Répondre à : LOVECRAFT, Howard Philips – La Couleur dans le météore

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#159804
Vincent de l'ÉpineVincent de l’Épine
Maître des clés

    En septembre toute la végétation s’effrita rapidement  en une poudre grisâtre, et Nahum craignait que les arbres ne meurent avant que le sol n’ait éliminé le poison. Sa femme avait maintenant des crises pendant lesquelles elle poussait des hurlements terrifiants, et lui et les enfants vivaient dans un état de tension nerveuse perpétuelle. Ils évitaient les gens maintenant, et quand l’école rouvrit, les enfants n’y allèrent pas. Mais ce fut Ammi, qui, lors d’une de ses rares visites, se rendit compte que l’eau du puits n’était plus potable. Elle avait un goût qui était infect, bien que ni précisément fétide ni vraiment salé, et Ammi leur conseilla de creuser un autre puits plus haut et de l’utiliser jusqu’à ce que le sol soit redevenu sain. Nahum, toutefois, ignora cet avertissement, car il commençait à être habitué aux nouvelles étranges et inquiétantes. Lui et les enfants continuèrent à utiliser l’eau corrompue, la buvant mécaniquement et avec apathie, tout comme ils avalaient leurs plats maigres et mal cuisinés, et comme ils accomplissaient leurs tâches ingrates et monotones au long de journées sans but. Il y avait en chacun d’entre eux comme une impassible résignation, comme s’ils marchaient à moitié dans un autre monde, entre des rangées de gardes sans nom, vers un destin inéluctable.

    Thaddeus devint fou en septembre après s’être rendu au puits. Il y était allé avec un seau et était revenu les mains vides, en hurlant et en agitant les bras, finissant parfois par un gloussement stupide ou un murmure à propos des « couleurs qui bougent là en bas ». Deux dans la même famille, cela commençait à faire beaucoup, mais Nahum fut très brave. Il laissa le garçon aller et venir pendant une semaine, jusqu’à ce qu’il commence à trébucher et à se blesser ; alors il l’enferma dans une pièce du grenier en face de celle où se trouvait sa mère. La façon dont ils échangeaient des hurlements derrière leurs portes fermées était terrifiante, surtout pour le petit Merwin, qui s’imaginait qu’ils parlaient dans un langage terrible qui n’était pas de ce monde. Merwin devenait affreusement imaginatif, et son agitation empira encore après l’enfermement de son frère, qui avait été son plus proche camarade.

    Presque au même moment, les bêtes commencèrent à mourir. Les volailles devinrent grisâtres et moururent très vite, et une fois ouvertes leur viande se révéla sèche et répugnante. Les cochons devinrent étonnement gros, puis soudainement ils commencèrent à subir des changements écœurants que personne ne pouvait expliquer. Leur viande fut bien sûr inutilisable, et Nahum était à bout. Aucun vétérinaire de la campagne n’aurait accepté de venir, et le vétérinaire de la ville était franchement déconcerté. Les porcs commencèrent à devenir gris et craquants et à tomber en morceaux avant de mourir, leurs yeux et leur museau singulièrement altérés. C’était inexplicable, car ils n’avaient jamais été nourris avec la végétation corrompue. Alors, quelque chose arriva aux vaches. Certaines parties ou parfois la totalité de leur corps étaient étrangement flétries ou compressées, et d’horribles désintégrations ou effondrements étaient courants. Au dernier stade (et la mort était toujours le résultat), elles devenaient grisâtres et cassantes tout comme l’avaient été les porcs. Il ne pouvait être question de poison, car tous ces cas se produisirent dans une étable fermée et qui n’avait jamais été inquiétée. Aucune morsure de bête en maraude n’avait pu apporter de virus, car quelles créatures terrestres peuvent traverser des murs solides ? Ce ne pouvait être qu’une maladie naturelle – mais quelle était la maladie qui pouvait infliger de tels dégâts, c’était au-delà de la compréhension humaine. Quand vint la récolte, il n’y avait plus là aucun animal vivant, car le bétail et la volaille étaient morts, et les chiens s’étaient enfuis. Les cinq chats étaient partis un peu avant, mais on l’avait à peine remarqué car il ne semblait plus y avoir aucune souris, et seule Mrs. Gardner considérait les gracieux félins comme des animaux de compagnie.

