Répondre à : MOSELLI, José – Le Messager de la Planète

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#154832
Vincent de l'ÉpineVincent de l’Épine
Maître des clés

    Emmitouflés d’épaisses fourrures, depuis la plante des pieds jusqu’au sommet du crâne, Ottar Wallens, le géologue, et Olaf Densmold, l’astronome, avançaient lentement sur le champ de glace.
    Devant eux, à une cinquantaine de mètres, le traîneau conduit par Kobyak, un Indien de l’Alaska, glissait sur la plaine blanche.
    Et puis, c’était le néant : neige gelée, blocs de glace, ciel gris, sans reflet.
    Pas un souffle d’air, mais une température de 28 degrés au-dessous de zéro.
    Les trois hommes – le géologue, l’astronome et l’Indien – avaient quitté, onze jours
    auparavant, leur navire, le trois-mâts Sirius, qui les avait emmenés depuis Bergen jusqu’à la Terre de Wilkes.
    Le Sirius s’était avancé jusqu’au 70e parallèle et avait dû s’arrêter devant la banquise.
    L’expédition n’avait pas strictement pour but d’atteindre le pôle Sud, mais de s’en rapprocher le plus possible et de compléter les observations faites par Amundsen et Shackleton, au point de vue météorologique, astronomique et géologique.
    Comme le Sirius ne pouvait aller plus avant, les deux chefs de l’expédition avaient décidé de s’enfoncer à travers la banquise.
    En plus de nombreux instruments scientifiques, comprenant un petit appareil de télégraphie sans fil, ils emportaient pour six semaines de vivres de toutes sortes, un matériel de campement léger et perfectionné, des armes, le tout bien arrimé sur un traîneau tiré par douze chiens de l’Alaska que dirigeait Kobyak, un gigantesque Peau-Rouge engagé à Nome, dans l’Alaska occidental.
    Ottar Wallens – le géologue – était âgé de quarante-deux ans. C’était un fort gaillard légèrement voûté, au visage rond, au nez court supportant une paire de lunettes à monture d’écaille. Il était brusque et s’emportait
    facilement. Membre de l’Académie royale de Christiania et de nombreuses sociétés savantes, il avait composé plusieurs ouvrages sur la constitution des continents arctiques, qui faisaient autorité.
    Son compagnon, Olaf Densmold, venait d’avoir cinquante et un ans. Il était maigre et osseux, avec un visage en proue de navire muni de petits yeux ronds, noirs et perçants. De caractère taciturne, il restait muet pendant des journées entières. Ses travaux sur les satellites de Jupiter, notamment, avaient eu un énorme retentissement. On le citait comme un des premiers mathématiciens vivants.
    Au cours de la longue traversée accomplie sur
    le Sirius, entre Bergen et la Terre de Wilkes –
    près de deux mois – les savants, qui se
    connaissaient déjà, avaient achevé de
    sympathiser, ou plutôt, de s’habituer l’un à
    l’autre. Tous deux, d’ailleurs, étaient également
    intéressés au succès de l’expédition qui portait
    leurs noms…

    Et maintenant, côte à côte, ils avançaient sur la
    morne banquise.

    Ils parlaient peu. Depuis leur départ, ils

    avaient eu le temps de tout se dire, leur passé,
    leurs projets, leurs ambitions, leurs déceptions. Et
    aucun incident n’était survenu.

    On était à la fin de septembre – au printemps
    antarctique. Pendant quelques heures, chaque
    jour, un pâle soleil apparaissait.

    Olaf Densmold notait quelques observations
    astronomiques sans grand intérêt, puis l’on
    repartait. Marches, campement, repas, repos, la
    vie était toujours la même.

     Kobyak était aussi taciturne que Densmold ;
    s’il parlait, c’était à ses chiens, pour les
    encourager ou les menacer. Le claquement de la
    lanière de son fouet constituait, d’ailleurs, son
    principal discours…

    Le traîneau avait déjà laissé derrière lui la
    région atteinte par les précédents explorateurs.

    Il avançait maintenant dans l’inconnu. Un
    inconnu aussi monotone que morne. Aucune
    plante. Pas d’arbres. Rien. La glace. Par endroits,
    c’était une plaine unie ; plus loin, des blocs
    gigantesques, aux formes tourmentées,

    extraordinaires : des cubes parfaits, de véritables
    vagues figées, des dunes, des pyramides, et le
    tout coupé de précipices, de failles aux cassures
    nettes, comme taillées par une machine. Certains
    de ces précipices étaient larges de plusieurs
    mètres : il fallait les contourner. Leur profondeur
    variait de dix à cent mètres, et plus. Il en montait
    parfois de sourds gargouillements, décelant le
    travail de la fonte des eaux. Ailleurs, la glace
    cédait sous le poids des explorateurs, qui devaient
    apporter toute leur attention à bien suivre les
    traces du traîneau. Car l’instinct des chiens ne les
    trompait pas.

    … Ce jour-là, il y avait déjà quatre heures
    qu’ils avançaient et l’étape apparaissait comme
    devant être satisfaisante, peu fatigante. Le calme
    de l’air rendait le froid très supportable. Et la
    surface de la glace était suffisamment lisse.

    Cependant, depuis quelques instants, Kobyak,
    qui, d’habitude, marchait la tête basse, relevait le
    front vers le ciel pâle, tournait le visage à droite
    et à gauche, comme quelqu’un qui flaire le vent.

    – Il a l’air drôle, le guide ? maugréa soudain

    Ottar Wallens, à l’adresse de son compagnon.

    Densmold, en guise de réponse, eut un
    haussement d’épaules fataliste, comme pour
    indiquer que la contenance de Kobyak lui
    importait peu.

    – Le baromètre est haut, pourtant ! reprit
    Wallens. Je ne pense pas qu’une tempête nous
    menace !

    Nouveau haussement d’épaules de Densmold.

    À ce moment précis, Kobyak fit entendre une
    sorte de sifflement qui arrêta net les chiens. Et
    l’Indien, se retournant, attendit que les deux
    savants le rejoignissent. Ce qu’ils firent.

    – Eh bien ? demanda Wallens, bref.

    – Camper ! Abri. Grand ouragan, grand
    ouragan venir ! fit Kobyak. Pas bon !

    Sans mot dire, les deux Norvégiens
    s’approchèrent du traîneau et consultèrent le
    baromètre qui y était fixé.

    Il marquait beau fixe. Mais l’alcool, dans son
    tube de verre, baissait avec une rapidité
    terrifiante.

    Vraiment, il fallait camper.

    Les trois hommes s’y employèrent.

