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La Couleur dans le météore
The color out of Space
H.P. Lovecraft, 1927
Traduit par Vincent de l’Epine
A l’ouest d’Arkham, les collines sont escarpées, et dans les vallées s’étendent de sombres forêts qui n’ont jamais connu la hache. Il existe de ténébreux vallons où les arbres s’inclinent d’une façon fantastique, et où de petits ruisseaux s’écoulent sans avoir jamais été touchés par les rayons du soleil. Sur les pentes les moins abruptes se trouvent des fermes, anciennes et branlantes, avec des cottages trapus, couverts de mousse, ruminant éternellement les secrets de la vielle Nouvelle Angleterre à l’abri des grandes saillies rocheuses, mais tous sont maintenant abandonnés, leurs larges cheminées écroulées, et leurs murs dangereusement bombés sous leurs toits à double pente.
Les anciens habitants sont partis, et les étrangers n’aiment pas à habiter dans ces parages. Des canadiens français ont essayé, des italiens ont essayé, et des polonais sont venus puis sont repartis. Ce n’était pas à cause de quelque chose qu’on pouvait voir, ou entendre, ou toucher, mais à cause de ce qu’on pouvait imaginer. Ce n’est pas un bon endroit pour l’imagination, et la nuit venue, les rêves ne sont pas paisibles. Ce doit être cela qui fait fuir les étrangers, car le vieil Ammi Pierce n’a jamais évoqué devant eux ses souvenirs de ce « drôle de temps-là », comme il dit. Ammi, qui est un peu dérangé depuis des années, est le seul qui reste, et qui ose encore parler de cette période-là, et s’il le fait, c’est parce que sa maison est très proche de la plaine et des routes fréquentées qui mènent à Arkham.
Autrefois il y avait une route à travers les collines et les forêts. Elle passait juste là où se trouve maintenant la lande brûlée, mais les gens ont cessé de l’emprunter, et une nouvelle route a été tracée, qui fait un détour loin au sud. Mais on peut retrouver les traces de l’ancienne parmi les mauvaises herbes qui ont repris leurs droits, et on pourra certainement en trouver encore quand la moitié des vallées auront été inondées pour constituer le nouveau réservoir. Alors les sombres bois seront abattus, et la lande brulée sera engloutie sous les profondes eaux bleues dont la surface reflètera le ciel et ondulera sous le soleil. Et les secrets de ces temps-là seront mêlés à ceux des profondeurs, et ne feront plus qu’un avec le savoir secret du vieil océan, et tous les mystères de la terre primordiale.
Lorsque je me rendis dans ces collines et ces vallées pour étudier la mise en place du nouveau réservoir, ils m’avaient dit que l’endroit était maudit. Ils me l’avaient dit à Arkham, et comme c’est une très vieille ville pleine de légendes de sorcières, je pensais que cette malédiction venait des contes que les grand-mères racontaient aux enfants depuis des siècles. L’expression « Lande brulée » me semblait très bizarre et théâtrale, et je me demandais comment elle avait pu apparaître dans le folklore d’un peuple si puritain. Alors je vis par moi-même cet enchevêtrement de vallons et de collines qui s’étendait dans l’ouest, et je ne me posais plus de questions – si ce n’est sur les antiques mystères qui s’y trouvaient. C’était le matin, mais les ombres étaient toujours présentes en ces lieux. Les arbres y poussaient trop serrés, et leurs troncs étaient trop gros pour une forêt saine de Nouvelle-Angleterre. Il y avait trop de silence dans les maigres espaces qui les séparaient, et trop de mousse humide au-dessus des couches d’humus accumulées depuis une infinité d’années.
Dans les espaces ouverts, essentiellement le long de la vieille route, il y avait quelques fermes sur le flanc des collines ; avec parfois tous leurs bâtiments debout, parfois seulement un ou deux, ou seulement une cheminée solitaire ou une cave vite comblée. C’était le règne des mauvaises herbes et des ronces, et des êtres furtifs et sauvages se faufilaient dans les broussailles que couvrait une brume inquiétante et oppressante, qui avait quelque chose d’irréel et de grotesque, comme si un élément vital de perspective ou d’éclairage n’était pas en place. Je ne me demandai plus pourquoi les étrangers ne restaient pas, car ce n’était pas une région où l’on pût dormir. Elle ressemblait plutôt à un paysage de Salvator Rosa, ou à une gravure interdite dans un récit de terreur.