    Le 19 octobre, Nahum fit irruption chez Ammi avec des nouvelles abominables. Le pauvre Thaddeus était mort dans sa pièce du grenier, et la mort était survenue d’une façon qui ne pouvait être racontée. Nahum avait creusé une tombe dans le terrain familial derrière la ferme, et y avait mis ce qu’il avait retrouvé. Rien n’avait pu venir de l’extérieur, car la petite fenêtre à barreaux et la porte verrouillée étaient intacts, mais il en avait été de même dans la grange. Ammi et son épouse essayèrent de consoler le pauvre Nahum autant qu’ils le pouvaient, mais ils en frémissaient. Une vive terreur semblait planer autour des Gardner et de tout ce qu’ils touchaient, et la seule présence de l’un d’entre eux dans la maison était comme un souffle venu de régions inconnues et innommables.  Ammi raccompagna Nahum chez lui avec la plus grande répugnance, et fit ce qu’il put pour calmer les sanglots hystériques du petit Merwin. Zenas, lui, n’avait plus besoin d’être calmé. Il en était venu à ne plus rien faire d’autre que regarder droit devant lui, et obéir aux ordres que lui donnait son père ; et Ammi pensait que son sort était miséricordieux. Par moments les hurlements de Merwin recevaient une faible réponse qui venait du grenier, et Ammi lui lançant un regard interrogateur, Nahum répondit que sa femme devenait vraiment très faible. La nuit approchant, Ammi parvint à s’en aller, car même l’amitié n’aurait pu le faire rester en ce lieu quand la végétation commença à luire faiblement, et les arbres à se balancer alors qu’il n’y avait pas de vent. C’était une chance pour Ammi qu’il ne fût pas plus imaginatif. Et pourtant, son esprit commençait à être quelque peu perturbé, mais s’il avait été capable de relier entre eux tous les signes avant-coureurs qu’il voyait autour de lui et d’y réfléchir, il serait inévitablement devenu complètement fou. Alors que la nuit tombait il rentra en hâte chez lui, les cris de la folle et de l’enfant aux nerfs brisés résonnant horriblement à ses oreilles.

    Trois jours plus tard Nahum entra en titubant dans la cuisine d’Ammi tôt le matin, et en l’absence de son hôte balbutia une fois encore une histoire désespérante, tandis que Mrs. Pierce l’écoutait saisie de terreur. C’était le petit Merwin cette fois. Il était parti. Il était sorti en pleine nuit avec une lanterne et un seau pour chercher de l’eau, et il n’était jamais revenu. Il perdait les pédales depuis plusieurs jours, et ne savait plus ce qu’il faisait. Il hurlait à tout propos. Il y avait eu un cri frénétique dans la cour, mais avant que son père ne soit à la porte, il était parti. Il ne vit même plus la lumière de la lampe, et plus aucune trace de l’enfant lui-même. A ce moment-là, Nahum pensait que la lanterne et le seau avaient disparu aussi, mais quand vint l’aube, et que l’homme revint épuisé  après avoir cherché toute la nuit dans les bois et les prés, il avait trouvé de bien curieuses choses près du puits. Il y avait une masse de fer écrasée et quelque peu fondue qui avait certainement été la lanterne, tandis qu’une anse tordue et des tortillons  de métal semblaient être tout ce qui restait du seau. C’était tout. Cela dépassait l’imagination de Nahum, Mrs. Pierce était blême, et Ammi, qui il fut rentré à la maison et entendit l’histoire, n’eut aucune réponse. Merwin était parti, et il n’aurait servi à rien d’en parler aux voisins, qui maintenant évitaient les Gardner. Inutile aussi d’en parler aux citadins d’Arkham, qui riaient de tout. Thad était parti, et maintenant Merwin était parti.  Quelque chose rampait et rampait et attendait de se faire voir et sentir et entendre. Nahum s’en irait aussi bientôt, et il voulait qu’Ammi prenne soin de sa femme et de Zenas s’ils lui survivaient. Ce devait être une sorte de châtiment, bien qu’il ne put s’imaginer pour quelle raison, car pour autant qu’il put en juger, il avait toujours marché honnêtement dans les voies du Seigneur.

