Répondre à : WHARTON, Edith – Le Portrait de Mrs Grancy

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#159744
Vincent de l'ÉpineVincent de l’Épine
Maître des clés

    Le portrait de Mrs Grancy

    I.

    La nouvelle de la mort de Mrs Grancy me frappa comme une immense absurdité – comme une farce  du destin des plus intolérables. C’était comme si toutes les forces vitales existantes avaient été grippées par le blocage d’un seul mécanisme. Non pas que Mrs Grancy contribuât le moins du monde au fonctionnement de la machine sociale : son unique mérite consistait à s’ajuster parfaitement à la place qui était la sienne dans le monde. Tant de gens sont comme des statues mal conçues, débordant de leurs niches à certains endroits, et laissant des espaces vides à d’autres.

    La niche de Mrs Grancy était la vie de son mari. On peut dire que cet espace n’était pas suffisamment grand pour lui laisser beaucoup de place pour évoluer dans ses interstices, mais il me semble qu’en fin de compte ces dimensions devraient être déterminées par des instruments beaucoup plus précis que les standards utilitaristes habituels. La vie de Ralph Grancy était en somme une sorte d’utilité désincarnée : une de ces influences constructives qui, au lieu de se cristalliser en une forme définie, sont comme le terreau permettant le développement d’une pensée claire et de justes sentiments. Il irriguait généreusement son propre lopin de terre aride, et bien au-delà de ses limites. Si, pour continuer cette métaphore, la vie de Grancy avait été un jardin soigneusement entretenu, sa femme aurait été la fleur plantée au milieu – ou plutôt l’arbre épanoui qui lui offrait ombre et repos, et dont les hautes branches ondulaient sous le vent des rêves.

    Chacun d’entre nous – ses amis peu nombreux mais dévoués – pensa un moment que Grancy allait certainement se détourner de nous. Nous l’avions vu se heurter à toute une série d’ennuis stupides : mauvaise santé, pauvreté, incompréhension, et pire que tout pour un homme de sa composition, le subtile et insidieux égotisme de sa première femme. Nous l’avions vu sombrer sous le poids de son affection, comme un nageur emporté par une lame de fond ; mais à chaque fois que nous perdions espoir, il faisait à nouveau surface, aveuglé, haletant, mais nageant férocement vers la rive. Quand enfin la mort de sa femme le libéra, il s’agissait de savoir quelle part de lui elle avait emporté avec elle. Laissé seul, il était comme un arbre dont on aurait éliminé un parasite, montrant des pousses flétries et rabougries. Mais rapidement il fit de nouvelles feuilles, et lorsqu’il rencontra la jeune femme qui devint sa seconde épouse – sa seule vraie épouse, comme le reconnaissaient ses amis – l’homme tout entier se mit à refleurir.

    La seconde Mrs Grancy avait passé la trentaine lorsqu’il l’épousa, et il était visible qu’elle récoltait cette plénitude de la maturité qui trouve ses racines dans les désespoirs de la jeunesse. Mais si elle avait perdu la fraîcheur de ses dix-huit ans, elle en avait gardé la lumière intérieure ; si ses joues n’avaient plus leur éclat juvénile, ses yeux semblaient avoir conservé en eux toute la jeunesse de cette première moitié de sa vie. Grancy la rencontra pour la première fois quelque part dans l’est – je crois qu’elle était la sœur de l’un de nos consuls là-bas, et quand il la ramena à New York elle se présenta à nous comme une étrangère.

    L’idée du remariage de Grancy avait été pour nous tous un véritable choc. Après de telles brûlures beaucoup d’hommes se seraient tenus à l’écart du feu, mais nous savions qu’il était prédestiné aux désastres sentimentaux, et nous attendions avec résignation l’incarnation de sa dernière erreur. Alors vint Mrs Grancy – et nous comprimes. Elle était la plus magnifique et la plus complète des explications. Nous envoyâmes au diable notre omniscience vaincue, et l’enterrâmes hâtivement sous la prodigalité de notre accueil. Pour la première fois depuis des années, Grancy n’était plus le centre de nos pensées. « Il va faire de grandes choses maintenant ! » prophétisa le moins optimiste d’entre nous ; et le plus sentimental ajouta : « Il l’a déjà fait – en l’épousant ! ».