    En quelques instants, les chiens furent dételés
    et entravés, le traîneau placé dans un creux du
    sol. Puis, à l’aide de leurs couteaux, les
    explorateurs taillèrent des blocs de glace avec
    lesquels ils confectionnèrent une sorte de hutte
    conique devant leur servir d’abri.

    Le ciel, cependant, s’était légèrement
    assombri. Les chiens, qui venaient d’achever leur
    ration de saumon fumé, distribuée par Kobyak,
    faisaient entendre de sourds grondements.

    Dans la hutte, le réchaud à alcool avait été
    allumé. Une bouilloire, suspendue au-dessus,
    chantait doucement…

    L’ouragan, soudain, se déchaîna avec une
    violence inouïe. En quelques secondes, des
    tourbillons de neige épaisse s’abattirent du ciel
    devenu noir, cependant que les hurlements
    sinistres des chiens se mêlaient aux sifflements
    de la bourrasque.

    La hutte, bien construite, ne bougeait pas.

    Une longue heure passa. Les trois hommes,
    leur repas terminé, avaient allumé leurs pipes et
    fumaient en silence.

    Kobyak se leva soudain. En réponse à
    l’interrogation muette de Wallens, il désigna le
    trou, creusé au ras du sol, qui avait permis aux
    explorateurs de pénétrer dans la hutte de glace :
    la neige l’avait complètement obstrué.

    Il fallait dégager l’ouverture, sinon, c’était
    l’asphyxie à brève échéance. L’Indien, avant les
    savants, l’avait compris !

    Armé de son couteau à neige, il se fraya
    lentement un chemin à travers la paroi glacée. En
    quelques minutes, il eut creusé une sorte de
    tunnel dans lequel il disparut.

    Enveloppés dans leurs épais sacs de couchage,
    Ottar Wallens et Olaf Densmold, étendus côte à
    côte, n’avaient pas échangé un mot. Ils ne
    pouvaient rien, sinon attendre.

    Le formidable grondement de la tempête
    parvenait à leurs oreilles, non plus assourdi, mais
    distinct, tout proche.

    Parmi les sifflements des rafales,
    d’épouvantables détonations retentissaient,
    couvrant l’aboi des misérables chiens qui
    hurlaient à la mort.

    – Kobyak a dû complètement dégager
    l’ouverture ! fit Wallens.

    Le tumulte de l’ouragan couvrit sa voix.

    Un souffle glacé, pénétrant par le trou dans
    lequel avait disparu l’Indien, fit vaciller la
    flamme du réchaud.

    Un frémissement bref, mais très net, ébranla la
    hutte. Et les détonations cessèrent de se faire
    entendre.

    Les chiens aboyèrent plus fort.

    Quelques minutes s’écoulèrent. Kobyak ne
    reparaissait pas.

    Les deux savants étaient toujours muets. Ils
    pensaient que l’Indien devait travailler à dégager
    l’entrée de la hutte sur un large périmètre, pour
    ne pas être obligé de recommencer.

    Mais une heure passa, deux… Ottar Wallens
    vit que Densmold s’était endormi. Il ronflait.

    Le géologue consulta sa montre et vit qu’elle
    était arrêtée.

    Il se sentit la gorge serrée par une angoisse
    étrange, si violente qu’il se tourna vers son
    compagnon et le réveilla d’une secousse.

    – Eh bien ? demanda Densmold, en se
    redressant, sourcils froncés.

    – Voilà plus de trois heures que Kobyak est
    sorti, et il n’a pas reparu !

    – Trois heures ?

    – Au moins ! Ma montre est arrêtée !

    Instinctivement, Densmold tira la sienne :

    – La mienne aussi ! constata-t-il, étonné. À
    deux heures onze…

    – À deux heures onze, la mienne aussi ! fit
    Wallens, qui, le plus vite qu’il put, se coula hors
    de son sac de fourrure.

    Le réchaud, presque vide, ne donnait plus
    qu’une flamme sans chaleur.

    Ottar Wallens frissonna et but quelques
    gorgées du thé brûlant contenu dans la marmite

    suspendue au-dessus du réchaud.

    Puis, ayant pris une torche électrique posée sur
    une caissette, il l’approcha du baromètre.

    Il eut un sursaut d’effarement : la colonne
    d’alcool bouillonnait dans le tube de verre,
    s’abaissant, se relevant, marquant huit cents
    millimètres, sept cent cinquante, sept cents dans
    la même minute !

    – Venez voir, Densmold ! cria Wallens, avec
    un son de voix tel que l’astronome, une seconde,
    le crut fou.

    Lorsqu’il vit, lui aussi, l’étrange agitation de
    l’alcool, la stupeur le figea.

    – Phénomène… tellurique… aurore boréale.
    Étonnant ! murmura-t-il.

    – Il faudrait savoir ce que devient Kobyak !
    observa Wallens.

    L’astronome ne répondit pas, plongé qu’il
    était dans de profondes réflexions.

    Wallens, sans insister, se coula dans la galerie
    creusée par l’Indien à travers la muraille de glace.

    Rampant sur les mains et sur les genoux, il
    franchit un coude brusque, sur sa gauche, et
    déboucha, deux mètres plus loin, sous d’épaisses
    colonnes de neige fine et serrée que les rafales
    faisaient tournoyer diaboliquement.

    Les ténèbres étaient complètes ; mais, vers le
    sud-est – direction approximative ! – Ottar
    Wallens crut distinguer une lueur diffuse, de
    teinte verdâtre, qui semblait sortir du sol.

    Était-ce une illusion ? un mirage ? un
    phénomène nouveau de réfraction ? Le géologue,
    tête courbée sous la violence du vent, se le
    demanda.

    La pensée de Kobyak l’arracha à ses
    suppositions. De toute sa voix, il appela l’Indien.
    Il ne vit rien bouger, n’entendit rien.

    Les chiens n’aboyaient plus.

    Un seul bruit persistait : le sifflement
    formidable des rafales…

    – Kobyak ! Kobyak !

    Rien.

    L’inquiétude d’Ottar Wallens devenait peu à
    peu de l’anxiété, une anxiété voisine de la terreur,
    d’autant plus qu’il se sentait pris d’une sorte de
    malaise bizarre. Il lui semblait qu’une vibration
    puissante agitait le sol sous ses pieds et l’air qu’il
    respirait.

    Il se raidit. Il appela encore.

    Sans plus de succès.

    Dans les ténèbres, il se dirigea vers le traîneau
    qui, à quelques pas de la hutte, formait sur le sol
    plat une énorme bosse blanche.

    Il l’atteignit bientôt.

    En passant devant les chiens, il entendit
    quelques faibles aboiements, qui le rassurèrent un
    peu.

    Arrêté devant le traîneau, il renouvela ses
    appels. Ils furent aussi vains que les autres.

