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CHAPITRE 14 : MONSIEUR TOCAMBEL EST VOLE :
Pendant ce jeu si amusant, Giselle avait couru dans le salon pour trouver son père, dont elle espérait du secours. Elle fut assez longtemps avant de le trouver. Il causait avec quelques amis et vantait tout juste les qualités charmantes de sa fille, lorsque Giselle, l’ayant enfin aperçu, courut à lui.
Giselle :
Papa, venez vite à mon secours ; ces méchants enfants m’ont arraché les lots que j’ai gagnés ; ils ne veulent pas me les rendre ; ils se battent entre eux pour les avoir et ils vont les casser.
Victor :
Tes tantes ne sont donc plus au jardin ?
Giselle :
Non, elles sont allées manger ; elles m’ont laissée seule au milieu de tous ces méchants.
M. de Gerville suivit sa fille au jardin. Il eut quelque peine à arrêter le jeu des enfants, et à leur faire comprendre qu’il voulait ravoir le couteau et la glace de Giselle.
Jacques :
Voici tout ce que j’ai pu trouver, Monsieur ; ils ont tout cassé à force de tirer dessus.
Giselle :
Vous voyez, papa, comme ils sont méchants. Je n’ai plus rien maintenant. Tout le monde a de jolies choses ; moi seule je n’ai rien.
Victor :
Pauvre petite ! Que faire ? Ces vilains enfants t’ont volé tes lots.
Louis :
Mais, Monsieur, ils ne les ont pas volés ; c’est parce que Giselle n’en voulait pas et qu’elle voulait les jeter, qu’ils se sont précipités dessus.
Victor :
Comment, jeune homme, Giselle pouvait-elle n’en pas vouloir, puisqu’elle pleure de ne plus les avoir ?
Paul :
Oh ! Monsieur ! cela ne veut rien dire, ça ; nous la connaissons bien, allez. Elle pleure de colère ; aux Champs-Élysées et aux Tuileries elle fait toujours de même.
Victor :
Jeune homme, il ne faut pas croire tout ce que ces enfants vous disent de Giselle.
Paul :
Ce n’est pas des choses qu’on m’a dites, Monsieur ; c’est moi-même qui l’ai vu bien des fois. Ainsi, vous croyez qu’elle pleure pour avoir ses lots ; pas du tout ; elle pleure parce qu’elle voulait avoir les brodequins de M. Tocambel, qui n’a pas voulu les lui donner.
Victor :
Les brodequins de M. Tocambel ! Comment, c’est-il possible ! Qu’en aurait-elle fait ?
Jacques :
Ce sont des brodequins qu’il a gagnés, Monsieur, et que Giselle voulait avoir. N’est-ce pas, Giselle ?
Giselle :
Laisse-moi tranquille. Tu es un méchant comme les autres.
Jacques :
Vous voyez, Monsieur, comme elle est en colère.
Victor :
Il faut avouer, jeune homme, que vous lui dites des choses bien désagréables et qui, je le crains, ne sont pas vraies par-dessus le marché.
Jacques :
Oh ! pour vraies, elles le sont ; vous pouvez demander à tous nos amis.
Victor :
Viens, mon pauvre amour, mon ange chéri ; je te remplacerai ton couteau et ta glace ; en sortant d’ici, nous irons les acheter.
Giselle :
Je n’en veux pas ; c’est laid et ça ne me sert à rien.
Victor :
Comment, mon ange ? Je croyais que tu pleurais de chagrin de ne plus les avoir.
Giselle :
Non ; je pleurais parce que je voulais avoir les brodequins de M. Tocambel et qu’il ne voulait pas me les donner. Tenez, tenez, papa, les voilà ! je les vois sur la table en bois de rose, dans le coin ! Il les a oubliés. Venez voir comme c’est joli.
M. de Gerville se laissa entraîner près de la table pour voir les brodequins ; il les trouva charmants.
Victor :
Je t’en achèterai de tout pareils, cher amour ; l’adresse du marchand est dessous.
Giselle :
Non, papa, je ne veux pas les pareils ; je veux ceux-ci.
Victor :
Mais ils sont à M. Tocambel, cher amour ! Il va venir les chercher.
Giselle :
Et il ne les trouvera plus, si je les emporte.
Victor :
Non, non, ma Giselle ; impossible, mon cher amour. Ce serait malhonnête.
Giselle :
Vous allez de suite en acheter chez le marchand et vous les mettrez ici.
