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Boulevard Saint-Michel
Boulevard Saint-Michel, 15 août 1963, le temps est très lourd,
moite mais je suis légère. Les grandes marées nous ont chassés de
Noirmoutier, car le camping était inondé.
Peu de gens en ce début d’après-midi, je bois tout ce qui s’étale
devant mes yeux, je respire et je transforme les odeurs en parfums
suaves.
J’ai 16 ans je sors de chez Nérée Boubée place Saint-André des
Arts, où je me suis offert le Graal, un bocal avec un cristal de
cyanure gauchi dans le plâtre. Rareté insigne, que seule cette maison
négocie. On y trouve aussi ces merveilleux atlas aux planches
délicatement coloriées sur les insectes, les coléoptères sont ma
passion du moment. J’y achète aussi les épingles de nylon avec ces
numéros ésotériques, moi je collectionne les n° 3, 4, 5. J’avais profité
du week-end du 15 août où Paris est une ville plus ou moins calme.
Les endroits ouverts étaient rares, mais Boubée était une de ces
exceptions.
Quinze ans, des socquettes, une jupe très froncée sur un jupon
empesé, en carreaux vichy de couleur turquoise, et des couettes à la
Sheila, à peine 15 ans, je ne marche pas, je vole.
C’est en remontant le Boulevard Saint-Michel pour aller rue Cigit-
le-coeur que je l’ai croisée. Je portais ce jour-là, mon jean noir,
chemise blanche dépassant d’un léger pull noir qui me donnait le
genre clergyman, genre qui me convenait bien.
Une silhouette se rapproche, une démarche rapide. Et mon regard
semble happé par l’image qui se fait plus nette. Le temps s’arrête.
Ton épaule est presque contre la mienne. Je distingue à peine une
chemise blanche dans un pantalon d’une couleur foncée, mais je
chavire, je me noie dans un regard sombre. Noir comme l’inconnu,
l’improbable, qui s’éclaire comme le sourire qui se dessine à peine
sur des lèvres charnues.
Mais l’horloge redémarre, et le vide devant moi s’étale,
m’absorbe. Mon coeur s’emballe, se serre, refuse. En marchant,
comme un automate, je me retourne en panique, en espoir, dans un
état inconnu jusqu’alors. Et je te vois, tu marches, tu t’éloignes, mais
ton visage tourné vers moi. Comment arrêter ce foutu temps, nous
sommes en mode ralenti, comment mettre sur pause ? Et tu redeviens
flou jusqu’à disparaître. Je me heurte à un arbre, mon coeur cogne, et
le sang pulse très vite à mes tempes. Je ferme les yeux. Ton visage
est très net, en gros plan même. Et ta bouche si bien dessinée
esquisse un mot. Lequel ?
— Denise, qu’est-ce que tu fous ? Tu te dépêches, on va être en
retard hurle ma soeur.
Et cette phrase me fait redescendre brutalement dans la réalité.
— On dirait que tu as vu un fantôme, tu es blanche comme un
linge. Allez, viens, je t’offre une glace.
Elle s’avançait comme si elle partait à la conquête du monde, avec
ses socquettes blanches et sa petite jupe plissée avec une grande
épingle attachant les deux revers.
Lorsque nos yeux se croisèrent, quelque chose d’unique nous
arriva, je suis sûr que cela lui arriva comme à moi, je l’ai lu dans ses
yeux, c’était magique.
Des grands yeux d’un smaragdin comme ceux de Salammbô mais
en beaucoup plus doux, tels que je les imaginais, de ce vert
insondable très particulier, de cette couleur transparente qu’ont les
héroïnes des mangas japonaises, des yeux qui lui mangeaient le
visage. Ils étaient lumineux, pleins de promesses et magnifiques,
d’une profondeur dans laquelle tous les rêves étaient permis. Les
pupilles d’un noir intense offraient un contraste saisissant, C’étaient
pour moi les yeux les plus beaux jamais vus. En la dépassant je
murmurai, « oh ! un vrai Tanagra, mon Dieu comment tant de
fraîcheur est possible ». Je continuais mon chemin le coeur battant la
chamade, puis comme pris de remords j’ai jeté un regard en arrière,
et j’ai vu ses grands yeux qui me fixaient. Nous avons pourtant
continué chacun de notre côté. Je me suis toujours demandé pourquoi
je n’avais pas osé faire demi-tour et l’accoster, c’est la timidité du
provincial je suppose ou la timidité tout court.
Boulevard Saint-Michel, 21 décembre 2013. Il pleut, il fait froid,
je suis percluse de rhumatismes. Ma démarche est lourde et
douloureuse. Je ferme les yeux. J’avais ma jupe plissée ou celle à
carreaux ? Qu’importe, ta bouche s’entrouvre, des dents si blanches
qu’elles m’aveuglent, tes mains sur mes épaules, le temps suspendu,
tu m’attires contre toi, tes lèvres se posent sur les miennes, je bois le
mot prononcé…
— Vous pouvez pas faire attention, non ?
Je balbutie quelque excuse, j’ai failli tomber dans les bras d’un
grassouillet presque chauve.
Mais je souris. Je te souris. je ne saurais jamais ce que tu as dit,
mais je l’ai tant imaginé toutes ces années. Je ne t’ai pas oublié.
Place Saint André des arts, 21 décembre 2013, la maison Nérée
Boubée a disparu, remplacée par une agence automatique de la BNP.
C’est le moment que choisit ton souvenir pour m’exploser au visage.
Cette rencontre fugace prend subitement une telle importance,
pourquoi un moment de votre vie vous revient-il comme un
boomerang, sans prévenir et fait si mal ? Je revois ces yeux tellement
profonds qu’il était possible de s’y noyer, dans lesquels j’avais perdu
une partie de ma raison. L’avais-je recroisée sans l’apercevoir ou ce
lieu particulier garde-t-il la mémoire d’événement heureux ?