    Pendant plus de deux semaines, Ammi n’eut plus de nouvelles de Nahum, et inquiet de ce qui pouvait bien s’être passé, il surmonta ses craintes et se rendit chez les Gardner. Aucune fumée ne sortait de la cheminée grise, et pendant un moment le visiteur craignit le pire. L’aspect de la ferme dans son ensemble était choquant : des feuilles et de l’herbe grisâtre et flétrie au sol, des vignes en décrépitude tombant des vieux murs et du pignon, et les grands arbres nus griffant le ciel gris de novembre avec une malveillance délibérée dont Ammi ne put s’empêcher de penser qu’elle venait d’un changement subtil dans l’inclinaison des branches. Mais Nahum était en vie finalement. Il était faible, et étendu sur une couchette dans la cuisine basse de plafond, mais parfaitement conscient et capable de donner des ordres simples à Zenas. La pièce était glaciale, et comme Ammi grelottait visiblement, son hôte cria d’une voix rauque à Zenas de ramener plus de bois. Du bois, assurément, il en fallait, car la grande cheminée était sombre et vide, et un nuage de suie accompagnait le vent froid qui s’engouffrait par la cheminée. Nahum demanda alors s’il était plus à l’aise avec ce bois supplémentaire, et Ammi comprit ce qui était arrivé. La dernière corde avait fini par se rompre, et l’esprit du malheureux fermier était maintenant à l’abri de chagrins supplémentaires.

    Posant des questions prudemment, Ammi ne put pas avoir une idée précise des raisons de l’absence de Zenas. « Dans le puits – il vit dans le puits », ce fut tout ce que put dire son père complètement perdu. Alors le visiteur se mit soudain à penser à la femme folle, et il changea l’orientation de ses questions. « Nabby ? Mais elle est ici voyons ! » répondit le pauvre Nahum, surpris, et Ammi comprit vite qu’il devrait chercher par lui-même. Laissant l’inoffensif bavard sur sa couchette, il décrocha les clés de leur clou derrière la porte et monta l’escalier craquant pour se rendre au grenier. C’était très confiné et répugnant là-haut, et on n’entendait aucun bruit nulle part. Des quatre portes qu’il avait devant lui, une seule était fermée, et il essaya les clés du trousseau qu’il avait emporté. La troisième clé se révéla être la bonne, et après quelques tâtonnements, Ammi ouvrit la basse porte blanche.

    Il faisait plutôt sombre à l’intérieur, car la fenêtre était petite et à moitié obscurcie par de grossières barres de bois, et Ammi ne put rien voir sur le plancher. La puanteur était insoutenable, et avant de continuer il lui fallait battre en retraite dans une autre pièce et revenir les poumons emplis d’air respirable. Quand il revint, il vit quelque chose de sombre dans un coin, et quand il put y voir plus nettement, il poussa tout de suite un hurlement. Pendant qu’il criait il lui sembla qu’un nuage obscurcissait momentanément la fenêtre, et une seconde plus tard il se senti frôlé par une sorte de répugnante vapeur. D’étranges couleurs dansaient devant ses yeux, et s’il n’avait été paralysé par l’horreur du moment présent, il aurait pensé au globule dans le météore, que le marteau du géologue avait fait éclater, et à la végétation morbide qui avait poussé au printemps. Mais sur le coup, il ne pouvait penser qu’à la monstruosité blasphématoire qui se tenait devant lui, et dont il était évident qu’elle avait subi le même destin que le jeune Thaddeus et le bétail. Mais ce qu’il y avait de  plus terrible avec cette horreur, c’est qu’elle bougeait très lentement mais de façon perceptible tandis qu’elle continuait à se désagréger.

    Ammi n’ajouta aucun détail sur cette scène, mais ensuite il n’évoqua plus la forme dans le coin de la pièce comme un objet animé. Il y a des choses que l’on ne peut pas dire, et ce qu’on doit accomplir par pure humanité est souvent jugé cruellement par la loi. Je compris qu’il n’y avait plus rien de vivant lorsqu’il quitta le grenier, et en fait pour un homme responsable c’eût été se condamner à la damnation éternelle que de laisser là quoi que ce soit qui fût encore capable de bouger. Tout autre qu’un impassible fermier se serait évanoui ou serait devenu fou, mais Ammi franchit la porte basse en pleine possession de ses moyens, et la referma sur le monstrueux secret qu’il laissait derrière lui. Il y avait Nahum maintenant, il fallait le nourrir et s’en occuper, et l’emmener quelque part où l’on pourrait prendre soin de lui.