    Les vibrations qu’il ressentait se faisaient de
    plus en plus intenses. Il lui semblait, à présent,
    qu’un véritable tremblement agitait son corps, le
    sol, la neige.

    « Je suis fou ! » pensa-t-il.

    Ayant fermé ses yeux, il les rouvrit et ne vit
    rien d’anormal, sauf, cependant, cette lueur
    verdâtre qui, vers le sud-est, semblait émaner du
    sol même.

    – Kobyak ! Kobyak ! appela-t-il encore.

    Les rafales lui répondirent seules.

    Les chiens s’étaient tus.

    Ottar Wallens, soudain, eut peur, une peur
    terrible, une peur panique, la peur de devenir fou
    dans ces ténèbres voilées de neige.

    Il lui sembla que d’épouvantables périls le
    guettaient. Il appela à lui tout son sang-froid et,
    lentement, revint vers la hutte.

    Non sans peine, il en retrouva l’ouverture, que
    la neige avait déjà commencé d’obstruer. Il la
    dégagea et, se coulant dans le conduit, se fraya un
    passage jusqu’à l’intérieur de la cabane.

    Assis sur une caisse, les coudes sur les
    genoux, Olaf Densmold regardait un objet qu’il
    tenait à la main :

    – Kobyak n’est pas revenu ? demanda assez
    stupidement le géologue, bien qu’il vît

    parfaitement que son collègue était seul dans la
    hutte.

    – Non ! fit brièvement Densmold en relevant
    la tête. Mais ma boussole est affolée…
    Complètement. L’aiguille ne marque plus aucune
    direction… Elle pointe vers le sol, comme si nous
    étions au-dessus du pôle magnétique…

    – Oui… oui… murmura Wallens, préoccupé.

    – Quoi ? Vous voulez dire quelque chose ?

    – Heu… non !… Mais j’ai perçu, tout à l’heure,
    certaines vibrations… et j’ai vu… une chose
    verte… une lueur verte, toute proche…

    – Ah !

    – Oui… Non loin du traîneau ! précisa
    Wallens.

    – Et Kobyak ? demanda Densmold, après un
    instant de silence.

    – Pas trace. Je l’ai appelé plusieurs fois… Je
    suis allé jusqu’au traîneau… J’ai passé devant les
    chiens… Il n’est pas là !

    – Tombé dans la neige, sans doute, et

    recouvert ! grommela Densmold. Cette boussole
    m’inquiète… après le baromètre… qui bouillonne
    de plus en plus ! Étrange !

    – Et nos montres arrêtées !… Vous n’avez pas
    senti cette vibration ? J’étais comme ivre, tout à
    l’heure !

    – Peut-être… je ne saurais dire… murmura
    l’astronome.

    Le vent devait avoir perdu de sa force, car ses
    mugissements s’entendaient à peine.

    Ottar Wallens s’assit devant le réchaud :

    – Le mieux est d’attendre le jour ! conclut-il.
    Il ne va pas tarder !

    Densmold resta muet. Il continuait à observer
    la grosse boussole qu’il tenait à la main.

    – Je me demande ce que cela veut dire !
    murmura-t-il enfin. On dirait que la boussole se
    déplace alternativement de chaque côté de
    l’équateur magnétique… Regardez, Wallens !

    » L’aiguille !… Elle pique tantôt vers l’est,
    tantôt vers l’ouest !… Curieux !

    – Curieux ! répéta le géologue. Mais…
    Kobyak ? Croyez-vous qu’il soit mort ?

    Sans répondre, Olaf Densmold eut un bref
    haussement d’épaules.

    Ottar Wallens frissonna :

    – Il fait froid ! murmura-t-il. Si Kobyak est
    mort, nous allons être plutôt embarrassés… pour
    le traîneau… et les chiens à soigner !

    – La boussole m’embarrasse davantage !
    Comment nous diriger ?…

    – Nous avons des boussoles de rechange…

    – Qui doivent être affolées comme celle-là !…

    – Les étoiles…

    – Oui, nous diriger sur elles ; mais, en cas de
    brume ?… Enfin, le phénomène n’est peut-être
    que passager ? Il sera intéressant d’en connaître
    la cause et de le décrire !…

    – Attendons le jour ! conclut Wallens. Il ne va
    pas tarder !

    Ce disant, le géologue s’introduisit dans son
    sac de couchage et essaya de dormir, sans y

    parvenir.

    Densmold, toujours assis sur la caisse,
    continua d’observer sa boussole.

    Wallens le vit soudain se mettre à genoux,
    s’introduire et disparaître dans le conduit faisant
    communiquer l’intérieur de la hutte avec le
    dehors.

    Il revint moins de dix minutes plus tard :

    – C’est le jour ! grommela-t-il. J’ai retrouvé
    Kobyak !

    – Vous… Où est-il ?

    – Mort. Dévoré par les chiens ! J’ai tué deux
    de ces bêtes, pour leur faire lâcher les débris… La
    colère m’a emporté ! J’ai eu tort ! Venez voir. La
    tempête a cessé !

    Effaré, et toujours en proie à une sourde
    inquiétude, Ottar Wallens se glissa hors de son
    sac, resserra ses vêtements de fourrure, et,
    derrière l’astronome, sortit.

    Au-dehors, c’était le calme absolu. Rien ne
    rappelait plus le formidable ouragan de la nuit.
    Un jour gris jaune, lugubre, éclairait la banquise.

    En quelques pas, les deux hommes furent
    devant les chiens.

    Sur le sol, parmi la neige souillée de sang, les
    restes informes de Kobyak se distinguaient.

    Les chiens, assis sur leur arrière-train,
    immobiles, oreilles pointées, yeux injectés de
    sang, mufles palpitants, semblaient inquiets.

    Ils ne bougèrent pas en voyant s’approcher les
    savants.

    – La… la chose ! Vous avez vu ? demanda
    Wallens, en étendant le bras vers le sud-est.

    Il venait de se rappeler la lueur verdâtre qu’il
    avait aperçue pendant la nuit. Elle avait disparu.

    Olaf Densmold se retourna. Il tenait toujours
    sa boussole à la main :

    – La chose ? répéta-t-il. Oui !… Elle repousse
    l’aiguille aimantée ! Venez !

    Les deux hommes, laissant les chiens derrière
    eux, contournèrent le monticule blanc formé par
    le traîneau recouvert de neige et, guidés par
    l’aiguille aimantée, avancèrent à pas rapides. Ils
    franchirent environ un kilomètre, sans rien découvrir.

    La chose, quelle qu’elle fût, était plus loin
    qu’ils ne l’avaient cru.

