchet aimait bien ce jeune journaliste. Il le trouvait courtois, dynamique et il avait apprit qu’il jouait du saxophone. Il lui en parlerait lors d’une autre entrevue. Ils avaient au moins un point commun.

      Ses pas l’amenèrent jusqu’à la rue maudite. L’inspecteur passa devant le logement de Joël Lambert. Il ne put s’empêcher de diriger son regard vers les fenêtres qui offraient une perspective imprenable sur les lieux. Il s’engagea dans les rues adjacentes. Sa promenade ressemblait à un pèlerinage. Il refaisait le parcours de la mort. Il mémorisait chaque détail. Il espérait trouver ce qui clochait dans tout ça, et découvrir les grains de sable qui lui avaient obstrué les yeux, l’empêchant d’avancer en direction de la vérité. Il repassa de nombreuses fois au même endroit. En vain. La rue Paquet gardait son mystère. Seule la version de Joël Lambert était crédible.

     

     

     

     

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      Judith décida de réaliser un peu de rangement dans l’appartement. Elle profita de la sieste de son enfant pour s’occuper de la poussière. Elle passerait l’aspirateur quand il serait réveillé. Elle menait une lutte sans merci contre ces dépôts qui lui faisaient penser aux vieilles masures abandonnées et que les années recouvraient d’une pellicule qui s’appelait l’oubli. Elle considérait que dans un logement digne de ce nom, la chasse à la saleté témoignait de la vie et de la propreté, les deux allants de pair à ses yeux. Elle se dirigea vers le living, et plus précisément en direction de la chaîne Hi-fi. Elle désirait mettre un peu d’ambiance musicale en sourdine, afin d’effectuer la corvée de plus agréable façon.

      Tout l’assortiment de disques de jazz de Thierry l’attendait. Ce n’était pas ce qu’elle voulait écouter, elle recherchait un CD de Katie Melua. Il n’y avait pas de classement ordonné. Il fallait pêcher dans le tas, en espérant qu’il ne faudrait pas tout remuer. Elle s’employa à partir à sa découverte. Ici se trouvaient ceux que son époux avait achetés à Jacqueline Lambert. Les enregistrements se partageaient deux étagères du meuble et un coin de moquette, quelque part entre les enceintes et le saxophone. Le jazz sous toutes ses formes prenait possession des lieux. Elle ne se doutait pas qu’il s’était aussi incrusté dans l’esprit de son compagnon jusqu’à l’obsession. La trompette de Miles ravageait les consciences.

       Soudain, elle crut vivre un cauchemar. Elle s’y reprit à deux fois, elle ferma les paupières et les rouvrit aussitôt. Non, elle ne rêvait pas. Elle venait de reconnaître l’écriture sur une pochette. Elle prit l’enregistrement entre ses mains. Joël s’était invité dans son petit nid douillet. Elle déplaça la pile et en trouva d’autres annotés de la main du défunt. Elle identifia la provenance de cette acquisition. Elle ne savait comment accepter cette situation. Elle allait demander des explications à son amour c’était sûr. Thierry lui avait dit qu’il avait fait une affaire, mais comme elle ne s’était pas attardée sur le sujet, ils en étaient restés là.

      Lorsqu’il rentra, il comprit rapidement à sa moue qu’elle était contrariée. Il l’embrassa et lui demanda quel était son souci, la réponse ne sortit pas de sa bouche. Elle lui désigna de l’index les galettes en tas sur le sol. Il ne tergiversa pas, la vérité était sa meilleure défense face à l’attitude de Judith. Il lui détailla tout de A à Z, elle l’écouta avec attention. Tout ce qu’il dit lui faisait mal. Elle n’avait pas envie de se remémorer son aventure avec Joël, c’était trop douloureux. Au début, elle avait culpabilisé et se posait la question de sa responsabilité dans les drames qui s’étaient déroulés. Puis elle avait rencontré Thierry et tourné cette page de sa vie. Elle y pensait souvent dans les premiers mois de leur liaison. Le temps lui avait permis de ranger ses souvenirs dans son tiroir de l’oubli.

