Répondre à : CONAN DOYLE, Arthur – L’Aventure de Shoscombe Old Place

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#154601

C’est ainsi que par une claire soirée de mai Holmes et moi prîmes place dans un compartiment de première classe à destination de la petite gare de Shoscombe. Le filet à bagages au-dessus de nos têtes débordait d’une formidable quantité de cannes, moulinets et paniers. Arrivés à destination, nous parvînmes après un court trajet à une auberge qui avait conservé tout son caractère ancien, et dont le sportif propriétaire Josiah Barnes s’intéressa immédiatement à nos projets de pêche.

« Pensez-vous que le lac du château soit propice à réaliser de belles prises ? », demanda Holmes.

Le visage de l’aubergiste s’assombrit.

« Je ne vous le conseille pas, Monsieur. Vous pourriez vous-même vous retrouver dans le lac avant d’avoir pu prendre le moindre poisson. »

« Comment cela ? »

« C’est à cause de Sir Robert, Monsieur. Il se méfie au plus haut degré des rabatteurs. S’il vous trouvait tous deux, vous étrangers, à proximité de ses écuries et terrains d’entraînement, nul doute qu’il n’hésiterait pas à s’en prendre à vous. Mieux vaut ne pas courir le risque. Sir Robert ne court pour sa part jamais aucun risque. »

« J’ai entendu dire qu’il avait un cheval partant pour le derby. »

« Oui, et un fameux. Nous avons tous misé sur lui – tout comme Sir Robert d’ailleurs. A propos », poursuivit-il en nous considérant attentivement, « vous n’êtes quand même pas là pour la course ? »

« Non, en vérité. Nous ne sommes que deux Londoniens épuisés ayant cruellement besoin de grand air. »

« Eh bien, vous êtes au bon endroit pour cela. On dit qu’il n’y a pas meilleur que l’air du Berkshire pour se ressourcer. Mais souvenez-vous de ce que je vous ai dit de Sir Robert. Il est de ceux qui frappent d’abord et qui s’expliquent ensuite. Tenez-vous à l’écart du parc du château. »

« Certainement, Monsieur Barnes ! Nous y prendrons garde. Et, dites-moi, en parlant de garde, c’était un bien bel épagneul qui geignait tout-à-l’heure devant l’entrée ! »

« Vous pouvez le dire ! C’est un vrai Shoscombe de pure race. Il n’y en a pas de plus beau dans toute l’Angleterre. »

« Je suis moi-même éleveur à mes heures », dit Holmes. « Si je puis me permettre, combien coûte un chien comme celui-là ? »

« Plus que ce que je ne pourrais jamais payer, Monsieur. C’est Sir Robert lui-même qui me l’a donné. C’est pour cela que je le tiens en laisse. Si je le lâchais, il serait de retour à Shoscombe Old Place en moins de deux ! »

« Notre donne s’améliore », me dit Holmes lorsque nous eûmes prîmes congé de notre hôte. « Ce n’est pas une main facile à jouer, mais nous connaîtrons dès le deuxième ou troisième tour nos chances de succès. A propos, Sir Robert doit encore se trouver à Londres. Nous devrions pouvoir tenter une brève reconnaissance du domaine sans risque d’être assaillis. Il y a un ou deux points de détails que j’aimerais éclaircir. »

« Avez-vous une hypothèse, Holmes ? »

« Aucune, hormis le fait qu’il soit survenu indéniablement il y a une semaine environ un événement qui a perturbé significativement la vie à Shoscombe Old Place. Quel fut cet événement ? Nous ne pourrons le deviner qu’en en observant ses effets. Ils sont aussi divers que surprenants, mais ils nous conduiront inéluctablement à la vérité. Seuls les cas qui manquent cruellement de faits présentent des difficultés d’éclaircissement, Watson.
Considérons les éléments dont nous disposons. Le frère a cessé subitement de rendre visite à l’invalide sœur aimée. Il l’a séparée de son épagneul favori. De son épagneul, Watson ! Cela ne vous évoque rien ? »

« Rien d’autre qu’une possible vengeance fraternelle. »