    Ils commençaient à douter de son existence,
    lorsque, ayant gravi une élévation de la surface
    glacée, ils distinguèrent, à quelques mètres d’eux,
    une cavité ayant à peu près la forme d’un
    entonnoir d’environ quinze mètres de diamètre et
    d’une profondeur double.

    Ils s’en approchèrent.

    En ayant atteint les bords, ils reculèrent
    éblouis. Au fond de la cavité, une chose, qui avait
    l’apparence d’une énorme émeraude, gisait, une
    émeraude polyédrique, à multiples facettes,
    d’environ sept mètres de diamètre. Les facettes,
    de forme hexagonale, paraissaient avoir un peu
    moins de dix centimètres de diamètre. Une lueur
    verdâtre, diffuse, en jaillissait.

    Olaf Densmold hocha la tête et regarda son
    compagnon, qui le regarda.

    Tous deux, au risque de glisser dans
    l’entonnoir de glace, s’approchèrent encore un

    peu. Wallens faillit dégringoler, l’astronome
    n’eut que le temps de le retenir. Un fragment de
    glace, arraché par le mocassin de Wallens, roula
    dans l’entonnoir et alla heurter le polyèdre
    d’émeraude.

    Une sorte de ronflement s’entendit, monta vers
    les hautes notes, devint un sifflement sec qui, peu
    à peu, s’intensifia, modulant une série de sons
    tour à tour très doux et très intenses.

    Le polyèdre, cependant, changeait de forme.

    Les deux savants, n’en croyant pas leurs yeux,
    virent les facettes disparaître, les parois de la
    chose devenir lisses comme celles d’un bloc de
    cristal, et la chose elle-même eut la forme d’une
    sphère parfaite. Une sphère d’émeraude !

    – Je suis fou ! fit Ottar Wallens, en se frottant
    les yeux.

    – Je suis fou ! répéta un écho, du fond de
    l’entonnoir.

    – Taisez-vous ! grommela Densmold qui,
    lèvres pincées et yeux largement ouverts,
    regardait.

    La sphère, lentement, changeait de forme !

    Elle devint un cône, un cube, puis,
    successivement, un parallélépipède rectangle, une
    pyramide, un cylindre, les principales figures de
    la géométrie à trois dimensions.

    Les sons continuaient à en jaillir. C’étaient des
    gammes chromatiques d’une infinie douceur, des
    notes brèves ou filées.

    Les deux savants, immobiles comme des
    statues de la stupeur, regardaient, sans trouver un
    mot.

    Et, soudain, les sons cessèrent de se faire
    entendre. La chose reprit la forme d’un polyèdre,
    celle qu’elle avait primitivement, et dont les
    facettes luirent.

    – Ou nous sommes fous, ou nous avons devant
    nous la chose la plus merveilleuse qui ait jamais
    existé ! fit Ottar Wallens.

    » Les hommes qui ont inventé cela et qui…

    – Ce ne sont pas des hommes !

    – Ce ne sont pas des hommes ?

    – Non ! Ce… cet appareil n’a pu être
    transporté ici. Il doit peser plusieurs tonnes, et…

    – Oh ! s’écria Wallens, vous pensez qu’il
    vient… d’une autre planète ?

    – Je le pense !… Il est fait apparemment d’une
    matière qui n’existe pas sur Terre, d’un métal
    magnétique – ma boussole en est la preuve ! – et
    qui est malléable comme le mercure… C’est ce
    qui permet de lui faire changer de forme !…

    » Il ne coule pas, étant attiré sans doute vers le
    centre de la chose par des appareils que nous
    ignorons ! Magnétisme ou gyroscope ?… Et la
    chose est habitée !…

    » Ceux qui sont dedans ont voulu nous
    prouver leur science en mettant sous nos yeux les
    principales figures de la géométrie…

    – Tout est possible, admit Ottar Wallens, qui
    se remettait peu à peu de sa stupeur. Quoique rien
    ne prouve que les habitants des autres planètes se
    servent de la même géométrie que nous ! Henri
    Poincaré a démontré que la géométrie euclidienne
    était la plus commode, mais qu’il pouvait en

    exister d’autres !

    – Je sais. Mais vous n’ignorez pas que les
    planètes sont, comme la Terre, sphériques…
    qu’elles sont composées des mêmes éléments que
    notre globe… Pourquoi ne pas penser que les
    sciences, sur ces planètes, n’ont pas suivi les
    mêmes voies que les nôtres ?…

    – Il faut descendre dans l’entonnoir et entrer
    en communication avec ces gens ! murmura
    Wallens.

    » Ils doivent disposer de moyens que nous
    ignorons ! Ce sont eux qui, tout à l’heure, ont
    reproduit ma voix, quand j’ai dit que j’étais fou…
    Ils doivent nous entendre…

    » Ah ! Densmold ! Nous avons fait une
    découverte qui vaut mille fois, un million de fois,
    celle des pôles ! Pensez que nous allons être les
    premiers hommes qui communiqueront avec nos
    frères des autres planètes et…

    – Êtes-vous sûr que ce sont des êtres comme
    nous, Wallens ? coupa l’astronome en fixant son
    collègue.

    Wallens eut un petit frisson :

    – Je le crois ! dit-il.

    – S’il en est ainsi, il faut tout craindre, mon
    cher ! L’homme est un loup pour l’homme ! S’ils
    allaient nous assassiner ?

    – Ils sont venus en ambassadeurs et ne sont
    pas assez bêtes pour massacrer les premiers êtres
    qu’ils verront ! Et nous aurons l’honneur d’être
    ceux qui auront accueillis les…

    – Doucement, Wallens ! Ces êtres, quels qu’ils
    soient, sont venus pour explorer la Terre !
    Comment sauront-ils, en nous voyant, que nous
    sommes des hommes, c’est-à-dire que nous
    sommes les êtres les plus civilisés, les seuls
    raisonnables de la planète ? Admettez qu’ils
    aient, eux, l’apparence de chiens ? Ils croiront
    que ce sont les chiens les rois de la Terre et que
    nous, nous sommes…

    – Mon cher Densmold, le mieux que nous
    puissions faire pour le savoir, c’est d’y aller voir !
    observa Wallens. Vous faites du paradoxe !

    – Allons ! conclut brièvement l’astronome.

    Les flancs de l’entonnoir, tapissés d’une
    épaisse couche de neige, étaient, somme toute,
    assez faciles à descendre.

    Les deux hommes, à plat ventre, se laissèrent
    glisser sur la surface blanche, en se retenant des
    coudes et des genoux. En quelques secondes, ils
    furent en bas, leurs pieds touchèrent la surface de
    la chose.