    C’était Claydon, le portraitiste, qui avait risqué cette hyperbole, et peu après, à la demande de l’heureux époux, il se prépara à la mettre en pratique en réalisant un portrait de Mrs Grancy. Nous étions tous, même Claydon, prêts à reconnaître que la singularité de Mrs Grancy était dans une certaine mesure une question d’environnement. Ses grâces avaient besoin d’être complétées, et il leur fallait un partenaire pour révéler les éclatantes couleurs cachées sous des ailes de teintes plus neutres. Mais si elle avait besoin de Grancy pour la révéler, quel service ne lui rendait-elle pas à son tour ! Claydon, toujours professionnel, la décrivait comme le cadre parfait pour son mari, mais si elle le délimitait, elle l’agrandissait également ; elle investissait de nouveaux espaces, ouvrait de nouvelles perspectives, reprenait possession de vastes étendues d’activité qui s’étaient retrouvées abandonnées sous la dure loi de la privation. Cette interaction de sympathies n’était pas sans avoir ses effets visibles. Claydon n’était pas le seul à avoir remarqué que la présence de Grancy (ou même la simple mention de son nom) avait un effet visible sur l’apparence de sa femme. C’était comme si la lumière changeait, comme si on ouvrait un rideau, comme si, pour reprendre une métaphore de Claydon, l’Amour, cet artiste infatigable, cherchait perpétuellement la meilleure pose pour son modèle. A la lumière de cette interprétation, Mrs Grancy acquit ce charme qui fait ressembler le visage de certaines femmes à un livre dont la dernière page n’est jamais tournée. Il y avait toujours quelque chose de nouveau à lire dans ses yeux. Ce que Claydon y lisait, son portrait, le moment venu, nous le révéla  – ou du moins certaines traces éparses du rituel tel qu’il lui apparaissait à travers les portes du sanctuaire. Quand le portrait fut exposé, il fut tout de suite applaudi comme son chef-d’œuvre ; mais ceux qui connaissaient Mrs Grancy souriaient, et disaient qu’il était flatteur. Toutefois, Claydon n’avait pas eu l’intention de peindre leur Mrs Grancy (ou même la nôtre), mais celle de Ralph, et Ralph le sut au premier regard. A leur première rencontre, il sut que Claydon avait compris. Quant à Mrs Grancy, quand le tableau une fois terminé lui fut montré, elle se tourna vers le peintre et lui dit simplement : « Ah, vous m’avez représentée tournée vers l’est ! ».

    Le tableau, alors, malgré toute sa valeur, semblait n’être qu’un incident dans l’accomplissement de leur destinée, une note de bas de page dans le récit enluminé de leurs vies. Ce n’est que plus tard qu’il acquit la même force que des mots prononcés sur un seuil qui ne doit plus jamais être franchi. Grancy, un an après son mariage, avait abandonné sa maison en ville et transporté son bonheur à une heure de là, dans une petite propriété au cœur des collines. Ses activités et centres d’intérêts variés le ramenaient fréquemment à New York, mais nous le voyions nécessairement moins souvent que quand sa maison servait de point de ralliement à nos enthousiasmes. C’était triste qu’une telle influence nous soit retirée, mais nous comprenions tous qu’il avait de longs arriérés de bonheur à rattraper, dans la monnaie qui lui convenait le mieux.  La distance à laquelle l’heureux couple irradiait  la chaleur de son amour n’était pas trop grande pour que l’amitié ne parvienne pas à la traverser : nos moments de loisirs les plus agréables étaient les dimanches passés dans la bibliothèque des Grancy, avec sa vue reposante sur la campagne, et le portrait de Mme Grancy qui l’illuminait. Le tableau était à son avantage en ce lieu, et nous accusions Claydon de ne rendre visite à Mrs Grancy que pour voir son portrait. Il nous répondait que le portrait était Mrs Grancy, et il y avait des moments où nous ne pouvions rien répliquer à cette affirmation. L’un d’entre nous même (je crois bien que c’était le romancier) dit un jour que Claydon n’avait pu éviter de tomber amoureux de Mrs Grancy que parce qu’il était tombé amoureux de son tableau, et il était remarquable que lui, pour qui un travail terminé n’était jamais que la coquille vide du projet suivant, ne montrât une tendresse durable que pour cette seule réalisation. Nous étions amusés de voir combien de fois, lorsque Mrs Grancy était dans la pièce, sa présence se reflétant dans nos paroles comme un ciel éclatant dans un torrent rapide, Claydon, se détournant de la femme réelle, restait assis comme s’il écoutait le tableau. Son attitude, à cette époque, faisait partie des originalités de ces pittoresques après-midis, quand les aspects les plus communs de la vie semblaient revêtir un caractère magique.  Certains bonheurs humains sont comme un lac entouré par les terres ; mais celui des Grancy était un vaste océan, qui étendait sa surface bouillonnante et sans limites et nous invitait au voyage. Il y avait de la place sur ces eaux pour toutes nos aventures personnelles, et toujours, au-delà du soleil couchant, un mirage d’îles fortunées vers lesquelles nous tendions nos proues.