 « C’est une possibilité. Mais elle n’est peut-être pas la seule. Pour continuer notre inventaire des événements survenus depuis la querelle – si querelle il y a eue –, j’ajouterais que la dame garde la chambre, modifie ses habitudes, n’est plus aperçue que lors de ses promenades en voiture accompagnée de sa domestique, refuse de s’arrêter aux étables pour caresser son cheval favori et apparemment s’adonne à la boisson. Voilà qui résume parfaitement notre affaire, n’est-ce pas ? »

« Vous oubliez la crypte. »

« Ceci est une autre affaire. Elle implique un second raisonnement, car il y a deux raisonnements possibles – je vous serais reconnaissant de bien les distinguer, Watson. Du raisonnement A, qui concerne exclusivement lady Beatrice, émane un parfum des plus sinistres, ne trouvez-vous pas ? »

« Je ne sais trop que penser. »

« Intéressons-nous à présent au raisonnement B, qui concerne exclusivement Sir Robert. Il ne pense plus à rien d’autre qu’à gagner la course. Il est pris à la gorge par ses créanciers, ses écuries peuvent à tout moment être saisies et vendues. Il est aussi déterminé que désespéré. Il tire son revenu de la générosité de sa sœur. La servante de sa sœur lui est dévouée corps et âme. Jusqu’ici il semble que nous soyons dans le vrai. »

« Mais pour la crypte ? »

« Ah, oui, la crypte ! Supposons, Watson – c’est une hypothèse hardie, qui n’a d’autre but que de faire avancer notre raisonnement B –, que Sir Robert ait fait disparaître sa sœur. »

« Mon cher Holmes, cela est tout à fait impossible ! »

« Très possible au contraire, Watson. Sir Robert est un homme de bonne famille. Mais c’est parfois parmi les plus nobles familles que l’on trouve les pires canailles. Considérons un instant cette hypothèse. Il se trouve dans l’impossibilité de quitter le pays avant d’avoir refait fortune, et cet événement n’est pas susceptible de se produire autrement que par une victoire au derby de Prince Shoscombe. Donc, il doit gagner du temps. Pour cela, il se débarrasse du corps de sa victime et lui substitue une femme qui se fera passer pour elle. En mettant la servante de lady Beatrice dans la confidence, cela ne me paraît pas impossible. Le corps de la défunte est conduit à la crypte, qui n’est que rarement visitée, et le corps est brûlé discrètement la nuit dans le foyer de la chaudière, en fournissant des preuves macabres évidentes telle que celle qui a déjà été portée à notre connaissance. Que dites-vous de cela, Watson ? »

« Eh bien, en formulant de si monstrueuses suppositions tout paraît possible. »

« Il me semble que nous pourrions tenter une petite expérience dès demain, Watson, qui pourrait jeter un rai de lumière sur cette affaire. Entre-temps, si nous désirons continuer à donner le change, je suggère que nous allions prendre un verre de vin en compagnie de notre hôte et engagions la conversation sur les anguilles et les vandoises, conversation qui ne manquera pas d’éveiller son intérêt. Et qui sait, peut-être pourrons-nous, tout en bavardant, en apprendre davantage concernant notre affaire ? »

Au matin, Holmes s’était aperçu que nous avions omis d’emporter nos hameçons spéciaux, ce qui nous dispensa de pêcher pour la journée. Aux environs de onze heures nous entamâmes une promenade, et il obtint l’autorisation d’emmener l’épagneul noir avec nous.

« C’est ici », dit-il alors que nous parvenions à deux hautes portes élevées, hérissées de griffons héraldiques, ouvrant sur le parc du château. « Monsieur Barnes m’a confié que la vieille dame partait pour sa promenade aux alentours de midi. Sa voiture devra ralentir pour laisser le temps aux portes de s’ouvrir. A son approche, et avant que la voiture n’ait repris de la vitesse, je vous demande, Watson, de bien vouloir engager la conversation avec le cocher. Peu importe ce que vous lui direz. Ne vous préoccupez pas de moi. Je serai tout près, derrière ce buisson de houx, et observerai ce que je pourrais. »

L’attente ne fut pas longue. Avant qu’un quart d’heure ne se fut écoulé, nous vîmes une imposante calèche jaune décapotée attelée de deux chevaux gris descendre l’allée du parc. Holmes s’accroupit derrière le buisson en compagnie de l’épagneul. Je demeurai innocemment devant les grilles sur la chaussée, faisant des ronds de canne. Un gardien accourut et les portes s’entrouvrirent.