Mais même tout cela n’était rien à côté de la lande brûlée. Je le sus au moment même où j’y parvenais, au fond d’une large vallée, car aucun autre nom n’aurait pu convenir à une telle chose – tout comme aucune autre chose n’aurait pu convenir à un tel nom. C’était comme si le poète avait inventé cette expression après avoir vu ce lieu précis. Ce devait être, me dis-je, le résultat d’un feu, mais pourquoi rien n’avait-il jamais poussé sur ces cinq acres de désolation grise qui s’étendaient sous le ciel comme une vaste brûlure d’acide au milieu des champs et des bois ? Elle s’étendait essentiellement au nord de l’ancienne route, mais aussi un peu de l’autre côté. Je ressentis une étrange réticence lorsque je m’approchais, et encore ne finis-je par le faire que parce que mon travail m’obligeait à la traverser. Il n’y avait aucune végétation d’aucune sorte dans cette vaste zone, mais seulement une fine poussière ou cendre grise sur laquelle aucun vent ne semblait jamais venir souffler. Les arbres aux alentours étaient malades et rabougris, et beaucoup de troncs morts se dressaient ou pourrissaient sur les bords. Alors que je marchais avec hâte, je vis les briques et les pierres écroulées d’une vieille cheminée et d’une cave sur ma droite, et la gueule noire et béante d’un puits abandonné dont les vapeurs stagnantes jouaient étrangement avec les rayons du soleil. Même les ténèbres des longues pentes boisées au-delà semblaient accueillantes en comparaison, et en moi-même je ne me moquais plus des murmures terrifiés des gens d’Arkham. Il n’y avait aucune maison ou ruine dans les environs ; de tous temps l’endroit avait dû être solitaire et loin de tout. Au crépuscule, inquiet à l’idée de traverser à nouveau ce lieu menaçant, je rentrai en ville en faisant un détour par la route du sud. J’espérais vaguement que des nuages s’amoncelleraient, car une crainte singulière des vastes étendues célestes s’était insinuée dans mon esprit.
Dans la soirée, j’interrogeai de vieilles personnes à Arkham à propos de la lande brûlée, et ce que signifiait l’expression « ces drôles de temps-là » que tout le monde murmurait d’une façon si évasive. Je ne pus toutefois obtenir la moindre réponse satisfaisante, si ce n’est que tout ce mystère était beaucoup plus récent que tout ce que j’aurais pu imaginer. Il ne s’agissait pas du tout d’une vieille légende, au contraire cela s’était passé du vivant de ceux qui me parlaient. C’était dans les années 80, et une famille avait disparu ou avait été tuée. Ils ne voulaient rien me dire de plus précis, et puisqu’ils ne disaient tous de ne pas prêter attention aux folles histoires du vieil Ammi Pierce, je me mis à sa recherche dès le matin suivant, ayant entendu dire qu’il vivait seul dans le vieux cottage croulant qui se trouvait là où les arbres commençaient à pousser plus serrés. C’était un très vieil endroit inquiétant, et il commençait à exhaler la vague odeur de miasmes des maisons qui sont debout depuis trop longtemps. Il me fallut frapper de façon insistante pour éveiller le vieil homme, et quand il se traina timidement jusqu’à la porte, je pus voir qu’il n’était pas heureux de me voir. Il n’était pas aussi faible que je m’y étais attendu ; mais ses yeux étaient curieusement affaissés, et ses vêtements négligés et sa barbe blanche donnaient une impression d’épuisement et de tristesse.
Ne sachant pas comment le lancer sur ses histoires, je feignis d’être là pour affaires, lui parlai de mon étude, et lui posai de vagues questions concernant le district. C’était un homme beaucoup plus intelligent et éduqué que je ne m’y attendais, et avant que je ne m’en rende compte il avait abordé le sujet aussi complètement que tous les hommes avec qui j’avais parlé à Arkham. Il n’était pas comme les autres rustauds que j’avais rencontrés dans les sections où devait se trouver le réservoir. Il ne protesta pas à propos des miles de vieilles forêts et de terres agricoles qui allaient être engloutis, encore que c’eût peut-être été différent si sa demeure n’avait pas été au-delà des limites du futur lac. Il ne montra que du soulagement, du soulagement pour le destin des sombres et anciennes vallées qu’il avait parcourues pendant toute sa vie. « Elles seront bien mieux sous l’eau maintenant – bien mieux sous l’eau depuis ces drôles de temps-là ». Après cette entrée en matières, sa voix rauque se fit plus basse, tandis qu’il se penchait en avant, l’index pointé en avant et tremblant d’une façon impressionnante.