    Ils se redressèrent et, presque aussitôt, se
    rendirent compte que le polyèdre dégageait une
    chaleur douce qui avait fait fondre la glace autour
    de lui et continuait à la faire fondre. Aussi la
    chose descendait-elle lentement, en se creusant
    dans la masse de glace ce que les marins
    appellent une « souille ».

    Olaf Densmold, s’étant mis à genoux sur le
    polyèdre, retira ses gants et, de ses mains nues,
    tâta une des facettes. La surface en était douce et
    lisse comme du satin le plus fin. Une chaleur
    diffuse en émanait.

    – Oh ! s’écria Wallens qui, debout, observait
    le polyèdre. Il y a quelqu’un… J’ai vu… une
    silhouette, comme celle d’un homme… un

    bipède… Ce sont des hommes… C’est un homme,
    Densmold ! J’avais…

    Un sifflement bref s’entendit, et fut suivi de
    huit autres.

    Instinctivement, les deux savants s’écartèrent.
    Ils avaient senti la chose vibrer sous eux.

    Adossés à la glace, ils virent le polyèdre
    reprendre une forme sphérique.

    À sa partie supérieure, une calotte, d’environ
    soixante-dix centimètres de diamètre, se souleva,
    poussée par quatre tiges rondes. La calotte
    s’arrêta à un peu plus d’un mètre au-dessus de la
    sphère.

    Par l’ouverture, un être inimaginable apparut.

    Il ressemblait assez à un homme de petite
    stature, mais à un homme n’ayant vraiment que la
    peau et les os. Une sorte de maillot, fait d’une
    matière grise ayant l’aspect du plomb, moulait
    son torse et ses membres.

    De visage, point. À la place des yeux, de
    grosses lunettes garnies de lentilles à facettes.
    Nez et bouche étaient dissimulés sous un masque

    hérissé de poils hirsutes paraissant faits d’or
    rouge. Des hémisphères de métal gris, de la
    grosseur d’une demi-orange, recouvraient les
    oreilles. Le maillot enveloppait pieds et mains,
    qui, comme le reste du corps, paraissaient enduits
    d’une mince couche de plomb.

    L’extraordinaire créature, avec des gestes
    lents, gauches, maladroits, presque grotesques, se
    mit debout, et, appuyée à la calotte d’émeraude,
    resta ainsi pendant quelques instants à considérer
    les deux savants qui, de leur côté, ne la quittaient
    pas des yeux.

    Sans doute, l’être se rassura-t-il, car,
    doucement, il marcha vers eux. On eût dit que les
    plantes de ses pieds étaient munies de ventouses,
    comme des pattes de mouche, car il ne glissa pas
    une seule fois sur la surface unie et fuyante de la
    sphère.

    – C’est un Martien ! fit Ottar Wallens.

    – Ou un Vénusien ! observa Densmold.

    Quel qu’il fût, l’être allait les rejoindre.

    Étant arrivé entre eux, il étendit le bras, les

    toucha, les palpa. Ils tressaillirent : les mains de
    l’étrange individu étaient véritablement
    brûlantes ! À leur contact, les savants
    ressentaient une bizarre sensation de réconfort et
    de légèreté. On eût dit que ces mains produisaient
    un bienfaisant courant qui donnait force et
    vigueur !

    Se retournant, l’être se baissa, et, sur la paroi
    de glace de l’entonnoir, dessina plusieurs figures
    géométriques, d’abord toutes simples, puis plus
    compliquées, des hélices, des ellipses, des
    courbes sinusoïdales… Il s’arrêta enfin et attendit.

    Olaf Densmold, à l’aide de son couteau à
    glace, traça à son tour d’autres figures de
    géométrie transcendante.

    L’être dut en comprendre fort bien le sens ; il
    en démontra aussitôt les rapports au moyen de
    nouvelles figures.

    Et, content sans doute d’être ainsi entré en
    communication avec les deux Terriens, il leur fit
    signe de le suivre, gravit le flanc de son étrange
    appareil, et disparut à l’intérieur.

    Ottar Wallens et Olaf Densmold, dont
    l’effarement croissait, constatèrent que la surface
    de la sphère était maintenant devenue rugueuse,
    ce qui leur permit de l’escalader très facilement.

    L’astronome, le premier, s’introduisit dans
    l’ouverture. Il tomba, environ quatre mètres plus
    bas, sur un plancher élastique, qui amortit sa
    chute, et fut presque aussitôt rejoint par Wallens.

    Les deux hommes virent qu’ils étaient dans un
    compartiment sphérique, d’environ quatre mètres,
    dont les parois produisaient une lueur
    phosphorescente, verdâtre, de même teinte que
    celle aperçue par Wallens la nuit précédente. Du
    geste, cependant, l’être bizarre indiqua à ses
    hôtes un globe immobile, qui flottait comme un
    ballon à égale distance entre le plancher et le
    plafond. Il était fait d’une matière noire et
    brillante ressemblant assez à de l’agate, et
    mesurait moins d’un mètre de diamètre.

    L’être le toucha. Des points lumineux
    apparurent à sa surface, irrégulièrement disposés.

    – Oh ! mais c’est une carte du ciel… vue… vue
    de Mercure ! s’écria Olaf Densmold, d’une voix

    étranglée.

    – De Mercure ?

    – Oui, de la planète la plus proche du soleil,
    qui en fait le tour en quatre-vingt-huit jours… et
    où doit régner une effroyable température !…
    Regardez ! Voilà le Soleil… et puis, de l’autre
    côté, Vénus, la Terre, Mars… Merveilleux !… Des
    satellites que nous ignorons… Oh !

    Les points lumineux avaient brusquement
    disparu.

    La petite sphère tout entière ne fut plus
    soudain qu’un bloc de lumière.

    Des ombres y apparurent.

    Les deux savants reconnurent peu à peu les
    continents terrestres : les deux Amériques,
    l’Ancien- Continent, l’Australie…

    Mais une sorte de brouillard effaça tout, et,
    comme s’ils se fussent trouvés devant l’oculaire
    d’un télescope colossal, les deux hommes virent
    défiler devant leurs yeux des plaines, des océans,
    des villes, des villes dont les maisons, les unes
    après les autres, apparaissaient en grandeur

    naturelle !…

    – New York !… articula Densmold, qui avait
    beaucoup voyagé. Voyez-vous Long Island ? Le
    Singer Building ?… Ah ! voilà une île tropicale…
    Un archipel !… Ce sont les Bermudes, sans
    doute !…

    L’Europe… Londres…

    Tout disparut.

    La sphère noire fut de nouveau éclairée
    intérieurement.

    Densmold et son compagnon, haletants,
    distinguèrent une planète où tout était rouge, et
    que des bancs de nuées couvraient…

    – Mars ! C’est Mars ! expliqua Densmold.

