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VII.
C'est la nuit qui suivit ce second soir que l'horreur absolue déferla sur moi et saisit mon esprit d'une panique noire dont il ne pourra jamais se défaire. Cela commença par un appel téléphonique juste avant minuit. J'étais le seul à n'être pas couché, et à moitié endormi je décrochai le combiné dans la bibliothèque. Personne ne semblait être sur la ligne, et j'étais sur le point de raccrocher et d'aller au lit quand mon oreille perçut comme un très léger son à l'autre bout du fil. Quelqu'un essayait-il de parler, avec de grandes difficultés ? Tandis que j'écoutais je croyais entendre une sorte de son à demi-liquide évoquant des bulles – “gloub… gloub… gloub”, qui évoquait curieusement des mots inarticulés, inintelligibles, et des syllabes séparées. Je demandai “Qui est à l'appareil ?” Mais la seule réponse fut “gloub… gloub… gloub-gloub”. Je ne pouvais que penser qu'il s'agissait d'un bruit mécanique, mais me figurant qu'il s'agissait peut-être d'un appareil défectueux qui pouvait recevoir mais pas émettre, j'ajoutai : “Je ne vous entends pas. Vous feriez mieux de raccrocher et de demander les renseignements”. J'entendis immédiatement que l'on raccrochait de l'autre côté.
Ceci, je l'ai dit, se déroulait juste avant minuit. Quand l'origine de l'appel fut localisée plus tard, on découvrit qu'il provenait de la vieille maison Crowninshield, bien que la bonne ne dût pas s'y rendre avant la moitié de la semaine. Je ne puis que faire des allusions sur ce qui a été retrouvé dans la maison – le désordre dans la réserve au fin-fond de la cave, les traces de pas, la saleté, la garde-robe rapidement dévalisée, les marques déconcertantes sur le téléphone, le papier à lettres utilisé maladroitement, et la puanteur détestable qui régnait partout. Les policiers, ces pauvres imbéciles, ont leurs propres petites théories prétentieuses, et cherchent toujours ces sinistres serviteurs renvoyés – qui ont disparu au milieu de toute l'agitation générale. Ils parlent d'une vengeance abjecte pour ce qui s'est passé et disent que j'étais visé parce que j'étais le meilleur ami et le conseiller d'Edward.
Idiots ! S'imaginent-ils que ces butors auraient pu falsifier cette écriture ? S'imaginent-ils qu'ils auraient pu être à l'origine de ce qui s'est produit par la suite ? Ne voient-ils pas tous ces changements dans le corps qui fut celui d'Edward ? Quant à moi, je crois maintenant tout ce qu'Edward Derby a pu me dire. Il existe des horreurs par-delà les frontières de la vie dont nous ne suspectons rien, et à certains moments les prières diaboliques de l'homme les font surgir à notre portée. Ephraim – Asenath – ce démon les a appelées, et elles ont englouti Edward comme elles m'ont englouti.
Puis-je être certain que je suis en sécurité ? Ces puissances survivent au-delà de leur forme matérielle. Le jour suivant – dans l'après-midi, quand je sortis de ma prostration et fus capable de marcher et de parler de façon cohérente – je suis allé à l'asile et je l'ai abattu, pour le salut d'Edward et celui du monde, mais puis-je être tranquille jusqu'à sa crémation ? Ils conservent le corps pour que différents médecins puissent procéder à de sottes autopsies – mais je dis qu'il doit être incinéré. Il doit être incinéré – lui qui n'était pas Edward Derby lorsque je l'ai abattu. Je vais devenir fou sinon, car je serai peut-être le prochain. Mais mon esprit n'est pas faible – je ne le laisserai dominer par les terreurs qui grouillent autour de lui. Une vie – Ephraim, Asenath et Edward – et qui maintenant ? Je ne serai pas chassé de mon corps… Je n'échangerai pas mon âme avec celle de cette goule criblée de balles à l'asile !
Mais je vais essayer d'exposer de façon cohérente l'ultime horreur. Je ne vais pas parler de ce que la police s'est acharnée à ignorer – ces histoires à propos d’une chose naine, grotesque, malodorante rencontrée par au moins trois passants dans High Street juste avant deux heures, et la nature des singulières empreintes de pas à certains endroits. Je dirai seulement que vers deux heures la sonnette et le heurtoir m'ont réveillé – sonnette et heurtoir utilisés alternativement et timidement dans une sorte de faiblesse désespérée, s'efforçant de reproduire le vieux signal d'Edward – trois coups puis deux coups.
Tiré d'un profond sommeil, mon esprit s'éveilla en plein désarroi. Derby à la porte – et se souvenant du vieux code ! Cette nouvelle personnalité ne s'en était pas souvenue… Edward était-il revenu dans son état légitime ? Pourquoi était-il ici, dans un état si évident de stress et de hâte ? Avait-il été libéré plus tôt que prévu, ou s'était-il échappé ? Peut-être, pensai-je alors que j'enfilais une robe de chambre et dévalais les escaliers, son retour à lui-même avait-il amené des délires et de la violence, remettant en cause sa libération et le poussant dans un élan désespéré vers la liberté. Quoi qu'il soit arrivé, il était à nouveau mon bon vieux Edward, et je lui viendrais en aide !
Quand j'ouvris la porte sur les ténèbres de la voûte d'ormes, une insupportable bouffée de vent fétide me fit presque perdre connaissance. Pris de nausée, je pus pendant une seconde à peine apercevoir la silhouette naine, bossue, qui se tenait sur les marches. L'appel avait été celui d'Edward, mais qui était ce pantin infect et rabougri ? Où Edward avait-il eu le temps de disparaître ? Il avait sonné à peine une seconde avant que ne s'ouvre la porte.