C’est alors que j’entendis l’histoire, et tandis que la voix grinçante et divagante murmurait à mes oreilles, je tremblai et tremblai encore malgré la chaleur de cette journée d’été. Souvent je devais interrompre ses digressions, compléter des points scientifiques qu’il n’avait que vaguement mémorisés en entendant le discours des spécialistes, ou combler les lacunes quand son sens de la logique et de la continuité se trouvait défaillant. Quand il eut terminé, je ne m’étonnai plus que son esprit soit quelque peu dérangé, ou que les gens d’Arkham ne parlent pas plus de la Lande Brûlée. Je me précipitai avant la nuit à mon hôtel, ne voulant pas voir apparaître les étoiles au-dessus de moi en terrain découvert, et le jour suivant je rentrai à Boston et donnai ma démission. Il m’était impossible de retourner dans ce vague chaos de vieilles forêts escarpées, ou de faire face à nouveau à cette lande brûlée grise où le puits noir et profond béait à côté des briques et des pierres écroulées. Le réservoir sera bientôt mis en place maintenant, et tous ces anciens secrets seront scellés à jamais sous l’eau profonde. Mais même ainsi, je ne crois pas que j’aimerais visiter ce pays de nuit – en tout cas pas sous les étoiles sinistres ; et rien ne pourrait me convaincre de boire la nouvelle eau d’Arkham.
Tout avait commencé, me dit le vieil Ammi, avec la météorite. Jusqu’à ce moment il n’y avait eu aucune légende étrange depuis les procès des sorcières, et même en ce temps-là les bois de l’ouest n’étaient pas à moitié autant craints que cette petite île du Miskatonic où le diable avait élu domicile à côté de cet étrange autel de pierre plus ancien que les indiens. Ce n’étaient pas des bois hantés, et leurs ténèbres fantastiques n’étaient pas effrayantes avant ce drôle de temps-là. Alors il y avait eu ce nuage blanc en plein midi, cette série d’explosions dans l’air, et cette colonne de fumée qui s’élevait de la vallée lointaine au fond des bois. Et dès le soir, tout Arkham avait entendu parler de ce gros rocher qui était tombé du ciel et s’était enfoncé dans le sol à côté du puits de chez Nahum Garner. Il s’agissait de la maison qui se trouvait là où la lande brûlée devait plus tard apparaître – la jolie maison blanche de Nahum Gardner au milieu de ses jardins et vergers fertiles.
Nahum était venu en ville pour parler de la pierre, et s’était arrêté en chemin chez Ammi Pierce. Ammi avait alors quarante ans, et toutes ces choses étranges se sont gravées très profondément dans son esprit. Lui et son épouse accompagnèrent le lendemain matin les trois professeurs de l’Université de Miskatonic qui se précipitèrent pour voir cet étrange visiteur venu des espaces stellaires inconnus, et ils se demandèrent pourquoi Nahum avait parlé la veille d’une si grosse pierre. Elle a rétréci, dit Nahum, qui désignait du doigt le gros monticule brun qui s’élevait au-dessus du sillon tracé dans la terre et l’herbe carbonisée près du vieux puits à bascule de la cour. Mais les savants répliquèrent que les pierres ne rétrécissaient pas. Sa chaleur était encore sensible, et Nahum déclara qu’elle luisait faiblement dans la nuit. Les professeurs l’étudièrent avec un marteau de géologue et la trouvèrent curieusement tendre. Tellement tendre qu’en vérité elle était presque plastique, et faute de pouvoir en faire sauter un éclat, ils durent littéralement y tailler l’échantillon qu’ils voulaient ramener à l’université pour analyse. Il l’emportèrent dans un vieux seau emprunté dans la cuisine de Nahum, car même ce petit morceau refusait de refroidir. Sur le chemin du retour ils s’arrêtèrent chez Ammi pour se reposer, et demeurèrent pensifs quand Mrs. Pierce leur fit remarquer que le fragment continuait à rétrécir et qu’il brûlait le fond du seau. En vérité il n’était pas bien grand, mais peut-être en avaient-ils récolté moins qu’ils ne l’avaient pensé.