    II.

    Ce fut à Rome, trois ans plus tard, que j’appris qu’elle était morte. La notice disait « subitement » ; j’en fus heureux. J’étais heureux aussi – peut-être lâchement – d’être loin de Grancy à ce moment où le silence aurait paru borné, et la parole dérisoire.

    J’étais toujours à Rome quand, quelques mois plus tard, Grancy y arriva soudain. Il avait été nommé secrétaire à la légation de Constantinople et s’y rendait pour prendre son poste. Il avait pris cette place, avouait-il franchement, pour « s’en aller ». Nos relations avec la Porte laissaient supposer un travail difficile, et il expliquait que c’était ce dont il avait besoin. Il ne pourrait jamais se satisfaire de rester assis au milieu des ruines. Je vis que, comme chacun de nous le fait dans les moments d’extrême tension morale, il se composait une attitude, se comportant comme il pensait qu’un homme doit se comporter  quand il est frappé par un désastre. La posture instinctive du chagrin est un compromis précaire entre le défi et la prostration, mais la fierté incite à adopter une attitude plus noble pour affronter un pareil ennemi.  Grancy, d’un naturel rêveur et introverti, avait choisi le rôle de l’homme d’action, qui répond coup pour coup et oppose un front indestructible aux coups du destin, et la perfection de ce costume qu’il avait endossé témoignait de sa fragilité intérieure. Nous ne parlions jamais de ce à quoi nous pensions tous deux, et nous nous séparâmes, après quelques jours, avec une sensation de soulagement qui prouvait que l’amitié était bien peu à même de remplir le rôle qu’on lui attribue en ces occasions.

    Bientôt mon propre travail me ramena à la maison, mais Grancy resta quelques années en Europe. La diplomatie internationale tint ses promesses en lui fournissant du travail, et durant toute l’année où il officia en tant que chargé d’affaires, il s’en acquitta, dans des conditions pénibles, avec un zèle et une discrétion remarquables. Suite à des bouleversements politiques, il dut se retirer alors qu’il venait tout juste de prouver son utilité au gouvernement, et l’été suivant j’entendis dire qu’il était rentré au pays.

    A mon retour en ville je lui écrivis, et sa réponse m’arriva par retour du courrier. Il me répondait avec son ton habituel, me pressant de venir passer le dimanche suivant avec lui, et me suggérant d’amener avec moi tous les vieux amis que je pourrais persuader de m’accompagner. Je pensais que c’était bon signe et pourtant (pourrais-je l’admettre), j’étais vaguement déçu. Peut-être pensions-nous que la tristesse de notre ami devait rester intacte, comme ces monuments dont on enlève régulièrement le lierre qui les envahit.

    Ce même soir au club, je tombai sur Claydon. Je lui parlai de l’invitation de Grancy et lui proposai de m’accompagner, mais il me répondit qu’il avait un engagement antérieur. J’en étais désolé, car j’avais toujours pensé que lui et moi étions plus proches de Ralph que les autres, et si l’habitude des dimanches devait reprendre, j’aurais préféré que nous passions tous deux le premier avec lui. Je fis tout ce que je pus et offris même à Claydon de me plier à ses disponibilités, mais il m’opposa un refus catégorique.

    « Je ne veux pas aller chez Grancy », me dit-il abruptement. J’attendis un moment, mais il n’ajouta aucune explication.

    « L’avez-vous vu depuis son retour ? » hasardai-je enfin.

    Claydon acquiesça.

