Répondre à : RILKE, Rainer Maria – Les Roses (Version intégrale)

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#159026
Christine SétrinChristine Sétrin
Participant

    RILKE, Rainer Maria – Les Roses (Version intégrale)

    Si ta fraîcheur parfois nous étonne tant,
    heureuse rose,
    c'est qu'en toi-même, en dedans,
    pétale contre pétale, tu te reposes.

    Ensemble tout éveille, dont le milieu
    dort, pendant qu'innombrables, se touchent
    les tendresses de ce cœur silencieux
    qui aboutissent à l'extrême bouche.

    Je te vois, rose, livre entrebâillé,
    qui contient tant de pages
    de bonheur détaillé
    qu'on ne lira jamais. Livre-mage,

    qui s'ouvre au vent et qui peut être lu
    les yeux fermés…,
    dont les papillons sortent confus
    d'avoir eu les mêmes idées.

     

    Rose, toi, ô chose par excellence complète
    qui se contient infiniment
    et qui infiniment se répand, ô tête
    d'un corps par trop de douceur absent,
    rien ne te vaut, ô toi, suprême essence
    de ce flottant séjour ;
    de cet espace d'amour où à peine l'on avance
    ton parfum fait le tour.
    ,

     

    C'est pourtant nous qui t'avons proposé
    de remplir ton calice.
    Enchantée de cet artifice,
    ton abondance l'avait osé.

    Tu étais assez riche, pour devenir cent fois toi-même
    en une seule fleur ;
    c'est l'état de celui qui aime…
    Mais tu n'as pas pensé ailleurs.

    Abandon entouré d'abandon,
    tendresse touchant aux tendresses…
    C'est ton intérieur qui sans cesse
    se caresse, dirait-on ;

    se caresse en soi même,
    par son propre reflet éclairé.
    Ainsi tu inventes le thème
    du Narcisse exhaussé.

    Abandon entouré d'abandon,
    tendresse touchant aux tendresses…
    C'est ton intérieur qui sans cesse
    se caresse, dirait-on ;

    se caresse en soi même,
    par son propre reflet éclairé.
    Ainsi tu inventes le thème
    du Narcisse exhaussé.

     

    Une rose seule, c'est toutes les roses
    et celle-ci : l'irremplaçable,
    le parfait, le souple vocable
    encadré par le texte des choses.

    Comment jamais dire sans elle
    ce que furent nos espérances,
    et les tendres intermittences
    dans la partance continuelle.

     

    T'appuyant, fraîche, claire
    rose, contre mon œil fermé -,
    on dirait mille paupières
    superposées

    contre la mienne chaude.
    Mille sommeils contre ma feinte
    sous laquelle je rôde
    dans l'odorant labyrinthe.

    De ton rêve trop plein,
    fleur en dedans nombreuse,
    mouillée comme une pleureuse,
    tu te penches sur le matin.

    Tes douces forces qui dorment
    dans un désir incertain,
    développent ses tendres formes
    entre joues et seins.

    Rose, toute ardente et pourtant claire,
    que l'on devrait nommer reliquaire
    de Sainte-Rose…, rose qui distribue
    cette troublante odeur de sainte nue.

    Rose plus jamais tentée, déconcertante
    de son interne paix ; ultime amante,
    si loin d'Ève, de sa première alerte -,
    rose qui infiniment possède la perte.

     

    Amie des heures où aucun être ne reste,
    où tout se refuse au cœur amer ;
    consolatrice dont la présence atteste
    tant de caresses qui flottent dans l'air.

    Si l'on renonce à vivre, si l'on renie
    ce qui était et ce qui peut arriver,
    pense-t-on jamais assez à l'insistante amie
    qui à côté de nous fait son œuvre de fée.

    J'ai une telle conscience de ton
    être, rose complète,
    que mon consentement te confond
    avec mon cœur en fête.

    Je te respire comme si tu étais,
    rose, toute la vie,
    et je me sens l'ami parfait
    d'une telle amie.

    Contre qui, rose,
    avez-vous adopté
    ces épines ?
    Votre joie trop fine
    vous a-t-elle forcée
    de devenir cette chose
    armée ?