L’attelage avait ralentit l’allure, et je pus jeter un regard à ses occupants. Une jeune femme au teint mat, aux cheveux blonds et au regard de braise avait pris place sur la gauche de la banquette. A sa droite se trouvait une personne âgée, le dos arrondi, un amas de châle enveloppant son visage et ses épaules voûtées, sans doute l’invalide lady Beatrice. Avant que les sabots des chevaux ne touchent à la route, je levai un bras dans un geste d’autorité, et le cocher tira les rênes. Je demandai innocemment si Sir Robert était présentement à Shoscombe Old Place.

Au même instant Holmes sortit de derrière son buisson et laissa échapper l’épagneul. L’animal sauta sur les marches de la carriole dans un jappement de joie. Mais, presque immédiatement, son chaleureux accueil se métamorphosa en dédain furieux, il se mit à aboyer avec vigueur et entreprit de mettre en pièce la robe noire qui dépassait de l’amas de châles.

« En route !, en route ! », ordonna une voix dure.

Le cocher fouetta les chevaux, et nous restâmes seuls au milieu de la chaussée.

« Eh bien, Watson, voilà qui est fait ! », dit Holmes en rattachant la laisse au cou de l’animal haletant. « Il l’a tout d’abord prise pour sa maîtresse, avant de s’apercevoir qu’elle était une étrangère. Les chiens ne commettent pas d’erreur. »

« Mais la voix était celle d’un homme ! », m’exclamai-je.

« Parfaitement ! Nous avons entrevu une nouvelle carte, Watson, mais notre partie n’en demeure pas moins des plus difficiles à jouer. »

Il semblait que mon ami n’eût pas d’autre plan pour le reste de la journée, et nous résolûmes de mettre à profit notre attirail de pêche pour explorer les eaux du moulin. Il ressortit de cette expérience un excellent plat de truites que nous dégustâmes lors de notre souper. Ce ne fut qu’après notre repas que Holmes sembla montrer à nouveau les signes d’un regain d’activité. Nous reprîmes une fois de plus la route menant au château, et nous tînmes un instant devant les grilles du parc. Une haute silhouette noire, que je ne manquai pas de reconnaître comme notre récente rencontre londonienne, Monsieur John Mason, ne tarda pas à apparaître.

« Bonsoir, Messieurs », nous dit-il. « J’ai eu votre billet, Monsieur Holmes. Sir Robert n’est pas encore de retour, mais cette fois il semble être attendu pour cette nuit. »

« A quelle distance du château se trouve la crypte ? »

« A un bon quart de mile. »

« Dans ce cas je suppose que nous n’avons pas à nous préoccuper du retour de Sir Robert. »

« Au contraire, Monsieur. Sir Robert ne manquera pas de demander à me voir dans la minute suivant son arrivée afin de prendre des nouvelles de Prince Shoscombe. »

« Je vois ! En ce cas nous devrons nous passer de vous, Monsieur Mason. Menez-nous jusqu’à la crypte, puis laissez-nous. »

Il faisait nuit noire. Mason nous conduisit à travers les pelouses jusqu’à ce qu’émerge devant nous une masse sombre qui ne tarda pas à se définir comme l’ancienne chapelle. Nous pénétrâmes par un trou béant qui avait autrefois été le porche de l’édifice, et notre guide, trébuchant sur les amas de pierre qui jonchaient le sol, nous conduisit vers un angle du bâtiment, jusque devant un escalier raide qui menait à la crypte. Il craqua une allumette, et l’endroit révéla son triste décor : l’endroit était sombre et malodorant, ses murs de pierre brute croulaient en partie, le sol était jonché de cercueils, les uns fondus dans le plomb, les autres taillés dans la pierre, formant des piles éparses s’élevant parfois jusqu’au plafond et s’y perdant dans l’ombre au-dessus de nos têtes. Holmes alluma une lanterne qui jeta devant nos yeux un rai de lumière sur ce spectacle lugubre. Les rayons se réfléchissaient sur les plaques ornant les cercueils, la plupart ornée d’une couronne et d’un griffon, emblème de cette vieille famille qui en accompagnait ses membres jusqu’aux portes même de la mort.