    « Et va-t-il si mal que ça ? »

    « Mal ? Non, il va très bien. »

    « Très bien ? Comme le pourrait-il ? A moins qu’il n’ait changé au point d’en devenir méconnaissable ? »

    « Oh, vous le reconnaîtrez », dit Claydon avec une emphase déroutante.

    Son ambigüité commençait à m’exaspérer, et je me sentais exclu de faits que je me sentais autant que lui en droit de connaître.

    « Vous y êtes déjà allé, je suppose ? »

    « Oui, j’y suis allé ».

    « Et vous vous êtes séparés – l’association est rompue ? »

    « Séparés ? Plût à Dieu que nous fussions séparés ». Il se leva vivement et repoussa la revue dont mon arrivée l’avait distrait. « Ecoutez » dit-il, se tenant debout devant moi, « Ralph est le meilleur des hommes et il n’y a rien au monde que je ne ferais pour lui – si ce n’est retourner là-bas ». Et là-dessus, il quitta la pièce.

    Claydon était suffisamment énigmatique pour que je puisse trouver au moins une douzaine d’explications différentes à ses propos, mais aucune de mes interprétations ne put me satisfaire. En dernier ressort, je décidai de ne plus me chercher de compagnon, et le dimanche suivant je me rendis seul chez Grancy. Il vint me chercher à la gare et je vis au premier regard qu’il avait changé depuis notre dernière rencontre.  A ce moment-là il était en pleine lutte, mais maintenant, si son chagrin était toujours son compagnon, il n’était plus son ennemi. Physiquement, la transformation était tout aussi marquée mais moins rassurante. Si l’esprit avait triomphé, le corps montrait ses cicatrices. A quarante-cinq ans, il était grisonnant et courbé et avait la démarche fatiguée d’un vieil homme. Sa sérénité toutefois ne lui venait pas de la résignation de l’âge. Je voyais qu’il n’avait pas encore l’intention de se retirer du jeu. Presque tout de suite il se mit à reparler de nos anciens centres d’intérêt, pas avec effort comme lors de notre rencontre précédente, mais simplement, naturellement, du ton de l’homme dont la vie a repris son cours normal. Je me souvenais, avec une once de culpabilité, comment j’avais mis en doute sa capacité à se reconstruire, mais malgré mon admiration pour les forces qu’il avait montrées, j’avais maintenant le sentiment qu’après tout, un bonheur tel que le sien devait se payer jusqu’au dernier centime.  Ce sentiment se renforça lors que nous approchions de la maison, et je me rendis compte à quel point les souvenirs de sa femme et de la maison étaient pour moi inextricablement liés ; comment tout n’était là-bas qu’une extension de sa vivante présence.

    A l’intérieur rien n’avait changé, et je n’aurais pas été autrement surpris de sentir la main de Madame Grancy prendre chaleureusement la mienne pour me souhaiter la bienvenue. C’était l’heure du repas, et Grancy me conduisit tout de suite à la salle à manger, où le papier peint, les meubles, et jusqu’aux assiettes et couverts semblaient un miroir dans lequel le visage de Mrs Grancy venait de se refléter à l’instant. Je me demandai si Grancy, derrière la tranquillité retrouvée de son sourire, dissimulait ce même sentiment de proximité, et voyait perpétuellement devant lui ce fantôme magnifique et sans repos. Il parla d’elle une ou deux fois incidemment, et son nom sembla continuer à flotter dans l’ait après qu’il l’eût murmuré, comme une corde qui continue à vibrer. S’il sentait sa présence, c’était certainement comme quelque chose qui l’entourait pleinement, comme l’air qu’il respirait.  Jamais jusqu’à ce moment je n’avais su à quel point les morts pouvaient continuer à vivre.