Le jour suivant (tout cela se passait en juin 82), les professeurs étaient revenus très excités. Passant devant chez Ammi, ils lui racontèrent le comportement étrange du spécimen, et comment il avait complètement disparu quand ils l’avaient mis dans un récipient de verre. Le récipient avait disparu, lui aussi, et les savants parlaient des curieuses affinités de la pierre avec le silicium. Elle s’était comportée d’une façon complètement incroyable dans ce laboratoire bien équipé, ne présentant aucune réaction et n’expulsant aucun gaz emprisonné lorsqu’on la chauffait au charbon, totalement insensible au bain de borax, et se révélant totalement non-volatile quand on la soumettait à la plus forte chaleur qu’on pût produire, y compris au moyen du chalumeau à oxy-hydrogène. Sur une enclume elle se révéla hautement malléable, et dans l’obscurité sa luminosité était très remarquable. Se refusant toujours obstinément à refroidir, elle mit bientôt toute l’université dans une réelle effervescence, et quand, mise à chauffer sous le spectroscope, elle révéla des bandes lumineuses qui différaient de toutes les couleurs connues du spectre, il y eut encore plus de discussions animées à propos de nouveaux éléments, de propriétés optiques bizarres, et d’autres mots que les hommes de science dépassés prononcent quand il sont face à l’inconnu.
Aussi chaude qu’elle soit, ils la testèrent dans un creuset avec tous les réactifs appropriés. L’eau ne produisit aucun résultat. Même chose pour l’acide chlorhydrique. L’acide nitrique et même l’Aqua Regia ne firent que siffler et crépiter devant sa torride invulnérabilité. Ammi avait du mal à se rappeler tout cela, mais il reconnut le nom de certains solvants quand je les lui énumérai dans leur ordre d’utilisation habituel. Il y eut de l’ammoniac et de la soude caustique, de l’alcool et de l’éther, le répugnant sulfure de carbone, et bien d’autres encore ; mais bien que le poids continuât à se réduire comme le temps passait, et que le fragment semblât se refroidir légèrement, il n’y avait rien dans les solvants qui prouvât qu’ils en avaient le moins du monde attaqué la substance. Il s’agissait de métal toutefois, sans aucun doute, et il était magnétique : après son immersion dans les solvants acides, on trouva de légères traces des marques de Widmanstätten qu’on trouve sur le métal des météorites. Quand la pierre commença à vraiment se refroidir, les expériences purent être poursuivies dans un récipient de verre, et dans un autre récipient on rassembla tous les fragments résultant des travaux. Le matin suivant, les récipients comme les fragments avaient disparu sans laisser aucune trace, si ce n’est une marque de brûlure sur l’étagère de bois où ils s’étaient trouvés.
Les professeurs racontèrent tout cela à Ammi quand ils s’arrêtèrent devant sa porte, et une fois de plus il les accompagna pour voir la pierre venue des étoiles, mais sans son épouse cette fois. Il était évident maintenant qu’elle avait rétréci, et même les prudents professeurs ne pouvaient nier la réalité de ce qu’ils voyaient. Tout autour du monticule de terre à côté du puits se trouvait un espace vide, sauf là où la terre s’était écroulée, et alors qu’elle faisait bien sept pieds le jour précédent, elle en faisait maintenant à peine cinq. Elle était toujours chaude, et les savants étudièrent attentivement sa surface tandis qu’ils en détachaient un nouveau fragment plus gros à l’aide d’un marteau et d’un burin. Ils creusèrent plus profondément cette fois, et quand ils extirpèrent le morceau, ils constatèrent que la structure de la chose n’était pas tout à fait homogène.
Ils avaient mis à jour ce qui semblait être la surface d’un grand globule coloré enchâssé dans la substance. La couleur, qui ressemblait à l’une de celles de l’étrange spectre du météore, était presque impossible à décrire ; et ce ne fut même que par analogie qu’il l’appelèrent une couleur. Sa texture était brillante, et elle rendait un son creux et avait une apparence fragile. L’un des professeurs l’ayant frappé légèrement avec son marteau, elle éclata en faisant un petit « pop ». Rien n’en sortit, et toute trace de la chose disparut suite à la perforation. Elle laissa un espace sphérique de trois pieds de diamètre, et tous furent d’avis qu’on en découvrirait d’autres à mesure que la substance qui les englobait s’évaporerait.