    Était-ce Mars ? Qui aurait pu le dire ? Des
    villes étranges apparurent, des architectures
    compliquées, parmi lesquelles des êtres qui
    ressemblaient à des hommes munis de pinces de
    crabes et dont les yeux saillaient circulaient en
    sautillant, accompagnés d’autres créatures de
    cauchemar.

    Et, de nouveau, la sphère redevint noire.

    Non loin d’elle, une sorte de grand entonnoir
    de matière grisâtre, rempli d’un liquide qui
    ressemblait assez à de l’or en fusion, était
    suspendu au-dessus d’un trépied. L’être étrange
    prit le couteau que Densmold avait à la ceinture
    et le jeta dans l’entonnoir.

    Le manche de bois disparut aussitôt, comme
    rongé par un acide. La lame d’acier bouillonna,
    perdit sa forme, devint une sorte d’éponge,
    changea de couleur.

    L’être retira de la cuve le fragment de métal et
    le tendit à l’astronome :

    – Oh ! Mais… c’est de l’argent ! s’écria
    Densmold après l’avoir examiné.

    Ottar Wallens le lui prit des mains et constata
    sans nul doute possible que la lame d’acier avait
    été changée en minerai argentifère !

    L’extraordinaire individu, s’étant fait rendre
    ce fragment de minerai, le transmua
    successivement en plomb, en or, en platine…

    – L’unité de la matière ! Ils connaissent l’unité
    de la matière ! murmura Densmold, presque

    hagard.

    Mais l’être lui prit les mains et lui fit toucher
    deux boules, ressemblant assez à des diamants,
    fixés à la paroi.

    Tout aussitôt, l’astronome sentit sa fatigue
    disparaître. Le sang afflua à son cerveau. Tout lui
    parut clair, naturel, ordonné. Il lui sembla qu’il
    était maintenant capable de résoudre les
    problèmes les plus transcendants.

    Ottar Wallens, ayant touché les deux boules,
    ressentit à son tour la même impression de
    contentement physique.

    … Ils n’avaient pas tout vu !

    L’inconnu, au moyen d’un mécanisme
    invisible, fit se soulever une trappe encastrée
    dans le plancher. Par l’ouverture, les deux
    savants distinguèrent des bielles, des pistons, des
    rouages compliqués :

    – Tout est brisé, là-dedans ! s’écria aussitôt
    Wallens, penché sur le trou. C’est pour cela…
    qu’il a dû atterrir !

    Le géologue se releva.

    Il se sentait comme rajeuni. Il avait retrouvé sa
    vigueur de vingt ans. Un large sourire
    épanouissait son visage renfrogné, et l’austère et
    taciturne Densmold était dans les mêmes
    dispositions d’esprit que lui.

    L’être, de la main, montra aux savants un
    coffre posé sur le plancher. Il appuya légèrement
    sur un de ses angles, et un ronflement sourd
    s’entendit.

    L’être, par gestes, essaya d’expliquer quelque
    chose, quelque chose qui devait être très
    important… Densmold et Wallens, leur cerveau
    tendu, se regardèrent : ils ne comprenaient pas,
    non, ils ne comprenaient pas !

    L’être, sans se lasser, reprit sa démonstration,
    son explication.

    Une musique douce, des gammes entremêlées,
    en tierce, retentit, des accords merveilleux
    comme jamais musicien terrestre n’en avait
    combinés !…

    La boule où étaient apparues la carte du ciel,
    les cités terrestres et celles des planètes,

    s’illumina. Des faces décharnées apparurent, des
    crânes à peine recouverts d’une mince pellicule
    parcheminée, aux bouches sans dents, aux petits
    yeux perçants pareils à des boules d’émeraude…
    Ces yeux regardaient avec curiosité et angoisse ;
    les traits vibraient, grimaçaient…

    C’étaient sans doute des habitants de Vénus
    ou de Mercure, qui, au moyen de la sphère
    mystérieuse, voyaient leur semblable, celui qu’ils
    avaient envoyé sur la Terre, et qui ne pouvaient
    rien pour lui !

    Ottar Wallens et Olaf Densmold, le coeur
    serré par une anxiété, une sympathie douloureuse,
    virent l’être se retourner vers eux, et – sans doute
    – les fixer à travers ses étranges lunettes dont ils
    crurent voir les lentilles se ternir d’une légère
    buée.

    – Il pleure ! murmura Wallens.

    La boule d’agate redevint noire.

    Pendant une dizaine de secondes, les savants
    et leur hôte restèrent immobiles. La lueur
    verdâtre émanée des parois les enveloppait d’un

    halo livide qui leur donnait un aspect
    fantomatique.

    L’être continuait à fixer les deux hommes.

    Il sembla enfin prendre une décision et se
    pencha sur le coffre qui, peu de minutes
    auparavant, avait produit l’extraordinaire
    musique. Des vibrations sèches en sortirent,
    séparées par des silences.

    Ces vibrations étaient tantôt prolongées, tantôt
    brèves. Chaque série différait de la précédente,
    autant par son intensité sonore que par la rapidité
    avec laquelle étaient émis les sons :

    – Ces vibrations, murmura Densmold, qui
    écoutait, elles représentent sans doute le rapport
    des choses, de toutes choses !…

    » Le monde n’est qu’un ensemble de
    vibrations, Wallens, vous le savez ; les plus lentes
    sont sonores, puis lumineuses… Son, lumière,
    matière ne sont que des vibrations dont l’intensité
    seule diffère…

    » Celles que nous entendons représentent – je
    le devine ! – tous les états de la matière, solide,

    liquide, gazeux, sonore, lumineux, électrique…
    Le grand secret est devant nous, et cet homme…
    cet être le connaît ! Regardez !…

    Sur la boule noire, des ombres se
    distinguaient.

    Un éclair violet, éblouissant, apparut :

    – Vibrations lumineuses ! murmura
    l’astronome.

    Une sorte de gong, semi-sphérique, se
    silhouetta : les deux savants le virent vibrer,
    cependant que les ondes sonores émises par le
    coffre retentissaient, plus lentes…

    Il n’y avait pas à s’y tromper : l’être
    extraordinaire essayait de faire connaître aux
    hommes les différentes longueurs d’ondes
    lumineuses et sonores.

    Il épiait sans doute sur leur visage l’effet de sa
    démonstration. Mais comprenait-il l’expression
    humaine ?

    Qui le saura jamais ?