    Après le repas, nous fîmes une longue promenade à travers les champs et les bois qui se paraient des couleurs de l’automne, et le soir tombait lorsque nous regagnâmes la maison. Grancy me conduisit à la bibliothèque où, à cette heure, sa femme nous accueillait toujours avec un bon feu et une tasse de thé. La pièce donnait sur l’ouest, et gardait sa propre luminosité alors que tout le reste de la maison était gagné par les ombres. Je me souvins comme elle paraissait jeune dans cette pâle lumière dorée, qui illuminait ses yeux et ses cheveux, et soulignait sa silhouette féminine tandis qu’elle passait devant les fenêtres. De toutes les pièces, la bibliothèque était plus particulièrement la sienne, et là je sentais que sa proximité prenait une forme visible. Mais d’un seul coup, tandis que Grancy ouvrait la porte, cette sensation s’évanouit et une certaine résistance m’empêcha de franchir le seuil. Je regardai autour de moi. La pièce avait-elle changé ? Une main profane avait-elle effacé les traces de sa présence ? Non, ici non plus rien n’avait changé. Mes pieds s’enfonçaient toujours dans l’épais Daghestan, les rayonnages reflétaient la lueur du feu sur les mêmes riches reliures patinées, son fauteuil se trouvait au même endroit près de la table à thé, et du côté opposé, son visage me rendait mon regard.

    Son visage – mais était-ce bien le sien ? Je m’approchai et regardai attentivement le portrait. Le regard de Grancy avait suivi le mien et je l’entendis venir à mes côtés.

    « Y voyez-vous un changement ? » dit-il.

    « Qu’est-ce que vous voulez dire ? » demandai-je.

    « Je veux dire – que cinq années ont passé. »

    « Pour elle ? »

    « Pourquoi pas ? Regardez-moi ! » Il montrait ses cheveux gris et ses tempes ridées. « Qu’est-ce qui la maintenait si jeune à votre avis ? C’était le bonheur ! Mais maintenant… » Il la regardait avec une tendresse infinie. « Je l’aime mieux ainsi », dit-il. « C’est ce qu’elle aurait voulu ».

    « Ce qu’elle aurait voulu ? »

    « Que nous vieillissions ensemble.  Pensez-vous qu’elle aurait voulu rester à la traine ? »

    Je restai interdit, mon regard passant de ses traits vieillis par le chagrin au portrait au-dessus de lui. Les traits n’étaient pas aussi ridés que ceux de mon ami, mais le voile des années semblait toutefois y avoir lassé sa marque. L’éclatante chevelure avait perdu son élasticité, la joue son éclat, le front sa lumière : la femme s’était fanée.

    Grancy posa la main sur mon bras. « Vous n’aimez pas ? » dit-il tristement.

    « Aimer ça ? Je l’ai perdue ! » éclatai-je.

    « Et moi je l’ai retrouvée » répondit-il.

    « Là-dedans ? » criai-je avec un geste de reproche.

    « Oui, là-dedans ». Il se retourna vers moi presque comme par défi. « L’autre était devenue une imposture, un mensonge ! Voilà à quoi elle aurait ressemblé – à quoi elle ressemble, je veux dire. Claydon aurait dû le comprendre, n’est-ce pas ? »

    « Je me retournai soudain. « Claydon a fait ceci pour vous ? »

    « Grancy me le confirma.

    « Depuis votre retour ? »

    « Oui. Je l’ai envoyé chercher une semaine après mon retour. » Il se retourna et se mit à activer le feu. Je le suivis, heureux de laisser le tableau derrière moi. Grancy se jeta sur un fauteuil à côté du foyer, la lumière des flammes se reflétant sur son visage sensible et mobile. Il rejeta sa tête en arrière, se passa la main sur les yeux, et commença à parler.

    III.

    Vous les amis, vous en savez suffisamment sur mon passé pour deviner ce que mon second mariage pouvait signifier pour moi. Je dis « deviner », parce que personne ne pourrait comprendre – vraiment. J’ai toujours eu en moi un côté féminin je suppose : besoin d’une paire d’yeux qui voient  avec moi, d’un cœur qui batte au même rythme que le mien. La vie est une grande chose, bien sûr, un spectacle magnifique, mais j’étais si fatigué de la contempler seul ! Pourtant c’est toujours bon de vivre, et j’ai eu beaucoup de joies – des joies d’une nature sophistiquée. Mais je n’avais jamais goûté à cette sorte de bonheur inconscient qu’on respire comme de l’air…