« Vous avez fait mention d’ossements entreposés dans un angle de la crypte, Monsieur Mason. Pouvez-vous nous les montrer avant de vous en aller ? »

« Ils sont là-bas dans ce coin ».

L’entraîneur enjamba les pierres en direction de l’angle désigné de la crypte, et s’y tint coi lorsque notre lanterne éclaira l’endroit.

« Ils n’y sont plus », souffla-t-il.

« Comme je m’y attendais », dit Holmes dans un petit rire. « Je ne serais pas surpris que de nouvelles reliques puissent être retrouvées par votre garçon d’écurie dans le foyer de la chaudière. »

« Mais pourquoi diable quelqu’un voudrait-il brûler un squelette vieux peut-être de plusieurs centaines d’années ? », demanda John Mason.

« C’est ce que nous devrons découvrir », dit Holmes « Cela nous demandera peut-être cependant un certain temps, et il est inutile que nous vous retenions. J’ai bon espoir que nous parvenions à former une hypothèse avant le matin. »

Lorsque John Mason nous eut quittés, Holmes entreprit de se livrer à un examen minutieux des cercueils, en commençant par les plus anciens, au centre, d’origine saxonne, puis il s’avança vers une longue lignée d’Hugo Norman et Odos, jusqu’à atteindre celle de Sirs William et Denis Falder au 18ème siècle. Il s’était déjà écoulé plus d’une heure quand Holmes, qui examinait à présent un cercueil de plomb appuyé à quelque distance de l’entrée de la crypte, poussa un cri de satisfaction. Je devinai à ses mouvements vifs, mais non moins précautionneux, qu’il était parvenu à son but. Il examinait avec la plus grande attention les bords du lourd couvercle recouvrant le cercueil. Puis il extirpa de sa poche une sorte de petite pince-monseigneur, qu’il introduisit dans une petite fente, et il entreprit de soulever le couvercle qui semblait n’être retenu que par deux attaches. Il y eut un craquement prolongé, et le couvercle céda enfin, révélant son contenu. Notre observation fut cependant soudain interrompue par une intrusion imprévue.

Quelqu’un marchait dans la chapelle au-dessus de nos têtes, du pas rapide et déterminé qui laissait présager d’un but connu et d’une bonne connaissance des lieux. Une lueur apparut sur les marches de l’escalier, et quelques secondes plus tard la silhouette d’un homme se dessina sous la voûte. Sa stature était imposante, sa posture féroce. La lanterne qu’il brandissait devant lui éclairait un visage moustachu aux yeux étincelants, qui inspectèrent les moindres recoins de la crypte avant de se poser sur moi et mon compagnon dans un regard de terrible colère.

« Qui diable êtes-vous ? », tonna-t-il. « Et que faites-vous dans l’enceinte de mon domaine ? »

Devant l’absence de réponse de Holmes, l’homme s’avança de quelques pas en brandissant une lourde canne.

« Vous m’entendez ? », hurla-t-il. « Qui êtes-vous ? Que faites-vous ici ? »

Sa canne fendit l’air.

Au lieu de reculer Holmes s’avança vers lui.

« J’ai moi aussi quelques questions à vous poser, Sir Robert », dit-il avec sévérité. « Qui est-ce là ? Et que fait-il ou elle ici ? »

Mon ami se retourna et ôta à nouveau le couvercle du cercueil près duquel nous nous tenions. A la lueur de la lanterne j’aperçus un corps enveloppé des pieds au cou, surplombé d’une tête terrible, de sorcière, au menton et au nez proéminents, aux yeux vitreux et au teint blafard en légère décomposition.

Le baronnet poussa un cri, chancela et recula. Il s’agrippa à un sarcophage de pierre.

« Comment avez-vous su ? », haleta-t-il.

