Répondre à : (N) AHIKAR – Le Pin Nain

Accueil Forums Textes contemporains (N) AHIKAR – Le Pin Nain Répondre à : (N) AHIKAR – Le Pin Nain

#155262
AhikarAhikar
Participant

    Bonjour,

    Je vous soumets un texte en espérant qu'il rencontrera votre approbation.

    Bien amicalement,

    Ahikar

     

    Le pin nain

     

    À Varlam Chalamov

     

     

     

     

    Lorsqu’il se redressait, soulevant l’épaisse couche de neige qui le recouvrait, c’était normalement pour annoncer la fin de l’hiver polaire. Nous étions en Sibérie dans la région de Kolyma, où poussait le pin nain. Normalement ici il n’y avait pas d’homme. Il faisait beaucoup trop froid. Jusqu’à moins soixante degrés.

    Et pourtant, depuis quelques années, des cargaisons entières d’hommes avaient été déversées ici, comme des surplus d’humanité, des gens auxquels on n’accordait plus le droit de vivre, des gens qui venaient ici uniquement pour mourir. Car à Kolyma on ne vivait pas, on ne faisait qu’y mourir. Les prisonniers pouvaient bien parfois entendre battre leur cœur dans leur poitrine, mais cela n’était qu’une illusion, car tous se savaient déjà morts depuis longtemps : Kolyma, capitale du Goulag était l’Enfer sur Terre.

    Un groupe d’hommes avait allumé un grand feu, avec du bois ramassé par les détenus. Ils étaient assis en rond autour du feu, avec chacun son fusil à côté de soi. Pendant qu’ils buvaient une sorte de café chaud dans des tasses en métal, les détenus eux travaillaient à peine une centaine de mètres plus loin, à l’abattage d’une mine par un froid qui ce matin atteignait moins cinquante degrés Celsius. Ils étaient ce qu’on appelle des « crevards », c’est-à-dire des hommes qui n’en avaient plus pour longtemps. Après quelques semaines de travail à l’abattage d’une mine, n’importe quel homme vigoureux devenait un « crevard ». Et pendant que ces hommes s’efforçaient de briser la pierre gelée pour atteindre les quotas imposés, faute de quoi ils n’avaient pas à manger, d’autres hommes en habits de surveillant et représentant les autorités gouvernementales, buvaient tranquillement leur tasse de café chaud autour du feu.

    Mais ce matin le pin nain s’était réveillé, la chaleur du feu l’avait fait sortir de son long engourdissement hivernal. Lui qui passait l’hiver aplati contre le sol sous la neige, soudain avait redressé son tronc pour se relever et étirer ses branches. Pour lui c’était le printemps !

    Mais bien vite il sentit que quelque chose n’allait pas. Bien vite il eut l’intuition d’une supercherie. Bien vite il comprit que ce n’était là que le feu trompeur des hommes, que le feu allumé par les Gardiens de l’Enfer.

    Les branches de l’arbre se mirent alors à hurler : – Nous sommes encore en plein hiver polaire ! Oui en plein hiver polaire !

    Et l’arbre tout entier, son tronc, ses branches, comme si d’un seul coup il venait de comprendre que l’Enfer était sur terre et nulle part ailleurs, que l’Enfer c’était les Autres, s’écria : – Ah ! mais dans quel monde me suis-je donc réveillé ! Oui, sur quelle réalité me suis-je donc ouvert !

    Et ses branches continuaient à hurler, comme si le feu et le froid s’étaient unis pour le détruire, comme si le feu des hommes ne l’avait réveillé que pour le livrer aux morsures du froid.

    Quelques instants plus tard, un des hommes qui était toujours assis autour du feu, et toujours en train de boire une sorte de café chaud dans une tasse en métal, se leva pour se dégourdir un peu les jambes. Il marcha jusqu’au pin nain. Là-dessus, il déboutonna sa braguette et se mit à arroser le tronc de l’arbre. C’est alors qu’il crut entendre une plainte, des gémissements, qui semblaient venir de l’arbre. Il s’empressa de reboutonner sa braguette, et s’en retourna vers ses collègues pour leur raconter ce qu’il avait cru entendre.

    Mais quand quelques minutes plus tard, ils voulurent eux aussi entendre ces gémissements, le pin nain venait juste de se recoucher dans la neige, et ce, avant même que le feu ne soit éteint.

    Il faisait froid, très froid. Le thermomètre devait avoisiner les moins cinquante degrés Celsius…



    ×