    Mais de qui vous protège
    cette arme exagérée ?
    Combien d'ennemis vous ai-je
    enlevés
    qui ne la craignaient point.
    Au contraire, d'été en automne,
    vous blessez les soins
    qu'on vous donne.

    Préfères-tu, rose, être l'ardente compagne
    de nos transports présents ?
    Est-ce le souvenir qui davantage te gagne
    lorsqu'un bonheur se reprend ?

    Tant de fois je t'ai vue, heureuse et sèche,
    – chaque pétale un linceul –
    dans un coffret odorant, à côté d'une mèche,
    ou dans un livre aimé qu'on relira seul.

    Été : être pour quelques jours
    le contemporain des roses ;
    respirer ce qui flotte autour
    de leurs âmes écloses.

    Faire de chacune qui se meurt
    une confidente,
    et survivre à cette sœur
    en d'autres roses absente.

    Seule, ô abondante fleur,
    tu crées ton propre espace ;
    tu te mires dans une glace
    d'odeur.

    Ton parfum entoure comme d'autres pétales
    ton innombrable calice.
    Je te retiens, tu t'étales,
    prodigieuse actrice.

    Ne parlons pas de toi. Tu es ineffable
    selon ta nature.
    D'autres fleurs ornent la table
    que tu transfigures.

    On te met dans un simple vase -,
    voici que tout change :
    c'est peut-être la même phrase,
    mais chantée par un ange.

    C'est toi qui prépares en toi
    plus que toi, ton ultime essence.
    Ce qui sort de toi, ce troublant émoi,
    c'est ta danse.

    Chaque pétale consent
    et fait dans le vent
    quelques pas odorants
    invisibles.

    O musique des yeux
    toute entourée d'eux,
    tu deviens au milieu
    intangible.

    Tout ce qui nous émeut, tu le partages.
    Mais ce qui t'arrive, nous l'ignorons.
    Il faudrait être cent papillons
    pour lire toutes tes pages.

    Il y en a d'entre vous qui sont comme des dictionnaires ;
    ceux qui les cueillent
    ont envie de faire relier toutes ces feuilles.
    Moi, j'aime les roses épistolaires.

    Est-ce en exemple que tu te proposes ?
    Peut-on se remplir comme les roses,
    en multipliant sa subtile matière
    qu'on avait faite pour ne rien faire ?

    Car ce n'est pas travailler que d'être
    une rose, dirait-on.
    Dieu, en regardant par la fenêtre,
    fait la maison.

    Dis-moi, rose, d'où vient
    qu'en toi-même enclose,
    ta lente essence impose
    à cet espace en prose
    tous ces transports aériens ?

    Combien de dois cet air
    prétend que les choses le trouent,
    ou, avec une moue,
    il se montre amer.
    Tandis qu'autour de ta chair,
    rose, il fait la roue.

     

    Cela ne te donne-t-il pas le vertige
    de tourner autour de toi sur ta tige
    pour te terminer, rose ronde ?
    Mais quand ton propre élan t'inonde,

    tu t'ignores dans ton bouton.
    C'est un monde qui tourne en rond
    pour que son calme centre ose
    le rond repos de la ronde rose.

    Vous encor, vous sortez
    de la terre des morts,
    rose, vous qui portez
    vers un jour tout en or

    ce bonheur convaincu.
    L'autorisent-ils, eux
    dont le crâne creux
    n'en a jamais tant su ?

    Rose, venue très tard, que les nuits amères arrêtent
    par leur trop sidérale clarté,
    rose, devines-tu les faciles délices complètes
    de tes sœurs d'été ?
    Pendant des jours et des jours je te vois qui hésites
    dans ta gaine serrée trop fort.
    Rose qui, en naissant, à rebours imites
    les lenteurs de la mort.

    Ton innombrable état te fait-il connaître
    dans un mélange où tout se confond,
    cet ineffable accord du néant et de l'être
    que nous ignorons ?

    Rose, eût-il fallu te laissé dehors,
    chère exquise ?
    Que fait une rose là où le sort
    sur nous s'épuise ?

    Point de retour. Te voici
    qui partages
    avec nous, éperdue, cette vie, cette vie
    qui n'est pas de ton âge.

     

     

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