    Eh bien… je l’ai rencontrée… C’était comme découvrir le climat pour lequel j’étais fait. Vous savez ce qu’elle était – comment elle vous faisait d’une façon indéfinissable multiplier les points de contact avec la vie ; comment elle faisait entrer la lumière dans les cavernes, et jetait des ponts par-dessus les abîmes ! Eh bien je vous jure (encore que cette façon de voir soit sans doute innée en moi) que lorsque je rentrai chez moi à la fin de la journée, je pensais simplement que lorsque j’ouvrirais la porte elle serait assise là, la lumière de la lampe tombant d’une manière particulière sur cette petite mèche dans son cou… Lorsque Claydon fit son portait, il capta exactement le regard qu’elle avait l’habitude de me lancer lorsque je rentrais – je me suis interrogé parfois qu’il ait pu connaître son regard lorsqu’elle et moi étions seuls. Quelle joie me procura ce tableau ! Je lui disais : « Tu es ma prisonnière maintenant – je ne pourrai plus jamais te perdre. Si tu te lassais de moi et m’abandonnais, ton être véritable resterait là, contre ce mur ! » Nous disions souvent en plaisantant quelle allait se lasser de moi… ».C’était comme si elle était soudain devenue fixe, immobile, comme son portrait : comme si le temps s’était arrêté à l’heure la plus heureuse, le moment où Claydon posa son pinceau un beau jour en disant : « Je ne peux pas mieux faire ».

    Je partis, comme vous le savez, et restai loin pendant cinq ans. Je travaillai aussi dur que possible, et après des mois de ténèbres, une petite lueur se réveilla en moi. Je me disais que si elle avait été là elle se serait intéressée à ce que je faisais, mais bientôt j’eus le sentiment qu’elle s’y intéressait – qu’elle était là et qu’elle savait. Je ne parle pas de ces foutaises spirites – j’essaie seulement de dire que j’avais le sentiment qu’une influence si entière, si riche que la sienne ne pouvait disparaître en un instant comme une averse de printemps. Nous avions tellement vécu dans le cœur et l’esprit l’un de l’autre, que la conscience de ce qu’elle aurait pensé et ressenti illuminait chacun de mes actes. Au début elle ne revint que timide, hésitante, comme si elle n’était pas sûre de me retrouver ; puis elle resta à chaque fois de plus en plus longtemps, jusqu’à redevenir enfin l’air même que je respirais… Il y eut des moments difficiles, bien sûr, quand sa proximité me faisait ressentir la perte de la femme réelle, mais graduellement la différence entre les deux s’estompa, et la seule pensée d’elle devint pour moi aussi chaude que sa chair et son sang.

    Alors je rentrai. J’arrivai au matin et me précipitai ici même. L’idée de voir son portrait m’obsédait, et mon cœur battait comme celui d’un amant tandis que j’ouvrais la porte de la bibliothèque. C’était l’après-midi et la pièce était toute emplie de lumière. Je tombai sur son portrait – le portrait d’une femme jeune et radieuse. Elle me souriait froidement à travers la distance qui nous séparait… j’avais le sentiment qu’elle ne me reconnaissait même pas. Et alors je m’aperçus dans le miroir là-bas – un homme brisé et grisonnant qu’elle ne connaissait pas !

    Pendant une semaine nous vécûmes ensemble – une femme et un homme étrangers l’un à l’autre. Je restais assis nuit après nuit, interrogeant son visage souriant, mais aucune réponse ne vint jamais. Que savait-elle de moi, après tout ? Nous étions irrévocablement séparés par les cinq années de vie qui venaient de s’écouler. A certains moments, assis là, j’en venais presque à la détester, car sa présence avait fait fuir mon doux fantôme, la femme véritable qui avait pleuré, vieilli, combattu à mes côtés pendant ces terribles années… ce fut la plus terrible solitude qu’il me fut donné de connaître. Alors, graduellement, il me sembla percevoir un air de tristesse dans les yeux du portrait ; un regard qui semblait dire : « Ne vois-tu pas que je suis seule moi aussi ? » Et soudain, je compris comme elle aurait détesté être ainsi laissée en arrière ! Je me souvins qu’un jour elle avait comparé la vie à un livre lourd qui ne pouvait pas être lu facilement s’il n’y avait deux personnes pour le tenir ; et je compris avec quelle impatience elle aurait tournées les pages qui nous séparaient !  – Alors l’idée me vint : « C’est ce portrait qui nous sépare ; c’est lui qui est mort, et non ma femme. Rester assis dans cette pièce, c’est veiller un cadavre ». Alors que cette idée se faisait jour en moi, le tableau devint comme un magnifique mausolée dans lequel on l’aurait ensevelie vivante : je pouvais l’entendre frapper contre les murs du tableau et m’appeler faiblement à l’aide…