Il n’en fut rien, et après une futile tentative de trouver d’autres globules en perçant la structure, les chercheurs partirent à nouveau en emportant leur nouvel échantillon – qui se révéla, toutefois, aussi déconcertant que son prédécesseur pour le laboratoire. Il était presque plastique, produisait de la chaleur, du magnétisme, et une légère luminosité, se refroidissait lentement dans les acides puissants, avait un spectre inconnu, se dissolvait dans l’air, et attaquait les composés de silicium avec pour résultat une mutuelle destruction, mais il ne présentait pas d’autres particularités, et à la fin des tests les scientifiques de l’université durent reconnaître qu’ils ne pouvaient pas l’identifier. La substance ne venait pas de cette terre, mais des grands espaces extérieurs, et à ce titre disposait de propriétés étrangères et obéissait à des lois étrangères.
Cette nuit-là il y eut un orage, et quand les professeurs se rendirent à nouveau chez Nahum le lendemain, ils durent faire face à une amère déception. La pierre, magnétique comme elle l’était, devait avoir des propriétés électriques particulières, car elle avait « attiré les éclairs » comme le dit Nahum, avec une constance vraiment singulière. En une heure, le fermier avait vu la foudre s’abattre six fois sur le sillon qui se trouvait dans sa cour, et quand l’orage avait cessé, il ne restait rien qu’un trou irrégulier à côté du vieux puits à bascule, à moitié comblé par la terre éboulée. Creuser ne servit à rien, et les scientifiques purent établir avec certitude la disparition totale de la pierre. C’était un échec complet, et il n’y avait plus rien d’autre à faire que de continuer les tests avec l’autre fragment tant qu’ils en disposaient, et qu’ils avaient par précaution placé dans un récipient de plomb. Ce fragment dura une semaine, au terme de laquelle on n’en avait rien appris de plus. Une fois disparu, aucun résidu ne fut retrouvé, et plus tard les professeurs eurent du mal à se convaincre qu’ils avaient réellement vu, de leurs propres yeux, ce vestige énigmatique des insondables abîmes extérieurs, cet unique et inquiétant message venu d’autres univers, d’autres plans de matière, d’énergie et d’existence.
Comme on peut l’imaginer, les journaux d’Arkham firent grand cas de l’incident avec son parrainage universitaire, et envoyèrent des reporters parler avec Nahum Gardner et sa famille. Un quotidien de Boston finit même par envoyer un journaliste, et Nahum devint rapidement une sorte de célébrité locale. C’était un quinquagénaire mince et avenant, vivant avec sa femme et ses trois enfants dans sa charmante ferme dans la vallée. Il échangeait de fréquentes visites avec Ammi, ainsi que leurs femmes, et Ammi n’avait que des louanges à faire à son sujet après toutes ces années. Il avait l’air d’être assez fier de l’attention que l’on portait à sa propriété, et il parla souvent de la météorite dans les semaines qui suivirent. Les mois de juillet et d’août furent chauds, et Nahum travailla dur pour faire ses foins dans sa pâture de dix acres du côté de Chapman’s Brook, sa charrette branlante creusant de profondes ornières dans les chemins sombres qui y menaient. Le travail le fatiguait plus que les années précédentes, et il commençait à sentir le poids de l’âge.
Alors vint le temps des moissons et des récoltes. Les poires et les pommes mûrissaient lentement, et Nahum jura que jamais son verger n’avait été aussi prospère. Les fruits, d’une taille phénoménale et brillants comme jamais, étaient tellement abondants que des tonneaux supplémentaires furent commandés pour contenir la future récolte. Mais les fruits une fois mûrs apportèrent une amère déception, car de toute ce trompeur étalage de splendeur et de succulence, pas un seul morceau n’était bon à manger. Dans la fine saveur des poires et des pommes s’était insinuée une subtile et répugnante amertume, de telle sorte que même la plus petite bouchée provoquait un dégoût durable. Il en fut de même pour les melons et les tomates, et Nahum réalisa avec tristesse que sa récolte entière était perdue. Etablissant rapidement un lien entre les faits, il déclara que la météorite avait empoisonné le sol, et remercia le ciel que la plus grande partie des récoltes se trouve plus haut le long de la route.