    Il arrêta soudain sa fantastique
    expérimentation et, comme pris d’une idée

    nouvelle, se baissa. Par la trappe ouverte dans le
    plancher, il montra à ses hôtes les rouages
    désaxés, les bielles faussées du mécanisme
    mystérieux qu’ils avaient déjà vu :

    – Le moteur qui a permis à cette machine
    d’arriver jusqu’ici est hors d’usage, murmura
    Wallens, en hochant la tête, et le pauvre
    Mercurien – si c’est un Mercurien ! – nous prend
    pour de misérables sauvages desquels il ne peut
    rien tirer !

    » Notre science n’est rien en comparaison de
    la sienne !

    » Il faudrait le ramener au Sirius et venir
    ensuite chercher l’appareil… ou, du moins, le
    démonter !

    » Dans cette coquille sont renfermées les
    solutions des principaux problèmes scientifiques
    que l’on étudie depuis que le monde est
    monde !… Si l’on parvient à comprendre ce
    Mercurien et à s’en faire comprendre, la science
    humaine aura gagné dix siècles, peut-être !
    Pensez que cet être connaît la vision à distance à
    travers l’éther, qu’il peut communiquer avec les

    planètes, qu’il…

    – Oui, mais s’il meurt, ou que nous mourions,
    tout cela est perdu ! coupa Densmold.

    Un sifflement léger s’entendit.

    L’être, qui s’était placé au-dessous de
    l’ouverture de la sphère, s’éleva lentement, tout
    droit, comme entraîné par un ballon. Sous lui, les
    deux hommes crurent distinguer une ombre,
    l’ombre d’un cylindre sur lequel il se serait posé.

    L’être, ayant atteint le rebord de l’ouverture,
    l’escalada maladroitement et disparut au-dehors.

    Ses bras se montrèrent par le trou et firent
    comprendre aux deux hommes de se placer
    comme il venait de le faire, sous l’ouverture.

    Wallens, dont l’esprit était plus vif que celui
    de son compagnon, devina le premier ce qui lui
    était demandé.

    Il se sentit, immédiatement, soulevé, comme
    par le plancher d’un ascenseur.

    Et, pourtant, ses pieds ne reposaient sur rien
    de visible.

    Ayant escaladé le rebord de l’ouverture, il se
    mit debout sur la sphère, au côté de l’être
    mystérieux. Densmold le rejoignit peu après.

    L’être, aussitôt, indiqua, de sa main étendue,
    les quatre points cardinaux. Il montra le Soleil,
    autour duquel sa main décrivit une sorte d’orbite.

    Puis, toujours avec des mouvements
    maladroits, il descendit le long de la sphère et prit
    pied au fond de l’entonnoir de glace dont il
    entreprit de gravir la pente.

    Les deux savants, se demandant ce qu’il
    voulait faire, le suivirent sans mot dire.

    L’être atteignit la surface du champ de glace
    et se redressa.

    Densmold et Wallens le virent soudain
    tressaillir et reculer, sous l’empire d’une
    épouvante terrible.

    Deux des chiens faisant partie de l’attelage du
    traîneau venaient d’apparaître :

    – En arrière, sales bêtes ! gronda Densmold.

    Trop tard ! Les deux dogues, ensemble,
    avaient bondi à la gorge de l’être. Il referma les

    mains sur eux.

    Un sifflement couvrit les aboiements des
    chiens, une bouffée de fumée verte jaillit. Et le
    groupe – être et chiens – s’affaissa sur la glace,
    foudroyé.

    Figés, les deux savants regardaient. Ils ne
    comprenaient plus, ils ne savaient plus…

    Les chiens avaient déjà les yeux vitreux. Ils
    étaient bien morts… Mais l’être mystérieux ?

    Densmold, le premier, reprit un peu de sang-
    froid. Il s’approcha du corps inerte de
    l’extraordinaire individu et lui toucha le bras.
    Une faible secousse, pareille à celle produite par
    un courant électrique, le fit tressauter.

    Il recula, livide.

    L’être ne bougeait toujours pas.

    – Mais… il brûle ! s’écria Wallens, d’une voix
    rauque.

    Il disait vrai. Une buée montait du corps
    étendu sur la glace.

    Les deux savants, qui se sentaient devenir

    fous, virent le maillot de métal gris se
    recroqueviller, s’ouvrir, éclater, découvrant une
    chair rouge et parcheminée ; ils entendirent des
    crissements : écoutoirs, lunettes, masque
    fondaient sous l’action d’une chaleur dont le
    foyer restait invisible. Et, autour du corps, la
    glace se liquéfiait, formant de petits ruisselets
    d’eau boueuse qui, à quelques mètres plus loin, se
    congelaient sous l’action de la rigoureuse
    température ambiante. Le poil des deux chiens
    roussissait, mêlant son odeur caractéristique à la
    senteur âcre et métallique dégagée par le cadavre
    de l’être sans nom.

    En moins de quinze minutes, tout fut terminé.
    Il ne resta plus sur la glace que les corps, à demi
    rongés par le feu, des deux chiens, et quelques
    brindilles noircies, semblables à des débris de fer-
    blanc.

    – Je me demande si je ne suis pas fou ! fit
    gravement Wallens.

    – Nous ne sommes pas fous ! affirma
    Densmold.

    » … Laissons tout cela, nous le deviendrions !

    » Nous allons faire le point et revenir à
    marches forcées vers le Sirius.

    » Dans une dizaine de jours, nous pouvons y
    être…

    – La boussole ?

    – Ah ! oui ! Eh bien ! si nous ne pouvons nous
    en servir, des boussoles, nous appellerons les
    hommes à notre aide, par TSF, en leur indiquant
    notre position !

    – Cela vaudra peut-être mieux ! opina
    Wallens.

    Les deux hommes, sans plus parler, se
    dirigèrent vers le traîneau.

    Pendant les heures qui suivirent, ils
    déblayèrent l’épaisse couche de neige qui le
    recouvrait.

    Tâche ingrate et rude : le froid intense avait
    durci la neige, qui se laissait difficilement
    entamer.

    Enfin le traîneau fut dégagé.

    Les savants atteignirent l’appareil de TSF.

    Sans prendre un moment de repos, sans même
    manger, ils dressèrent l’antenne démontable, faite
    de tubes de duralumin rentrant les uns dans les
    autres, qu’ils avaient emportée, et l’assujettirent
    au moyen de ses haubans.

    Il faisait nuit, une nuit blafarde et brumeuse,
    lorsqu’ils eurent enfin terminé.

    Ils firent rapidement chauffer un peu de thé et
    de pemmican dans la hutte où ils avaient passé la
    nuit précédente, avalèrent le tout et se remirent à
    l’ouvrage, à la clarté de leurs petites torches
    électriques.

    Tous les efforts qu’ils venaient d’accomplir
    étaient vains !