    Tandis qu’il commençait à descendre le sombre escalier, Ammi entendit un bruit sourd en-dessous. Il pensa même que c’était un cri brusquement étouffé, et il se souvint avec inquiétude de la vapeur humide qui l’avait frôlé dans cette terrible pièce d’en haut. Quelle présence son entrée et son cri avaient-ils fait surgir ? Arrêté par une vague peur, il entendait toujours plus de bruits en bas. Sans nul doute on entendait traîner quelque chose de lourd, et un bruit gluant particulièrement détestable, comme une sorte de succion démoniaque et répugnante. Par un sens de l’analogie fiévreux poussé à l’extrême, il ne put s’empêcher de penser à ce qu’il avait vu en haut. Grand Dieu ! Dans quel monde de cauchemar surnaturel s’était-il perdu ? Il n’osait ni monter ni descendre, mais restait là, tremblant, dans la courbe sombre de l’escalier. Le moindre détail de la scène se grava dans son cerveau. Les sons, le terrible sentiment d’urgence, les ténèbres, la raideur des marches étroites – et Dieu de miséricorde ! – la faible mais visible luminosité de tous le bois autour de lui : marches, murs, lattes et poutres !

    Alors Ammi entendit le hennissement frénétique de son cheval dehors, bientôt suivi d’un bruit de sabots qui indiquait une fuite précipitée. En un instant les bruits du  cheval et du chariot disparurent dans le lointain, laissant l’homme terrifié dans l’obscurité de  l’escalier se demander ce qui avait pu les faire fuir. Mais ce ne fut pas tout. Il y eut un autre bruit dehors. Une sorte d’éclaboussement liquide – de l’eau – ce devait être le puits. Il avait laissé Héros là-bas sans l’attacher, et une roue du chariot devait avoir touché la margelle et y avoir fait tomber une pierre. Et toujours, le bois de cette construction monstrueusement ancienne luisait de cette pâle phosphorescence. Dieu ! Comme la maison était vieille !  La plus grande partie bâtie avant 1670, et le toit à double pente pas plus tard que 1730.

    On entendait maintenant distinctement un faible grattement en bas des marches, et Ammi raffermit sa prise sur un lourd bâton qu’il avait pris dans le grenier au cas où. Reprenant lentement courage, il termina de descendre l’escalier et marcha courageusement vers la cuisine. Mais il ne termina pas ce mouvement parce qu’il allait y chercher ne s’y trouvait plus, mais était venu à sa rencontre, et était toujours vivant d’une certaine façon. Qu’il ait rampé ou qu’il ait été tiré par une force extérieure, Ammi n’aurait pu le dire, mais la mort était sur lui. Tout était arrivé dans la dernière demi-heure, mais l’effritement, la couleur grisâtre et la désintégration  étaient déjà fort avancés. Il semblait horriblement fragile, et des débris desséchés s’en détachaient déjà. Ammi ne pouvait pas le toucher, mais contemplait horrifié la parodie déformée de ce qui avait été un visage. « Qu’est-ce que c’était, Nahum – Qu’est-ce que c’était ? » souffla-t-il, et les lèvres crevassées et gonflées ne purent que craqueter l’ultime réponse.

    « Rien… rien… la couleur… elle brûle… froide et humide, mais elle brûle… ça vivait dans le puits… je l’ai vu… comme une fumée… comme les fleurs au printemps… le puits brillait la nuit… Thad et Mernie et Zenas… tout ce qui vit… suce la vie de tout…dans cette pierre… ça a dû venir dans cette pierre et empoisonner tout partout… sais pas ce que ça veut… cette chose ronde que les gens de l’université ont sorti de la pierre… ils l’ont cassée… c’était la même couleur… oui la même, comme les fleurs et les plantes… doit y en avoir d’autres… des graines… des graines… ils ont grandi… je l’ai vu la première fois cette semaine… ça s’est renforcé avec Zenas… c’était un grand garçon, plein de vie… ça détruit ton esprit et puis ça te prend… ça te brûle… dans l’eau du puits… tu avais raison… une eau maléfique… Zenas est jamais revenu du puits… pas pu s’en aller… ça te tire…tu sais que quelque chose vient mais ça sert à rien… J’lai vu plein de fois depuis que Zenas a été pris… Et Nabby, où qu’elle est, Ammi ? Je perds la tête… je sais plus depuis combien de temps je l’ai pas nourrie… ça va la prendre si on fait pas attention…rien qu’une couleur… sa figure prend cette couleur-là des fois la nuit… et ça brûle et ça suce… ça vient d’un endroit où les choses sont pas comme elles sont ici… c’est ce qu’avait dit un des professeurs… il avait raison… fais gaffe, Ammi, ça va continuer… ça suce la vie… »