Victor :
Il vaut mieux que j’aille les acheter pour toi, je les mettrai dans ta chambre.
Giselle :
Non, ils ne seront pas aussi jolis que ceux-ci ; je veux ceux-ci.
Victor :
Comment ferais-tu pour les emporter ? Tout le monde te les verrait dans les mains.
Giselle :
Oh non ! je ne suis pas bête, moi ; j’en mettrai un dans chacune de vos poches ; personne ne pourra les voir comme cela.
Victor :
Pas du tout ; je ne veux pas avoir l’air d’un voleur.
Giselle eut beau supplier son père, il refusa de lui laisser prendre le lot de M. Tocambel et lui promit seulement d’aller de suite lui acheter des brodequins tout semblables.
Il sortit. Giselle resta seule ; les enfants étaient au jardin. Elle regarda encore les brodequins tant désirés, hésita un instant, puis, cédant à la tentation, elle les saisit et en mit un dans chacune de ses poches.
Pour son malheur, un des enfants l’avait vue saisir quelque chose et puis se sauver. Il alla voir ce qui manquait à la place que venait de quitter Giselle et il s’aperçut que c’étaient les brodequins de M. Tocambel qui étaient disparus. Il courut rejoindre ses amis et leur raconta ce qu’il venait de voir.
La nouvelle circula bien vite parmi les enfants ; chacun faisait ses réflexions sur ce vol abominable ; peu d’enfants y voulaient croire, lorsqu’un des plus grands et des plus futés proposa d’aller voir au petit salon si les brodequins y étaient encore.
Louis :
Ils y étaient il y a cinq minutes ; c’est M. Tocambel lui-même qui les a posés sur la petite table en bois de rose, près de la cheminée.
Jacques :
Allons voir !
Paul :
Allons voir !
Georges :
Allons voir !
Une partie des enfants s’élança dans le petit salon et n’y trouva plus les brodequins.
Georges :
Ils n’y sont plus ! Ils ont disparu tous les deux !…
Les enfants rejoignirent les autres au jardin.
Tous les regards se portèrent sur Giselle, qui ne disait rien et qui se tenait assise sur un pliant sans regarder personne.
Jacques :
Giselle, sais-tu ce que sont devenus les brodequins dont tu avais si envie ?
Giselle :
Comment veux-tu que je le sache ? On ne me les a pas donnés à garder.
Paul :
André dit que c’est toi qui les as pris.
Giselle :
Quelle bêtise ! Et tu crois cela, toi ?
Louis :
Mais…, écoute donc !… André dit qu’il l’a vu.
Giselle :
N’écoutez donc pas un petit menteur comme André.
André :
Je ne suis pas un menteur. Je t’ai vue prendre quelque chose.
Giselle, ne sachant que dire, poussa André et alla rejoindre sa mère au salon. Elle devinait que bientôt elle aurait besoin de protection. La rumeur qu’avait causée parmi les enfants la nouvelle de la disparition des brodequins de M. Tocambel se propagea dans les salons et arriva jusqu’à M. Tocambel. Dès que les enfants, qui étaient à l’affût, surent que M. Tocambel se disposait à aller voir par lui-même si ses brodequins avaient été enlevés, ils accoururent en groupes divers près de lui et le suivirent en masse compacte pour voir ce qui allait se passer.
Du premier coup d’œil jeté sur la petite table du salon, M. Tocambel reconnut que son lot lui avait été véritablement enlevé.
M. Tocambel :
Qui peut avoir commis une action aussi basse ? ou plutôt qui peut avoir imaginé cette mauvaise plaisanterie ?
Un bruit sourd de : « c’est Giselle » courut parmi les enfants et arriva jusqu’aux oreilles de M. Tocambel.
M. Tocambel :
Mes chers enfants, j’entends circuler le nom de Giselle. L’un de vous l’aurait-il vue toucher aux brodequins ?
Jacques :
Non, Monsieur.
Louis :
Non, Monsieur.
Paul :
Non, Monsieur.
M. Tocambel :
Pourquoi alors, mes enfants, vous permettez-vous une aussi grave accusation ? Savez-vous que ce serait un vol dont elle se serait rendue coupable ? Et puisqu’elle n’a pas touché à mon lot, rien ne doit vous faire croire qu’elle l’ait emporté.
André :
C’est vrai, Monsieur, mais…
M. Tocambel :
Mais quoi, mon ami ? Expliquez-vous sans crainte.