    Un jour je réalisai que je ne pouvais plus tenir, et je fis appeler Claydon. Il arriva, et je lui expliquai mon idée et ce que je voulais qu’il fasse. Au début, il refusa catégoriquement de toucher au portrait. Le matin suivant je sortis faire une longue randonnée, et à mon retour je le trouvai assis ici, seul. Il me regarda longuement et alors il dit : « J’ai changé d’avis ; je vais le faire ». J’aménageai en studio l’une des pièces du nord, et l’enfermai dedans une journée, après quoi il me fit appeler. Le tableau était comme vous le voyez maintenant – c’était comme si elle m’attendait sur le seuil et me prenait dans ses bras ! J’essayai de le remercier, de lui dire ce que cela signifiait pour moi, mais il m’interrompit :

    « Il y a un train à cinq heures, n’est-ce pas ? » demanda-t-il. « J’ai un dîner ce soir. J’ai juste le temps de filer à la gare et vous pourrez me renvoyer mes affaires ». Je ne l’ai pas revu depuis.

    « Je me rends compte de ce qu’il lui en a coûté de porter la main sur son chef-d’œuvre ; mais après tout, il n’y perdit qu’une toile, alors que moi je retrouvai ma femme ! »

    IV.

    Après quoi, pendant dix ans ou plus, j’assistai à l’étrange spectacle d’une vie confiante et fructueuse qui se construisait sur un rêve. Sans nul doute aux yeux de ceux qui fréquentèrent Grancy pendant cette période, il tirait sa force et son courage de l’idée que sa femme prenait part de quelque façon mystique à tous ses travaux. Quand je retournai le voir quelques mois plus tard, je vis que le portrait avait été enlevé de la bibliothèque et placé dans un petit cabinet à l’étage, où il avait aussi transféré son bureau et quelques livres. Il me dit qu’il se tenait toujours assis ici lorsqu’il était seul, réservant la bibliothèque à ses visiteurs du dimanche. Ceux qui remarquaient l’absence du portrait bien sûr ne faisaient aucun commentaire, et les quelques-uns qui étaient dans le secret, le respectaient. Peu à peu tous ses vieux amis se rassemblèrent à nouveau autour de lui, et nos dimanches après-midi retrouvèrent un peu de leur charme d’antan; mais Claydon ne reparut jamais parmi nous.

    En y repensant maintenant, je me dis que Grancy avait dû commencer à s’affaiblir à son retour au pays. Son esprit indomptable était trompeur et masquait des signes de déclin qui se révélèrent  évidents quand plus tard je repensai à lui. Il semblait receler des réserves inépuisables de vie, et plus d’un parmi nous en tirait lui-même profit.

    Toutefois, quand je rentrai un jour de mes vacances d’été en Europe, et entendis dire qu’il était passé près de la mort, je compris immédiatement que nous avions pensé qu’il allait bien simplement parce qu’il avait voulu que nous le pensions.

    Je me hâtai de le rejoindre chez lui à la campagne, et le trouvai en plein milieu d’une longue convalescence. Je pensais qu’il était perdu et aussitôt il le lut sur mon visage.

    « Ah » dit-il, « il n’y a pas de doute, je suis maintenant un vieil homme. Je suppose que nous allons devoir ralentir l’allure après ça, mais nous n’en sommes pas encore à nous faire remorquer ! »

    Le pronom pluriel me frappa, et involontairement je lançai un regard vers le portrait de Mme Grancy. Trait pour trait, je vis ma peur s’y refléter. C’était le visage d’une femme qui sait que son mari va mourir. Mon cœur s’arrêta à l’idée de ce que Claydon avait fait.

    Grancy avait suivi mon regard. « Oui, ça l’a changée » dit-il doucement. « Pendant des mois vous savez, j’ai été entre la vie et la mort – nous nous sommes longtemps battus, et c’était pire pour elle que pour moi. » Après une pause il ajouta : « Claydon a été vraiment gentil ; il est tellement occupé maintenant que je ne le vois que rarement, mais quand je l’ai fait appeler l’autre jour, il est venu sur-le-champ. »

    Je restai silencieux, et nous ne parlâmes plus de la maladie de Grancy, mais quand je pris congé, j’avais l’impression de l’enfermer seul avec son arrêt de mort.