    Mais ce fut tout. Ce qui venait de parler ne pouvait continuer parce qu’il s’était totalement effondré. Ammi étendit une nappe à carreaux rouges sur ce qui restait, et sortit en titubant par la porte de derrière dans les champs. Il grimpa la pente de la pâture de dix acres et rentra chez lui difficilement par la route du nord et la forêt. Il ne pouvait passer devant ce puits qu’avait fui son cheval. Il l’avait vu par la fenêtre, et avait constaté qu’aucune pierre ne manquait à la margelle. Le chariot emballé n’avait donc délogé aucune pierre finalement – le bruit d’éclaboussement provenait de quelque chose d’autre – une chose qui était rentrée dans le puits après ce qu’elle avait fait au pauvre Nahum.

    Quand Ammi arriva chez lui, le cheval et le chariot étaient déjà là, et avaient plongé sa femme dans des affres d’angoisse. La rassurant sans lui donner d’explications, il se mit en route immédiatement pour Arkham et informa les autorités que la famille Gardner n’était plus. Il ne donna aucun détail, et ne parla que des morts de Nahum et Nabby, celle de Thaddeus étant déjà connue. Il indiqua que la cause semblait être la même maladie qui avait tué le bétail, et que Merwin et Zenas avaient disparu. Il y eut beaucoup de questions au poste de police, et Ammi fut finalement obligé de conduire trois policiers à la ferme des Gardner, avec le coroner, le médecin légiste, et le vétérinaire qui avait traité les animaux malades. Il y alla contre son gré, car l’après-midi était avancé et il craignait la tombée de la nuit dans ces lieux maudits, bien qu’il soit rassuré par la présence de tant de gens avec lui.

    Les six hommes suivirent le chariot d’Ammi dans un autre chariot, et arrivèrent à la ferme pestiférée vers quatre heures. Les policiers étaient habitués à des découvertes macabres, mais aucun ne resta insensible face à ce qui fut retrouvé dans le grenier et sous la nappe à carreaux rouges sur le plancher du rez-de-chaussée. L’aspect général de la ferme et de son désert gris était déjà terrible, mais les deux objets effondrés dépassaient l’imagination. Personne ne pouvait les regarder bien longtemps, et même le médecin légiste admit qu’il n’y avait pas grand-chose à examiner. Des échantillons pouvaient être analysés, toutefois, et il s’employa à les récolter – et il se trouve que d’étranges conséquences devaient en résulter au laboratoire de l’université où les deux flacons de poussière furent finalement emmenés. Sous le spectroscope, les deux échantillons renvoyèrent un spectre inconnu, qui présentait beaucoup de bandes similaires à celles de l’étrange météore l’année précédente. La propriété d’émettre ce spectre disparut en un mois, la poussière se composant par la suite principalement de phosphates et de carbonates alcalins.

    Ammi ne leur aurait pas parlé du puits s’il avait pensé qu’ils allaient agir tout de suite. Le crépuscule approchait, et il était impatient de partir. Mais il ne pouvait pas s’empêcher de jeter des coups d’œil nerveux à la margelle de pierre près de la bascule du puits, et aux questions d’un agent, il répondit que Nahum avait craint quelque chose là en bas, à tel point qu’il ne lui était jamais venu à l’idée d’y chercher Merwin ou Zenas. Après cela, rien n’aurait pu les empêcher de vider et d’explorer le puits immédiatement, et Ammi ne put rien faire d’autre qu’attendre en tremblant tandis que les seaux d’eau nauséabonde étaient remontés et vidés l’un après l’autre sur le sol détrempé. Le liquide les faisait renifler de dégoût, et il durent à la fin se protéger le nez contre la puanteur qu’ils découvraient. Le travail ne fut pas aussi long qu’ils l’avaient craint, car le niveau d’eau était particulièrement bas. Il n’est pas nécessaire de décrire trop précisément ce qu’ils trouvèrent. Merwin et Zenas étaient là, en morceaux, bien que les restes soient surtout des os. Il y avait aussi un petit cerf et un gros chien, à peu près dans le même état, et de nombreux os de plus petits animaux. La boue et la vase au fond semblaient inexplicablement poreuses et écumeuses, et un homme qui descendit par les barreaux avec une longue perche se rendit compte qu’il pouvait l’enfoncer profondément dans la boue sans jamais rencontrer un obstacle solide.