André :
Monsieur, nous le croyons tous, à cause de ce qu’elle disait et de l’envie qu’elle en avait ; et nous qui la connaissons, nous savons que lorsqu’elle a envie de quelque chose, il faut qu’elle l’ait.
M. Tocambel :
C’est bien ; je vais aller lui parler ; mais je vous conseille sérieusement, mes enfants, de ne pas juger sans preuves, comme vous venez de le faire.
M. Tocambel retourna dans le grand salon, accompagné de sa nombreuse suite, qui tenait à connaître la fin de l’affaire ; tous accusaient en eux-mêmes Giselle.
M. Tocambel (regardant Giselle fixement) :
Giselle, je ne retrouve pas mes brodequins.
Giselle :
Quel dommage ! Ils étaient si jolis !
M. Tocambel :
C’est surtout dommage pour vous, Giselle, car pour moi, vous pensez bien que je ne me serais jamais servi d’objets aussi mignons.
Giselle (vivement) :
À qui donc les auriez-vous donnés ?
M. Tocambel (souriant) :
À vous, peut-être.
Giselle (se levant et se jetant dans ses bras) :
À moi ! À moi ! Que vous êtes bon ! Comme je suis contente ! Je peux donc les garder ?
M. Tocambel :
Les garder ! Mais, ma pauvre Giselle, il n’y a plus rien à garder : ils ont disparu.
Giselle :
Oh ! On les retrouvera bien certainement ; alors ils seront à moi.
M. Tocambel :
Cela dépend comment et où on les retrouvera. Mais comment reconnaître le voleur ?… Où les chercher ? A qui les demander ?
Giselle :
Ce ne sera pas difficile ! Je vous les retrouverai si vous voulez.
M. Tocambel :
Vous ? Vous savez donc où ils sont ! Vous savez qui les a pris ?
Giselle s’aperçut que, dans sa joie d’avoir les brodequins tant désirés, elle s’était dévoilée et qu’il lui serait difficile de reculer. Elle rougit beaucoup et répondit avec hésitation :
Giselle :
Non, je ne sais pas,… mais… ils se retrouveront, je pense.
M. Tocambel :
Je les chercherai, Giselle, et je crois que je les trouverai. (Se retournant vers sa nombreuse suite) Et vous, mes enfants, n’accusez plus si légèrement. Ces brodequins auront été emportés avec d’autres objets, et je ne tarderai pas à les retrouver.
Giselle :
Est-ce que vous ne me les donnerez pas, mon bon ami ? Vous me les aviez promis.
M. Tocambel (d’un ton sévère) :
Non. Je veux les garder ; je ne vous les ai pas promis…
… répondit Monsieur Tocambel en la regardant d'un oeil sévère.
Les enfants, satisfaits du dénouement, se dispersèrent dans le jardin. Giselle voulait rester, mais sa tante de Monclair l’obligea à rejoindre ses amis ou plutôt ses ennemis.
Quand M. Tocambel resta seul avec Léontine et sa tante de Monclair, il s’assit entre elles. Léontine lui serra les mains.
Léontine :
Merci mille fois, mon ami, de la manière délicate dont vous avez tout arrangé. J’avoue que, tout en devinant le voleur, je ne comprends rien à la manière d’agir de Giselle. Quels ont pu être son motif et son but ? Une espièglerie, sans doute ; elle les aura cachés.
M. Tocambel :
J’espère avoir un peu arrangé la chose vis-à-vis des enfants, mais il en restera une impression fâcheuse pour Giselle, qui est évidemment la coupable. C’est ce que j’irai savoir demain.
Léontine :
Quand donc aurai-je le bonheur de la voir corrigée ?
Madame de Monclair :
Comment veux-tu qu’elle change comme d’un coup de baguette ? Tu l’as gâtée pendant dix ans ; et ton mari plus que toi encore. Crois-tu pouvoir changer en un jour une nature si mal dirigée !
Les parents avaient presque tous emmené leurs enfants. Noémi et Pierre étaient revenus près du cercle du salon ; ils causèrent quelque temps de Giselle et de ses défauts, auxquels Léontine ne croyait pas encore beaucoup ; tout le monde était parti ; il était huit heures. Noémi alla faire coucher ses enfants ; la bonne de Giselle l’avait déjà emmenée. Léontine acheva la soirée chez son frère avec sa tante et son vieil ami. Victor n’avait pas reparu.