      Il lui montra le feuillet qu’il avait trouvé dissimulé dans un boîtier. Il lui avoua son trouble face à ces révélations et son besoin d’en savoir davantage. Elle lut les quelques lignes rédigées par son ancien petit ami. Elle identifia sa plume. Elle parcourut plusieurs fois le texte. Ce dernier corroborait ce qu’elle avait toujours pressenti. L’homme était dérangé et elle aurait dû réagir autrement, alerter la police, le convaincre de consulter un médecin. Au lieu de cela, elle s’était retirée sur la pointe des pieds. Un peu par lassitude, beaucoup par lâcheté.

    Thierry veut connaître son opinion sur ces confidences. Il espère qu’elle pensera la même chose que lui. Il se trompe. Elle n’a qu’un souhait : oublier toute cette histoire au plus vite. Elle le supplie de détruire ce bout de papier et de laisser reposer les morts en paix. Cela ne servirait à rien d’exhumer ce terrible passé et de rouvrir des blessures mal cicatrisées. Il n’ose lui dire qu’il est monté là haut au pied de la « Croix de l’Alpe ». Il ne lui confiera pas que la terre avait livré son secret à quelqu’un d’autre. Il se range à ses arguments. Il n’ira pas plus loin dans ses investigations. Ça lui coûte, mais il aime trop sa femme pour la contrarier. Il lui offre une preuve d’amour. Il s’empare d’une assiette et d’allumettes, les mots de Joël Lambert disparaissent un à un dans la chaleur d’une petite flamme bleue. Entre deux volutes de fumée, il essaie de s’installer à la place du fan de Miles Davis, de cette « musique de l’ascenseur » qui l’obsède jour et nuit. Il entend encore ce morceau qui lui prend les tripes. Il est partagé. D’un côté il vient de faire un immense plaisir à Judith, et de l’autre le journaliste qui est en lui, souffre de ne pouvoir pousser plus en avant sa quête de la vérité. Il réfléchit. Thierry se donne quelques jours pour décider du sort de la collection de jazz. Si cela est nécessaire, il s’en débarrassera.



     

     

     

     

     

     

     

    Cinquième partie

     

     

     

     

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      Antoine Jaubert faisait partie des accidentés de la vie. Il était venu au monde de travers, comme il disait. Au moment de la distribution des prix, la fée  « Naissance » hésita tellement, que le médecin accoucheur utilisa les forceps pour aider sa mère dans les ultimes moments. La pauvre femme épuisée par de longues heures d’efforts vains rendit l’âme à l’instant où le gynécologue tourna la tête du bébé. Le rejeton vit le jour avec de graves séquelles neurologiques, dues à la manipulation tardive du praticien. En ce temps là, les familles ne se posaient pas de question, l’aura du corps médical permettait aux maladroits et aux fumistes de continuer à pratiquer sans souci, d’autres profiteraient de leurs maladresses.

      L’Antoine fut élevé par son père, qui noya son chagrin dans l’alcool. Le môme livré à lui même devint la risée des enfants du village. Malgré ses handicaps, il suivit une scolarité presque normale, grâce à la bienveillance du directeur de l’école primaire qui s’occupa beaucoup de lui afin de lui inculquer de bonnes bases. Le garçon était lent, et son infirmité du côté droit aggravait l’impression d’anormalité. Il n’était pas envisageable qu’il soit admis dans un collège ou un lycée et sa faible constitution limitait son horizon professionnel. Pour ceux qui le connaissaient bien, ils disaient tous que c’était un jeune adorable. Malheureusement son allure claudicante et sa gueule en biais faisaient fuir toutes les filles.

      Le directeur d’école réussit à lui faire intégrer un établissement d’enseignement spécialisé. Ce fut une chance car les places étaient rares et très convoitées à cette époque. A seize ans, son protecteur lui trouva un travail et un logement en milieu protégé. Antoine s’intégra sans difficulté et depuis, il travaille pour la municipalité et jouit d’une totale autonomie. Il est affecté à l’entretien du cimetière communal, une activité qui lui convient parfaitement.

      En cette matinée de juin, il avait pris son service de bonne heure. Son responsable avait aménagé un horaire d’été lui permettant d’effectuer sa tâche avant les grosses chaleurs de l’après-midi. Il appréciait cet arrangement l’autorisant à se reposer dans la fraîcheur de son studio. Il entretenait et arrosait les parterres floraux et les arbustes disposés entre les rangées de pierres tombales. Il ramassait les bouquets fanés et ceux que le vent ou les animaux errants avaient déplacés. On lui demandait aussi d’avoir une attention particulière sur les sépultures récentes. Les élus étaient particulièrement sensibles à la propreté et à l’aménagement du site.