    La nuit tombait, et on alla chercher des lanternes dans la maison. Alors, chacun s’étant rendu compte qu’on ne pourrait rien apprendre de plus du puits, ils rentrèrent et tinrent conférence dans l’ancien salon, tandis qu’une demi-lune spectrale éclairait faiblement par intermittence la désolation grise au-dehors. Les hommes étaient franchement déroutés par toute cette affaire, et ne pouvaient établir aucune corrélation convaincante entre l’étrange état des légumes, la maladie inconnue du bétail et des humains, et la mort inexplicable de Merwin et Zenas dans le puits pollué. Ils avaient entendu ce qu’on disait dans le pays, c’est vrai, mais ils ne pouvaient croire que quelque chose de contraire aux lois naturelles était arrivé. Il ne faisait aucun doute que le météore avait empoisonné le sol, mais la maladie de personnes et d’animaux qui n’avaient rien mangé de ce qui avait poussé dans ce sol, c’était une autre affaire. Etait-ce l’eau du puits ? Tout à fait possible. Ce serait une bonne idée de l’analyser. Mais quelle forme particulière de folie aurait pu conduire les deux garçons à sauter dans le puits ? Ils avaient agi d’une façon tellement similaire – et les restes montraient qu’ils étaient tous deux morts de cet effritement grisâtre. Pourquoi tout était-il si gris et si friable ?

    Ce fut le coroner, assis près d’une fenêtre donnant sur la cour, qui remarqua le premier la lueur autour du puits. La nuit était complète, et tout l’horrible terrain alentours semblait émettre une faible lumière que ne pouvait expliquer la lune intermittente, mais cette nouvelle lueur était quelque chose de bien différent ; elle semblait sortir du trou noir comme le faisceau atténué d’un projecteur, avec des reflets ternes sur les petites flaques là où l’eau avait été vidée. Elle avait une couleur vraiment singulière, et tandis que tous les hommes se pressaient à la fenêtre, Ammi fut soudain empli de crainte. Car la teinte de cet étrange rayon de miasmes monstrueux ne lui était pas inconnue. Il avait déjà vu cette couleur, et il avait peur de comprendre ce qu’elle pourrait impliquer. Il l’avait vue dans ce sale globule cassant dans l’aérolite il y avait de cela deux étés, il l’avait vue dans la folle végétation du printemps, et il croyait bien l’avoir vue un instant ce matin même, devant la petite fenêtre à barreaux de la terrible mansarde où des choses indicibles s’étaient passées. Elle avait brillé là-bas une seconde, puis une vapeur moite et haïssable l’avait frôlé – et ensuite le pauvre Nahum avait été pris par une chose de cette couleur. Il avait dit cela à la fin – il avait dit que c’était comme le globule et les plantes. Ensuite, c’avait été l’embardée dans la cour et le bruit d’eau dans le puits – et maintenant, le puits vomissait dans la nuit un rayon pâle et insidieux de la même teinte démoniaque.

    En réfléchissant même en ce moment de grande tension sur un point qui était essentiellement scientifique, Ammi fit preuve d’une grande vivacité d’esprit. Il ne pouvait que s’étonner d’avoir éprouvé la même impression devant une vapeur aperçue en plein jour, près d’une fenêtre qui s’ouvrait sur le ciel du matin, et devant une exhalaison nocturne qui ressemblait à une brume phosphorescente devant un paysage sombre et désolé. Cela n’allait pas – c’était contraire aux lois de la nature – et il pensa aux terribles dernières paroles de son ami dévasté : « ça vient d’un endroit où les choses sont pas comme elles sont ici… c’est ce qu’avait dit un des professeurs… »