    Olaf Densmold reconnut que l’appareil ne
    fonctionnait plus. Les accumulateurs étaient
    déchargés. Des accumulateurs garantis,
    longuement expérimentés avant le départ !

    Impossible de lancer le moindre message.

    – Rien à faire ! murmura l’astronome, après
    avoir examiné et réexaminé les accumulateurs.
    La chose a dû provoquer la décharge de nos

    accumulateurs… Il ne nous reste qu’à regagner le
    Sirius !

    Ottar Wallens ne répondit pas. Il regarda son
    collègue, et tous deux se comprirent. Ils pensaient
    aux boussoles affolées. Il faudrait se guider sur
    les étoiles. S’il n’y avait pas de brume, c’était
    possible, mais difficile. Car, faute de précision
    dans leurs calculs, les deux hommes risquaient
    fort d’errer longtemps à travers la banquise avant
    de rejoindre leur navire. Et leurs provisions
    n’étaient pas éternelles.

    – Nous ferons le point le plus souvent
    possible ! déclara Densmold. Nous rectifierons
    notre direction autant de fois qu’il le faudra, mais
    nous arriverons ! C’est le destin de l’humanité
    que nous tenons entre nos mains !

    – Oui… c’est vrai ! murmura le géologue.

    Ils distribuèrent aux chiens une ration de
    saumon fumé, vérifièrent leurs liens, car seules
    les deux bêtes qui avaient péri avec l’être
    s’étaient échappées, et rentrèrent dans leur hutte
    de glace.

    Pendant toute la nuit, ils causèrent, ne sentant
    ni le froid, ni la fatigue ; les merveilleuses
    possibilités offertes à la science par
    l’extraordinaire appareil venu du ciel occupaient
    leur esprit. D’innombrables problèmes
    biologiques, astronomiques, géologiques allaient
    être élucidés. Les mathématiques allaient
    progresser. On connaîtrait ce qu’était l’électricité,
    ce qu’était la matière, ce qu’était la vie elle-
    même !…

    Et, tant qu’il existerait un homme sur la Terre,
    et même un être dans les planètes voisines, les
    noms d’Ottar Wallens et d’Olaf Densmold ne
    mourraient pas !

    Quelle gloire ! Une gloire surhumaine, au-
    dessus de toutes les autres !

    Au jour, les deux hommes avalèrent
    rapidement un peu de thé et de poudre d’oeufs
    séchés.

    Ils sortirent. Le temps restait beau.

    Les deux savants, non sans quelque
    maladresse, réempaquetèrent le matériel de

    campement. Ils le chargèrent sur le traîneau,
    auquel ils attelèrent les chiens.

    Et en route vers le nord, vers le Sirius.

    Ils constatèrent rapidement qu’ils n’iraient pas
    aussi vite qu’ils le croyaient.

    Les chiens, diminués de quatre et devinant,
    d’instinct, l’inexpérience de leurs guides,
    n’avançaient que lentement, s’arrêtant quand bon
    leur semblait et ne repartant qu’à leur guise.

    Toutes les boussoles restaient affolées, et il
    fallait se guider sur le soleil.

    À midi, Densmold ordonna la halte et fit le
    point. Il reconnut que le traîneau s’était rapproché
    du Sirius d’environ treize kilomètres. Le bilan
    d’une demi-étape !

    Et plus de quatre cents kilomètres restaient à
    franchir avant d’atteindre le navire, quatre cents
    kilomètres en ligne droite, c’est-à-dire plus de six
    cents en réalité…

    – Il faut se rationner ! déclara Wallens.

    – Oui.

    Les deux hommes mangèrent. Et l’on repartit,
    toujours aussi lentement…

    Douze étapes furent franchies.

    Douze étapes, moins de cent kilomètres ! Car,
    à plusieurs reprises, les explorateurs, enveloppés
    par la brume, s’égarèrent et revinrent sur leurs
    pas !

    Les boussoles, maintenant, n’étaient plus
    affolées. Elles ne fonctionnaient plus du tout,
    l’aiguille ayant perdu – pour une cause ignorée –
    toutes ses propriétés magnétiques.

    Mais les vivres pouvaient encore durer deux
    mois, en se rationnant…

    Hélas ! une nuit, tandis que les deux savants,
    épuisés, dormaient, les chiens, ayant détaché
    leurs liens mal fixés, firent ripaille. Pemmican,
    farine, saumon, oeufs desséchés, ils gâchèrent ce
    qu’ils ne dévorèrent pas.

    Lorsqu’ils se réveillèrent, Densmold et son
    compagnon, au premier coup d’oeil, virent le
    désastre. Les chiens s’étaient enfuis. Et, des
    provisions, il ne restait pour ainsi dire rien.

    – C’est vous qui avez entravé les chiens, hier !
    remarqua Densmold en fixant son collègue d’un
    oeil froid.

    – Je les avais bien attachés ! Je ne sais ce qui
    s’est passé ! protesta le géologue, en toute bonne
    foi…

    – Ramassons ce qui peut être sauvé, fit
    Densmold, sans insister. C’est peu, mais nous
    n’en saurions porter davantage, et le traîneau est
    trop lourd pour songer à l’emmener !

    Ce qui restait ? De quoi vivre à demi-ration
    pendant une huitaine, peut-être, et encore !

    Sans échanger un mot, les deux hommes
    recueillirent les débris de toutes sortes épars sur
    la neige.

    L’appétit des grands chiens de l’Alaska est
    formidable. Les bêtes n’avaient pas laissé grand-
    chose !

    En une heure, tout fut terminé.

    Les savants, ployant sous le poids de leur sac
    de couchage et leurs maigres provisions, se
    remirent en route sur l’interminable banquise.

    Wallens portait le réchaud et la provision
    d’esprit-de-vin. Densmold s’était chargé du
    sextant, du chronomètre et des livres nécessaires
    à la confection du point.

    Le temps, heureusement, restait beau.

    Six étapes furent franchies.

    Les vivres diminuaient avec rapidité. Pour
    pouvoir marcher, les malheureux devaient
    manger. Plus de brume. Ils avançaient maintenant
    dans la bonne direction !

    – Plus que cent un kilomètres ! déclara un jour
    Densmold, après avoir fait le point. La banquise
    est plate, ici ; nous pouvons faire cela en trois
    jours…

    Oui. Mais c’était à peine s’il restait une livre
    de pemmican !

    Les deux hommes, ce jour-là, avalèrent
    chacun cinquante grammes de nourriture et, du
    reste de leur esprit-de-vin, se confectionnèrent
    une dernière tasse de thé.

    Densmold, bien que le plus âgé, avait encore
    quelque force, mais Wallens semblait réduit aux

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