    A ma visite suivante, je le trouvai en bien meilleure forme. C’était dimanche, et il me reçut dans la bibliothèque, si bien que je ne revis pas le portrait. Il continuait à se rétablir et au printemps nous commençâmes à penser qu’il pourrait encore, comme il l’avait dit, faire un bon bout de chemin sans être remorqué.

    Un soir, rentrant en ville après une visite qui m’avait confirmé dans mon optimisme, je trouvai Claydon dînant seul au club. Il m’invita à le rejoindre et au moment du café, la discussion se porta sur son travail.

    « Si vous n’êtes pas trop occupé », dis-je enfin « vous devriez prendre le temps de rendre visite à Grancy ».

    Il me regarda vivement. « Pourquoi ? » demanda-t-il.

    « Parce qu’il va maintenant beaucoup mieux » lui répondis-je avec un soupçon de cruauté. « Les pronostics de sa femme étaient erronés. »

    Claydon me regarda fixement pendant un moment. « Oh, elle sait » affirma-t-il avec un sourire qui me glaça le sang.

    J’insistai : « Vous voulez dire que vous allez laisser le portrait tel qu’il est ? »

    Il haussa les épaules. « Il ne m’a pas encore fait appeler ! »

    Un serveur arrivait avec les cigares et Claydon se leva pour rejoindre un autre groupe.

    A peine quinze quinze jours plus tard que la gouvernante de Grancy m’envoya un télégramme. Elle vint à ma rencontre à la gare pour m’informer qu’il s’était trouvé mal, et que les médecins étaient auprès de lui. Je dus attendre quelque temps dans la bibliothèque déserte avant que n’apparaissent les hommes de l’art. Ils avaient l’air déconcerté d’hommes pratiques, complètement dépassés par le Grand Guérisseur, et je ne m’attardai que le temps d’entendre que Grancy ne souffrait pas et que ma présence ne pourrait lui faire aucun mal.

    Je le trouvai assis dans son fauteuil dans le petit bureau. Il leva la main avec un sourire.

    « Vous voyez, elle avait raison finalement » dit-il.

    « Elle ? » répétai-je, un instant perplexe.

    « Ma femme. » Il montrait le tableau. Bien sûr je savais que dès le début, elle n’avait aucun espoir. Je le vis – il baissa la voix – après le passage de Claydon. Mais je ne voulais pas y croire au début ! »

    Je pris sa main dans la mienne. « Pour l’amour de Dieu, ne le croyez pas maintenant ! » le suppliai-je.

    Il secoua doucement la tête. « C’est trop tard », dit-il. « J’aurais dû penser qu’elle savait. »

    « Mais Grancy, écoutez-moi » commençai-je, mais je m’arrêtai. Qu’aurais-je pu dire qui pût le convaincre ? Nous ne pouvions nous retrouver dans aucun argument commun, et après tout il serait plus facile pour lui de mourir en pensant qu’elle avait su. Et alors étrangement, je pensai que Claydon avait manqué son but…

    V.

    Grancy m’avait désigné comme un de ses exécuteurs testamentaires, et mo associé, ayant d’autres affaires en cours, me demanda d’assumer seul l’exécution des dernières volontés de notre ami. Cela me plaça dans l’obligation d’informer Claydon que le portrait de Mrs. Grancy lui avait été légué, et il répondit par retour du courrier qu’il enverrait chercher le tableau sans tarder. Je restai dans la maison déserte lorsque le portrait fut emporté, et tandis que la porte se refermait derrière lui, je sentis que la présence de Grancy s’était évanouie elle aussi. Etait-ce son tour de la suivre maintenant, et un fantôme peut-il en hanter un autre ?

    Par la suite, pendant un an ou deux, je n’entendis plus parler du tableau, et bien que je rencontrâs Claydon de temps en temps, nous avions peu de choses à nous dire. Je n’avais rien de bien défini à lui reprocher, et j’essayai de me souvenir qu’il avait fait une belle action en sacrifiant son plus beau tableau à un ami ; mais mon ressentiment était aussi tenace que déraisonnable.

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