L’hiver fut précoce, et très froid. Ammi vit Nahum moins souvent que d’habitude et remarqua qu’il commençait à avoir l’air soucieux. Le reste de la famille semblait également être devenu taciturne, et ils étaient loin d’être assidus à l’église et ne participaient pas régulièrement aux évènements de la vie sociale du pays. On ne pouvait trouver aucune cause à cette réserve ou à cette mélancolie, mais tous les membres de la famille confessaient à l’occasion une santé déclinante et un vague sentiment d’inquiétude. Nahum, lui, s’exprima plus précisément que les autres quand il se dit perturbé par certaines empreintes de pas dans la neige. Il s’agissait des empreintes qu’on trouve habituellement l’hiver : écureuil roux, lapins blancs et renards, mais le fermier, préoccupé, affirmait avoir vu quelque chose d’inhabituel dans leur nature et leur disposition. Il n’était jamais vraiment précis, mais semblait penser qu’elles ne correspondaient pas autant qu’elles auraient dû aux caractéristiques anatomiques et aux habitudes d’écureuils, de lapins ou de renards. Ammi ne prêtait pas beaucoup d’intérêt à ces propos jusqu‘à ce qu’un soir il passe en traineau devant chez Nahum en revenant de Clark’s Corner. Il y avait un clair de lune, et un lapin avait traversé la route, et les bonds du lapin étaient trop longs, et Ammi n’aima pas cela, pas plus que son cheval. Celui-ci chercha même à s’enfuir, mais fut retenu par des rênes tenues fermement. Par la suite, Ammi accorda plus de respect aux histoires de Nahum, et se demanda pourquoi les chiens des Gardner avaient l’air si apeuré et tremblant chaque matin. A vrai dire ils avaient presque perdu la faculté d’aboyer.
En février, les fils McGregor de Meadow Hill étaient sortis chasser la marmotte, et pas loin de chez les Garner, ils attrapèrent un spécimen vraiment peu commun. Les proportions de son corps semblaient légèrement modifiées d’une façon étrange, impossible à décrire, tandis que sa face avait une expression que jamais personne n’avait vu chez une marmotte. Les garçons en furent réellement effrayés, et se débarrassèrent de la chose immédiatement, si bien que la seule trace de l’évènement fut le récit qu’ils en firent aux gens du coin. Mais il était maintenant reconnu que les chevaux avaient peur quand ils s’approchaient de la maison de Nahum, et toutes les conditions étaient réunies pour qu’un cycle de légendes murmurées dans les chaumières se constitue rapidement.
Les gens affirmaient que la neige fondait plus rapidement près de chez Nahum que partout ailleurs, et début mars il y eut une discussion angoissée au magasin de Potter à Clark’s Corner. Stephen Rice était passé devant chez Gardner au matin, et avait remarqué les choux-puants qui poussaient dans la boue à côté de la route. On n’en avait encore jamais vus de cette taille, et ils avaient une étrange couleur qu’on ne pouvait décrire. Leurs formes étaient monstrueuses, et le cheval avait renâclé devant une odeur qui frappa Stephen car elle était absolument nouvelle. Ce même jour, plusieurs personnes passèrent là pour voir cette croissance anormale, et chacun reconnut que des plantes de cette sorte ne devraient jamais pousser dans un monde normal. On parla ouvertement des mauvais fruits de l’automne précédent, et l’idée se transmit de bouche à oreille que le terrain de Nahum était empoisonné. Naturellement, cela venait de la météorite, et se souvenant à quel point les gens de l’université avaient trouvé la pierre étrange, quelques fermiers allèrent leur en parler.
Un jour les savants vinrent rendre visite à Nahum, mais n’ajoutant aucune foi aux récits fantaisistes et au folklore, ils furent très rationnels dans leurs déductions. Les plantes étaient sans conteste curieuses, mais tous les choux-puants sont plus ou moins curieux dans leurs formes, leur odeur et leur couleur. Peut-être un élément minéral de la pierre avait-il pénétré le sol, mais il serait bientôt nettoyé par les pluies. Et quant aux empreintes et aux chevaux effrayés – évidemment il s’agissait d’une de ces histoires de la campagne qu’un évènement aussi phénoménal qu’une météorite était assuré de susciter. Des hommes sérieux n’avaient pas de temps à perdre avec ces commérages sans aucun sens, parce que les campagnards superstitieux disent et pensent n’importe quoi. C’était ainsi que tout au long de ce drôle de temps, les professeurs restèrent méprisants. Un seul d’entre eux, à qui on remit pour analyse deux fioles de poussière dans le cadre de l’enquête de police un an et demi plus tard, se souvint que l’étrange couleur des choux-puants ressemblait vraiment aux bandes lumineuses anormales qu’avait révélées le fragment du météore au spectroscope de l’université, et au fragile globule qu’on avait trouvé enchâssé dans la pierre venue des gouffres de l’espace. Les échantillons de cette analyse montrèrent d’abord les mêmes bandes curieuses, bien qu’ils perdissent ensuite cette propriété.