Mais il reprit presque aussitôt sur un ton menaçant :

« Ce ne sont pas vos affaires. »

« Mon nom est Sherlock Holmes », dit mon compagnon. « Peut-être ce nom vous est-il familier. Quoi qu’il en soit, mon affaire est, à l’image de celle de tout honnête citoyen, de faire respecter la loi. Il me semble que vous ayez grandement à répondre devant elle. »

Sir Robert resta immobile quelques instants, mais enfin la voix calme et le ton tranquille de mon ami produisirent l’effet escompté.

« Je vous donne ma parole Monsieur Holmes que je n’ai rien à me reprocher. Les apparences sont contre moi il est vrai, mais j’ai agi uniquement dans ce sens parce que je n’avais pas le choix. »

« Je ne demande qu’à vous croire, mais je crains que vous n’ayez à le prouver à la police. »

Sir Robert haussa ses larges épaules.

« Eh bien, s’il doit en être ainsi ! Suivez-moi jusqu’à l’intérieur de la maison et vous pourrez juger par vous-même de l’affaire. »

Un quart d’heure plus tard nous nous trouvâmes, d’après ce que je pus en juger par les canons d’armes qui se présentaient à nous derrière des vitres, dans la salle d’arme de la demeure. Elle était confortablement aménagée et meublée, et Sir Robert nous y abandonna durant quelques minutes. Il revint accompagné d’une femme et d’un homme. La première était la jeune femme pétillante que nous avions aperçue, lors de notre promenade, dans la calèche. Le second était un petit homme à face de rat et aux manières désagréablement furtives. Tous deux arboraient une expression de très grand étonnement : le baronnet n’avait sans doute pas pris le temps de leur exposer la nouvelle tournure qu’avaient pris les événements.

« Voici », dit Sir Robert en étendant la main, « Monsieur et Mrs Norlett. Mrs Norlett, sous le pseudonyme de Evans qu’elle a adopté en même temps que sa fonction de servante, a été durant de longues années la domestique privée de ma sœur. Je les ai conduits tous deux ici devant vous car il me semble que je n’ai d’autre choix que de vous livrer l’entière vérité, et ils sont les deux seuls individus sur terre qui puisse corroborer mes dires. »

« Est-ce vraiment nécessaire, Sir Robert ? Vous n’y pensez pas ! », s’écria la jeune femme.

« Pour ma part, je décline toute responsabilité dans cette affaire », dit son époux.

Sir Robert lui jeta un regard de dédain.
 
« En ce qui me concerne, je la revendique entièrement », dit-il. « A présent, Monsieur Holmes, écoutez plutôt cette exhaustive version des faits.
Certains des éléments qui concernent cette affaire vous sont sans doute déjà connus, sinon je ne vous aurais pas trouvés là où je vous ai trouvés. Par conséquent vous savez déjà, selon toute probabilité, que je conserve la surprise d’un cheval dont les capacités sont encore inconnues pour la prochaine course du derby et que ma fortune tout entière dépend de son succès. S’il gagne, tout est simple. S’il perd, eh bien, je préfère ne pas y songer. »

« Je comprends votre position », dit Holmes.

« Je suis dépendant de ma sœur, lady Beatrice, à tous points de vue. Mais il est de notoriété publique qu’elle ne possède l’usufruit du domaine que sa vie durant. Pour ma part, je suis à la merci de mes créanciers. J’ai toujours su qu’à la minute même où ma sœur décéderait ils fondraient sur mon domaine comme des vautours. Tout serait saisi, mes étables, mes chevaux, tout ! Eh bien Monsieur Holmes, ma sœur est morte il y a tout juste une semaine. »

« Et vous ne l’avez dit à personne ! »

« Que pouvais-je faire ? L’ombre d’une ruine absolue se profilait devant moi. Sauf si je parvenais à maintenir cet état de choses durant trois semaines. L’époux de la servante de lady Beatrice – l’homme que vous voyez là – est acteur. Il nous est venu à l’esprit – il m’est venu à l’esprit – qu’il pourrait, durant cette courte période, endosser le rôle de ma sœur. Il était juste question qu’il apparaisse en journée dans sa calèche, car personne d’autre que sa domestique n’avait à pénétrer dans la chambre de lady Beatrice. Tout ceci ne fut pas difficile à mettre en œuvre. Ma sœur est décédée de mort naturelle, Monsieur Holmes, de l’hydropisie qui la faisait souffrir depuis si longtemps. »