Le visiteur portait l'un des pardessus d'Edward – le bas du vêtement touchant presque le sol, et ses manches étaient relevées mais recouvraient encore cependant les mains. Il portait un chapeau mou très enfoncé sur la tête, tandis qu'une écharpe de soie noire cachait son visage. Alors que descendais vers elle d'un pas mal assuré, la silhouette produisit un bruit semi-liquide qui ressemblait à celui que j'avais entendu au téléphone – “gloub… gloub…” – et me tendit une grande feuille de papier à l'écriture serrée, plantée au bout d'un long crayon. Toujours fasciné par la morbide et indescriptible puanteur, je pris le papier et tentai de le lire à la lumière de la porte d'entrée.
Sans aucun doute, il s'agissait de l'écriture d'Edward. Mais pourquoi avait-il écrit alors qu'il était suffisamment proche pour sonner, et pourquoi l'écriture était-elle si maladroite, grossière et tremblante ? Je n'y voyais rien à cette faible lumière ; je me dirigeai donc vers le hall d'entrée, le nabot claudiquant derrière moi, mais s'arrêtant dans le vestibule. L'odeur de ce singulier messager était vraiment épouvantable, et j'espérais (pas en vain, Dieu merci !) que mon épouse n'allait pas se réveiller pour se retrouver face à lui.
Puis, tandis que je lisais le papier, je sentis mes genoux ployer sous moi, et ma vision se brouilla. J'étais étendu sur le sol quand je revins à moi, ma main crispée par la peur toujours agrippée à ce maudit papier. Voici quel était son contenu.
“Dan – va au sanatorium et tue cette chose. Extermine-la. Ce n'est plus Edward Derby. Elle m'a eu – c'est Asenath – et elle est morte depuis trois mois et demi. J'ai menti quand j'ai dit qu'elle était partie. Je l'ai tuée. Il le fallait. Ce fut soudain, mais nous étions ensemble alors que j'étais dans mon véritable corps. J'avisai un chandelier et je lui ai fracassé la tête. Elle m'aurait eu pour de bon à la Toussaint.
Je l'ai ensevelie dans la réserve au fin-fond de la cave sous de vieilles caisses et j'ai nettoyé toutes les traces. Les serviteurs ont eu des doutes le matin suivant, mais ils détiennent de tels secrets qu'ils n'osent rien dire à la police. Je les ai renvoyés, mais Dieu sait ce qu'ils feront – eux ou les autres membres de leur culte.
Pendant un temps je pensais aller bien, lorsque j'ai ressenti ce tiraillement sur mon cerveau. Je savais ce que c'était – j'aurais dû m'en souvenir. Une âme comme la sienne – ou celle d'Ephraim – est à demi détachée, et survit après la mort tant que dure le corps. Elle était en train de me prendre – me forçant à changer de corps avec elle – prenant possession de mon corps et m'envoyant dans son propre corps enterré dans la cave.
Je savais que cela venait – c'est pourquoi j'ai craqué et me suis retrouvé à l'asile. Alors c'est arrivé – je me suis retrouvé étouffant dans le noir – dans la carcasse pourrissante d'Asenath là-dessous, sous les caisses là où je l'avais mise. Et je savais qu'elle devait être dans mon propre corps au sanatorium – de façon permanente, car c'était après la Toussaint, et le sacrifice fonctionnerait même sans qu'elle soit là – saine d'esprit, et prête à être libérée comme une menace pour le monde. J'étais désespéré, et en dépit de tout je réussis à me sortir de là.
Là où j'en suis je ne suis plus capable de parler. Je n'ai pas réussi à téléphoner – mais je peux toujours écrire. Je trouverai bien le moyen de te porter ces derniers mots et cet ultime avertissement. Tue ce démon si tu attaches du prix à la paix et à la tranquillité du monde. Veille à ce qu'il soit incinéré. Si tu n'y veilles pas, il continuera à vivre encore et encore, d'un corps à l'autre pour toujours, et je ne peux pas te dire ce qu'il fera. Reste loin de la magie noire, Dan, c'est là l'affaire du diable. Adieu, tu as été un grand ami. Dis à la police ce qu'ils voudront bien croire – et je suis terriblement désolé de faire porter tout cela sur tes épaules. Je serai en paix avant longtemps – cette chose ne tiendra plus debout bien longtemps. J'espère que tu pourras lire ça. Et tue cette chose – tue-la.
Bien à toi – Ed.”
Ce ne fut que plus tard que je lus la deuxième partie de ce papier, car je m'étais évanoui à la fin du troisième paragraphe. Je m'évanouis à nouveau lorsque je vis et sentis la chose qui était étalée sur le sol du vestibule, où l'air chaud l'avait atteinte. Le messager n'aurait plus jamais ni mouvements ni conscience.
Le maître d'hôtel, plus endurci que moi, ne perdit pas conscience face à ce qu'il trouva dans le hall au matin. Au contraire, il téléphona à la police. Quand celle-ci arriva, j'avais été emmené à l'étage au lit, mais la… l'autre masse se trouvait toujours là où elle s'était effondrée dans la nuit. Les hommes durent porter des mouchoirs à leur nez.
Ce qu'ils trouvèrent finalement à l'intérieur de cet assemblage hétéroclite de vêtements d'Edward, était surtout une horreur déliquescente. Il y avait des ossements, aussi, et un crâne fracassé. Les analyses dentaires identifièrent avec certitude ce crâne comme étant celui d'Asenath.