      Antoine travaillait consciencieusement car il aimait ce qu’il faisait et sa présence quotidienne dans cet endroit ne lui posait pas d’état d’âme. Il savait se montrer discret et efficace. La seule entorse au règlement qu’il commettait, concernait son ancien instituteur qui reposait au bout de l’allée quatorze. Il récupérait une fleur à droite et à gauche afin de fleurir continuellement sa sépulture Il n’en parlait à personne, c’était un remerciement à titre posthume. Jamais il n’oubliait son vieux maître, c’était un chic type.

      Il voulut, en ce début de journée, prélever une fleur sur la tombe adjacente à celle de Joël Lambert. En s’approchant il découvrit sur cette dernière une enveloppe blanche, sans aucune inscription, posée devant un bouquet passablement dégradé. Il pensa qu’il s’agissait d’un billet de condoléances joint à la composition florale. Il se ravisa rapidement, ça ne pouvait être le cas car la terre s’était déjà tassée, ce qui prouvait que le séjour de l’occupant des lieux n’était pas récent. Il s’empara de la missive qui n’était pas close. La lettre commençait par : «  Mon Joël ». Des mots étaient effacés, mais il parvint à déchiffrer l’intégralité du texte. Il la mit dans sa poche, récupéra les fleurs pour l’instituteur et continua à œuvrer.

      A treize heures trente, la sonnerie de l’interphone résonna chez Bouchet. Ce dernier fut surpris par le nom de son interlocuteur. Antoine Jaubert, que me veut ce quidam se dit-il ? Il le reçut sur le palier, mais à voir sa gêne il le fit entrer dans le couloir. L’employé municipal tenait entre ses mains un bout de papier qu’il triturait dans tous les sens. Pour le mettre à l’aise, il lui proposa une tasse de café que celui-ci accepta. Ils s’installèrent au salon. La trompette de Miles Davis jouait en sourdine. Antoine arriva enfin à expliquer l’objet de sa venue chez son voisin. Il résidait à cinquante mètres de là. Ils ne manquaient jamais de se saluer lorsqu’ils se rencontraient, la discussion n’allant guère plus loin.

      La musique venait de s’arrêter. Antoine prit son élan et lui détailla sa besogne du matin. Il avait une confiance absolue. Il lui remit le message avec soulagement. Lorsqu’il entendit prononcer le nom de Joël Lambert, il eut du mal à rester impassible. Quelle nouvelle révélation se cachait dans cette enveloppe ? Il l’ouvrit doucement, déplia le feuillet et lut les quelques lignes partiellement effacées par les intempéries. D’après Antoine, le bouquet de fleurs devait être là depuis plusieurs semaines. Cela ne changeait rien par rapport au sujet abordé dans la missive. Il n’ajouta pas de commentaire à sa lecture. Bouchet le remercia en le priant de garder ces informations pour lui, car il était indispensable de préserver le secret, afin de ne pas éveiller de soupçons autour de cette affaire. Il lui signifia qu’il comptait sur lui. L’autre acquiesça de la tête. C’était suffisant, le policier savait que ce brave homme ne dirait jamais rien, il n’insista pas.

      La porte se referma entre les deux hommes. L’un regagnait son logis tandis que l’autre réfléchissait à ce qu’il venait d’apprendre. L’inspecteur se dirigea vers la fenêtre et regarda la démarche boiteuse de son visiteur qui s’éloignait sur le trottoir. Il choisit un nouveau disque, se versa un whisky et se laissa choir dans son fauteuil club. Jacqueline Lambert venait de lui asséner un Knock-out dont il aurait du mal à se remettre.

     

     

     

     

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      Juliette et Judith firent connaissance à la maternité. Toutes deux attendaient un heureux événement et profitaient des structures de l’établissement pour assister aux cours d’accouchement sans douleur. Elles sympathisèrent tout de suite. La grossesse les rapprocha et leurs préoccupations étaient identiques, sauf que Juliette préparait l’arrivée de son premier bébé et sa copine son second. Elles échangeaient souvent sur les enfants et les futures mères bénéficiaient des conseils de celles qui avaient déjà connu les joies de l’enfantement.