« Ce sera au juge d’en décider. »

« Son médecin attestera que depuis quelques mois ses symptômes avaient connu une aggravation inquiétante qui la menait peu à peu vers une fin inéluctable. »

« Bien, qu’avez-vous fait ? »

« Le corps ne pouvait pas rester là. La première nuit du décès de lady Beatrice, Norlett et moi-même portâmes son corps à l’ancienne remise, qui se trouve aujourd’hui désaffectée. Nous fûmes suivis, cependant, par l’épagneul favori de ma sœur, qui jappa continuellement à la porte tant que son corps se trouva à l’intérieur. Je jugeai donc plus prudent de chercher un autre endroit. Je me débarrassais de l’épagneul, et nous portâmes le corps jusqu’à la crypte de l’église. Nous n’avons commis aucune indignité ni irrespect, Monsieur Holmes. Il ne me semble pas avoir troublé le sommeil de la défunte. »

« Votre conduite m’apparaît inexcusable, Sir Robert. »

Le baronnet secoua la tête et eut un mouvement d’impatience.

« Il est facile de juger », dit-il. « Peut-être auriez-vous envisagé les choses sous un autre angle si vous vous étiez vous-même trouvé dans ma position. Nul ne peut voir ses efforts et ses espoirs partir soudainement en fumée sans tenter de les sauver !
Il ne m’apparut pas indigne de placer ma sœur dans l’un des cercueils contenant déjà les ancêtres de son époux. Nous ouvrîmes donc l’un des cercueils, et y plaçâmes le corps de ma défunte sœur tel que vous l’y avez vu. En ce qui concerne les reliques du premier corps que contenait le cercueil, nous ne pouvions pas les laisser à même le sol de la crypte. Norlett et moi-même les déplaçâmes, et Norlett se rendit pendant quelques nuits à la chaudière dans laquelle il les brûla. Voilà toute l’histoire, Monsieur Holmes. Je suis encore stupéfait que vous ayez pu me convaincre de vous la livrer. »

Holmes resta quelques instants songeur.

« Il y a un point de votre récit qui reste obscur, Sir Robert », dit-il enfin. « Vos paris sur la course, et donc vos espoirs pour l'avenir, restaient entiers dans le cas d’une victoire de votre cheval, même si vos créanciers s’étaient au préalable emparés de vos biens. »

« Le cheval aurait été saisi également. Mes créanciers se seraient bien moqués bien que je gagne mes paris ! Ils auraient choisi sans doute de ne pas le faire concourir. Mon principal créancier est aussi, malheureusement, mon ennemi le plus acharné – une canaille nommée Sam Brewer, que j’ai eu par le passé l’occasion de cravacher sur Newmarket Heath. Pensez-vous qu’il aurait tenté de m’éviter la ruine ? »

« Bien, Sir Robert », dit Holmes en se levant. « Cette affaire doit bien sûr être livrée à la police. Il était de mon devoir de mettre les faits en lumière, à présent il ne me reste plus qu’à me retirer. Quant à la moralité de votre conduite, il n’est pas de mon ressort d’exprimer une opinion. Il est près de minuit, Watson, il me semble qu’il est temps pour nous de regagner notre humble demeure. »

Il est maintenant connu que ce singulier épisode se termina par une note plus joyeuse pour Sir Robert que celle méritée par ses actions. Prince Shoscombe gagna la course. Son propriétaire remporta 80 000 livres grâce à ses paris, et ses créanciers s’évanouirent les uns après les autres à l’issue de la course, emportant leurs paiements. Il resta suffisamment d’argent à Sir Robert pour se rebâtir une position confortable. La police et la justice portèrent toutes deux un regard clément sur cette affaire, et Sir Robert ne fut condamné qu’à une peine légère pour déclaration tardive du décès de sa sœur. Le chanceux propriétaire de Prince Shoscombe mit un terme sur cet épisode à sa carrière hippique, et vit maintenant une retraite sereine qui promet de se prolonger jusqu’à un âge assez avancé.

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