Les arbres bourgeonnèrent prématurément près de chez Nahum, et ils ondulaient d’une façon menaçante dans le vent de la nuit. Thaddeus, le second fils de Nahum, qui avait quinze ans, jurait qu’ils se balançaient aussi quand il n’y avait pas de vent, mais même commèrent refusèrent de le croire. Toutefois, il y avait sans aucun doute de l’agitation dans l’air. Toute la famille Garner prit l’habitude de tendre furtivement l’oreille, bien que ne pouvant définir consciemment quel son ils guettaient. Cette écoute se produisait toutefois à des moments où leur conscience semblait à demi évanouie. Malheureusement, la fréquence de ces moments augmentait de semaine en semaine, jusqu’à ce qu’il soit de notoriété publique que « quelque chose allait de travers chez les Gardner ». Quand les premiers saxifrages s’épanouirent, ils révélèrent eux aussi une étrange couleur, pas la même que celle des choux-puants, mais de même nature, et également inconnue pour tous ceux qui la voyaient. Nahum préleva quelques bourgeons et les montra au rédacteur de la Gazette, mais ce distingué personnage ne fit rien de plus qu’écrire un article humoristique sur le sujet, où il tournait poliment en dérision les sombres terreurs des campagnards. C’avait été une erreur de la part de Nahum d’expliquer à un citadin rationnel la façon dont les grands papillons morio devenus gigantesques se comportaient avec ces saxifrages.
Avril amena une sorte de folie chez les paysans, et l’abandon progressif de la route passant devant chez Nahum, qui finit par conduire à son complet abandon. C’était la végétation. Tous les arbres du verger sortirent des fleurs d’étranges couleurs, et dans le sol pierreux de la cour aussi bien que dans les pâturages avoisinants poussait une végétation bizarre que seul un botaniste aurait pu rattacher à la flore habituelle de la région. Rien n’avait une couleur saine à part l’herbe verte et les feuillages ; mais partout les mêmes variantes fiévreuses et prismatiques de cette morbide teinte primale sous-jacente qui n’avait pas sa place dans les couleurs connues sur terre. Les dicentres devinrent une source de sinistre menace, et les sanguinaires poussaient insolemment dans leur perversion chromatique. Ammi et les Gardner trouvaient que toutes ces couleurs avaient une familiarité obsédante, et qu’elles rappelaient le fragile globule dans le météore. Nahum laboura et sema dans le terrain de dix acres en haut, mais ne fit rien dans le terrain avoisinant la maison. Il savait que cela ne servirait à rien, et espérait que les étranges plantes de cet été draineraient tout le poison du sol. Il était préparé à tout maintenant, et avait maintenant le sentiment qu’il y avait quelque chose tout près de lui qui allait se faire entendre. L’absence de visite des voisins lui pesait, naturellement, mais sa femme en fut davantage touchée. Les garçons allaient mieux, allant à l’école tous les jours, mais ils ne pouvaient s’empêcher d’avoir peur des rumeurs. Thaddeus, un garçon particulièrement sensible, était celui qui souffrait le plus.
En mai apparurent les insectes, et la propriété de Nahum devint un cauchemar bourdonnant et grouillant. La plupart des bêtes ne semblaient pas tout à fait normales dans leur aspect ou leur mouvement, et leurs habitudes nocturnes contredisait toute expérience. Les Gardner prirent l’habitude de guetter dans la nuit, de guetter quelque chose dans toutes les directions, au hasard… ils n’auraient su dire quoi. Ce fut à ce moment qu’ils reconnurent combien Thaddeus avait eu raison à propos des arbres. Mrs. Gardner fut la suivante à s’en rendre compte tandis qu’elle regardait à travers la fenêtre les grosses branches d’un érable sous le clair de lune. Les branches bougeaient positivement, et il n’y avait pas de vent. Ca devait être la sève. Une étrangeté s’était emparée de toutes les plantes maintenant. Mais ce ne fut pas un membre de la famille de Nahum qui fit la découverte suivante. L’habitude les avait rendus inattentifs, et ce fut un timide représentant en éoliennes de Bolton qui passa un soir devant chez eux, ignorant tout des légendes du pays, qui vit ce qu’eux ne pouvaient voir. Ce qu’il raconta à Arkham fit l’objet d’un court entrefilet dans la Gazette, et ce fut ainsi que tous les fermiers, y compris Nahum, l’apprirent. La nuit était noire et les lanternes de la charrette faiblissaient, mais autour d’une certaine ferme de la vallée, donc chacun comprit qu’il s’agissait de celle de Nahum, les ténèbres étaient moins épaisses. Une luminosité faible mais perceptible semblait émaner de toute la végétation, de l’herbe, des feuilles et même des fleurs, et même à un moment une forme phosphorescente distincte sembla rôder furtivement dans la cour près de la grange.