      La jeune infirmière avait tourné la page de sa relation avec Jean-Pierre Bouchet. Son comportement égoïste, ses habitudes de vieux garçon et son refus de lui faire un enfant avaient provoqué une fêlure trop importante. Elle avait mis fin à leur liaison, elle en gardait cependant des bons souvenirs gravés pour toujours dans sa mémoire. Maintenant, elle vivait avec un informaticien de sa génération. Ils décidèrent rapidement de consolider leur amour par la venue au monde d’un petit être. Elle était épanouie et ses rondeurs faisaient plaisir à voir. Elle laissait libre cours à ses envies de femme enceinte.

      Judith l’invita à boire le thé chez elle. Ainsi elles pourraient continuer à papoter en toute tranquillité. Autour des tasses fumantes, elles parlèrent de leurs passés respectifs et se trouvèrent des points communs. Elles évoquèrent le jazz et la passion de leurs compagnons pour ce genre musical. Juliette avoua qu’elle était contente que le père de son futur enfant ne soit pas un fan de cette musique. Elle confia qu’elle avait beaucoup donné dans ce domaine avec son compagnon précédent. Lorsqu’elle parla de Miles Davis et de la « Musique de l’ascenseur », elles se regardèrent et partirent dans un fou rire qui en disait long sur leur complicité. Elles ne voulaient plus avoir affaire à tout ce qui gravitait de près ou de loin avec ça. Elles considéraient que tout ce qui était lié à ce morceau n’apportait que des ennuis et de la contrariété. D’ailleurs elles s’éloignaient dès que le musicien faisait trembler les enceintes de la chaîne Hi-fi.

      Elles se demandèrent toutefois par quel hasard le trompettiste s’était immiscé dans leurs vies. Judith connaissait les réponses. Elle préféra ne pas relancer la machine infernale qui lui avait pourri l’existence pendant une aussi longue période. Elle ne dévoila pas la provenance de la collection de CD de son époux et encore moins des feuillets dissimulés dans des pochettes. Elle aimait bien Juliette, mais ne voulait pas polluer leur amitié par des révélations inutiles. Cette dernière ne révéla pas le nom de son ancien amant et surtout pas son activité. Cela risquait de les entraîner sur un terrain où elle ne souhaitait pas aller.

      Elles riaient de bon cœur à l’évocation des prénoms qu’elles envisageaient de choisir pour leurs filles. Elles avaient voulu savoir entre la rose et le chou quel serait le sexe de leur bébé. Elles étaient aux anges, Judith avec le choix du roi apporterait une petite sœur à son fils. Juliette était surtout heureuse pour son copain qui mourait d’envie d’avoir une demoiselle. Judith avait choisi en accord avec Thierry le petit nom de Melody, et Juliette s’était rangé à l’avis du papa qui désirait appeler sa progéniture Harmonie. Elles convinrent que dans leur existence, la musique n’était jamais bien loin. Dans quelques semaines elles auraient droit aux premiers concerts enfantins, ce serait juste une question de souffle.

     

     

     

     

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      En effectuant un examen de routine à l’hôpital, Bouchet discuta avec le personnel qu’il côtoya durant de longs mois. Il apprit que Juliette venait d’accoucher deux étages plus bas d’une petite Harmonie. Il accusa le coup quelques secondes. Il aima ce prénom pas banal. Il pouvait tout supposer car depuis leur séparation. Il n’avait plus eu de nouvelles d’elle et ne savait pas qui était le père. Il se rappela le réconfort de sa présence dans sa chambre où il luttait contre une maladie pernicieuse. Des images défilèrent et ses yeux s’embuèrent. Il salua le personnel et quitta rapidement l’établissement hospitalier. Il s’arrêta chez le premier fleuriste qu’il trouva sur son chemin et commanda un énorme bouquet de roses. Il indiqua qu’il devait être livré à la maternité à mademoiselle Juliette Mignot ou madame X… car il était possible que la jeune maman soit mariée. Il précisa que le bébé se prénommait Harmonie. Il rédigea un petit texte à joindre aux fleurs, il écrivit : « Bienvenue à Harmonie de la part de Jean-Pierre Bouchet ». Il ne rajouta rien d’autre, son cœur souffrait trop, il ne voulait pas poser des mots écrits à l’encre des regrets.

      Personne ne connaît la vérité. L’inspecteur  en a acquis l’intime certitude. Il possède toutes les preuves de l’affaire. Le trousseau de clés est complet, il y a des serrures qui ouvrent des portes sur l’abject. Il a reconstitué les pièces du puzzle. Le tableau qu’il a devant les yeux, est d’une noirceur effrayante. Tous les ingrédients de la tragédie sont réunis. Les confessions confirment les plans monstrueux des assassins. Ils sont l’aboutissement de vies ratées. Chacun s’est trouvé de bonnes raisons pour agir de la sorte. De sacrifice en renoncement, la haine, la rancœur et la vengeance ont occupé l’espace. Il n’y avait plus de place pour la compréhension, le pardon et l’amour. Le glaive sanglant était sorti du fourreau.

      Jacqueline Lambert avait courbé l’échine toute son existence. Elle avait subi l’inceste d’un père autoritaire et bestial. Elle s’était échappée pour atterrir dans les griffes de son époux, échangeant la peste contre le choléra. Elle avait consigné ses souffrances dans ce billet qu’Antoine Jaubert découvrit sur la tombe de son fils. Elle s’était réfugiée dans l’amour des oiseaux, ses canaris qu’elle chérissait plus que tout au monde. Seul Joël pouvait rivaliser avec eux. Les coups, la mort cruelle des volatiles, les privations et les délires alcooliques du mari, n’étaient pas de nature à la réconcilier avec l’espèce humaine. Elle accumula les brimades et fomenta sa terrible et machiavélique riposte. Elle commença par quelques gouttes d’acide qu’elle mélangeait dans la bonbonne de vin. Elle n’en mit que deux à chaque remplissage les deux premières années. Puis passa à quatre. Et enfin à dix l’année de la disparition de son conjoint. Aucun docteur n’avait décelé ce type d’empoisonnement. Le médecin de famille attribua l’état de son patient à un excès de consommation alcoolique. Ce qui n’était pas faux.

      Bouchet pensait que Jack Numa était le premier assassin, celui qui ôta la vie à une jeune femme dans la soirée du dix novembre. Il n’avait que son intime conviction. Les écrits laissés par ce dernier avant son suicide, et ceux de son collègue Joël ne fournissaient pas les détails qui auraient permis d’avancer cette hypothèse de manière irréfutable. Il présumait qu’à partir du second meurtre les deux hommes opérèrent ensemble pour piéger leurs innocentes victimes. Il avait du mal à comprendre par quel concours de circonstances, les meurtriers s’unirent dans la réalisation de leurs funestes desseins. Il supposait que Joël avait découvert Jack et qu’au lieu de le dénoncer, il pénétra à son tour dans cette spirale infernale. Il ne voyait que les soucis liés au divorce et à la séparation de ses enfants, pour expliquer ces exécutions, la nuit accentuant son désarroi.

      Le cas de Joël Lambert lui semblait plus complexe. Plusieurs facteurs se rejoignaient. Les blessures d’enfance. La relation particulière qu’il entretenait avec sa mère. La déchéance du père. Ses difficultés avec les filles. Cela formait un cocktail dangereux, et le déroulement des faits étayait l’analyse du policier. Le jazz jusqu’à l’obsession venait parachever le déséquilibre de l’individu. L’assassin était atteint d’addiction à la trompette de Miles Davis. Lui même avait sombré pendant quelques mois. Il se désintoxiquait peu à peu. Pas facile de se débarrasser d’une drogue aussi maléfique. Cela lui avait coûté une rupture amoureuse. La plus dure de sa vie.

    La grande roue de la destinée tournait à vive allure. Jean-Pierre n’échappait pas à la règle. Il lui fallait avancer au risque de se sentir hors-jeu. Il réfléchit à l’affaire et aux suites qu’il allait donner, avec les nouveaux éléments en sa possession. Sa décision fut prise, il savait qu’au paradis des jazzmen il y avait parfois des fausses notes. Il brûla les feuillets et effaça les bandes avant de les jeter dans la poubelle. La vie, la mort, entre les deux le musicien jouait sa partition, notes d’espoir, tempo de vie ou souffle court du son qui tutoyait la mort. Le jazz permettait toutes les audaces. Ce soir là Bouchet aurait aimé ne jamais entendre un trompettiste jouer dans l’église St Isidore « la musique de l’ascenseur ».

     

     

     

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