L’herbe semblait jusqu’ici avoir été épargnée, et les vaches paissaient librement dans la parcelle à côté de la maison, mais fin mai le lait commença à avoir mauvais goût. Dès que Nahum fit conduire les bêtes dans les hautes pâtures, le problème disparut. Peu de temps après, les changements dans l’herbe et les feuilles devinrent visibles à l’œil. Toute la verdure devenait grise et étrangement cassante. Ammi était maintenant l’unique personne qui visitait les lieux, et ses visites devenaient de moins en moins nombreuses. Quand l’école fut terminée, les Gardner furent virtuellement coupés du monde, et ils envoyaient parfois Ammi faire leurs courses en ville. Curieusement, ils s’affaiblissaient autant mentalement que physiquement, et personne ne fut surpris quand la rumeur de la folie de Mrs. Gardner se répandit.
Cela se produisit en juin, à peu près à la date anniversaire de la chute du météore, et la pauvre femme hurlait à propos de choses dans l’air qu’elle ne pouvait pas décrire. Dans ses délires, elle n’employait aucun nom précis, seulement des verbes et des pronoms. Des choses bougeait et changeaient et battaient des ailes, et les oreilles tintaient sous l’effet de fréquences qui n’étaient pas complètement des sons. Quelque chose lui était pris – elle était vidée de quelque chose – et quelque chose qui ne devrait pas exister se collait à elle – quelqu’un devait l’en débarrasser – rien n’était jamais immobile dans la nuit – les murs et les fenêtres se déplaçaient. Nahum ne l’envoya pas à l’asile du Comté, mais la laissa errer dans la maison tant qu’elle n’était pas dangereuse pour elle-même ou pour les autres. Même lorsque l’expression de son visage se mit à changer, il ne fit rien. Mais quand les garçons commencèrent à avoir peur d’elle, et que Thaddeus faillit s’évanouir à la vue des grimaces qu’elle lui faisait, il décida de l’enfermer dans le grenier. En juillet elle avait cessé de parler et rampait à quatre pattes pendant des heures, et avant la fin de ce mois, Nahum eut la folle impression de la voir légèrement lumineuse dans le noir, comme il se rendait compte maintenant que c’était le cas pour la végétation des environs.
Peu avant les chevaux s’étaient échappés. Quelque chose les avait excités dans la nuit, et ils avaient henni et rué furieusement dans leur stalle. Il semblait virtuellement impossible de les calmer, et quand Nahum ouvrit la porte de l’étable, ils se ruèrent tous dehors comme des cerfs effrayés. Cela prit une semaine de retrouver les quatre chevaux, et à ce moment-là ils se révélèrent inutilisables et incontrôlables. Quelque chose était brisé dans leur cervelle, et chacun dut être abattu pour son propre bien. Nahum emprunta un cheval à Ammi pour faire ses foins, mais ne put le faire approcher de la grange. Il bronchait, rechignait, et geignait, et il ne put finalement faire plus que tirer le lourd chariot jusqu’à la cour, les hommes poussant ensuite ce dernier de leurs seules forces pour l’amener assez près du grenier à foin pour pouvoir le décharger à la fourche. Et pendant ce temps-là, la végétation continuait à devenir grise et cassante. Même les fleurs, dont les teintes avaient été si étranges, devenaient grises maintenant, et quand les fruits se formaient ils étaient gris et rabougris et sans aucun goût. Les aster et les verges d’or fleurissaient gris et déformés, et les roses et les zinnias et les roses trémières qui poussaient dans la cour devant la ferme avaient une apparence tellement blasphématoire que le plus grand fils de Nahum, Zenas, les coupa. Les insectes étrangement gonflés moururent à peu près à ce moment, et même les abeilles avaient abandonné leurs ruches et avaient gagné la forêt.