    Dehors, les trois chevaux, attachés à des arbres desséchés le long de la route, hennissaient et donnaient des coups de sabots frénétiques. Le conducteur du chariot s’élança vers la porte pour faire quelque chose, mais Ammi posa une main tremblante sur son épaule. « Sortez pas là-bas » chuchota-t-il. « Y a plus qu’on en sait là-bas. Nahum a dit que quelque chose vit dans le puits qui vous suce la vie. Il a dit que ça doit être quelque chose qu’est venu d’une balle ronde comme celle qu’on a tous vue dans le météorite qu’est tombé en juin l’année dernière. Ca suce et ça brûle, il a dit, et c’est bien un nuage de la couleur de cette lumière là dehors, qu’on peut à peine voir et qu’on peut pas dire ce que c’est. Nahum pensait que ça se nourrit de tout ce qui est vivant et que ça devient de plus en plus fort avec le temps. Il disait qu’y l’avait vu la semaine dernière. Ca doit être quelque chose qui vient du ciel, comme les hommes de l’université ils ont dit pour le météore. De quoi c’est fait et comment ça marche, ce sont pas des choses du monde de Dieu. C’est quelque chose qui vient d’au-delà. »

    Alors les hommes restèrent indécis tandis que la lumière qui venait du puits se renforçait et que les chevaux attachés piaffaient et hennissaient avec une rage croissante. C’était vraiment un moment affreux : la terreur dans cette maison ancienne et maudite elle-même, derrière, dans l’abri à bois, les quatre monstrueux tas de débris – deux venant de la maison, et deux du puits – et devant, ce rayon de luminescence inconnue et maléfique qui montait des profondeurs visqueuses. Ammi avait retenu le conducteur par réflexe, oubliant qu’il n’avait pas été blessé lui-même après avoir senti le frôlement humide de cette valeur colorée dans la pièce du grenier, mais peut-être a-t-il bien fait d’agir ainsi. Personne ne saura jamais ce qu’il  y avait dehors cette nuit-là, et même si cette chose blasphématoire de l’au-delà n’avait jusque-là pas fait de mal à un humain en pleine possession de ses moyens intellectuels, on ne sait pas ce qu’elle aurait pu faire en ces derniers moments, avec sa force visiblement accrue, et les signes d’une volonté propre qu’elle allait bientôt montrer sous la lune à demi masquée par les nuages.

    Soudain l’un des détectives à la fenêtre poussa un cri bref. Les autres le regardèrent, puis suivirent rapidement la direction de son regard vers le haut, jusqu’au point où il s’était soudainement fixé après avoir erré sans but. Il n’était nul besoin de mots. Ce qui avait fait l’objet de discussions dans les bavardages du pays n’était plus contestable, et c’est à cause de cette chose dont tous les hommes de l’expédition furent d’accord pour parler plus tard à voix basse, que ce drôle de temps n’est plus jamais évoqué à Arkham. Il est nécessaire tout d’abord de dire qu’il n’y avait pas de vent à cette heure de la soirée. Le vent se leva peu après, mais à ce moment il n’y en avait absolument pas. Même les tiges sèches de la barbarée, grise et délabrée, et les franges du toit du chariot à l’arrêt, ne bougeaient pas. Et pourtant, dans ce calme profond et sacrilège, les hautes branches nues de tous les arbres de la cour étaient en mouvement. Elles se tordaient spasmodiquement et de façon morbide, griffant avec une folie convulsive et épileptique les nuages éclairés par la lune, grattant en vain l’air empoisonné comme si elles étaient agitées par le biais d’un lien étranger et désincarné avec des horreurs souterraines se tortillant et se débattant en-dessous de leurs noires racines.

    Pendant plusieurs secondes, aucun des hommes ne respira. Alors un nuage plus épais que les autres passa devant la lune, et les silhouettes des branches torturées s’effacèrent momentanément. A ce moment tous poussèrent un cri de terreur  étouffée, mais rauque, et sorti presque à l’identique de toutes les gorges. Car la terreur n’avait pas disparu avec l’obscurité, et pendant un instant de ténèbres encore plus profondes, ils purent voir, se tortillant à la cime des arbres, un millier de petits points d’une faible et malveillante luminosité, auréolant chaque branche comme un feu de Saint-Elme, ou comme les flammes qui entourent les têtes des apôtres à la Pentecôte. C’était une monstrueuse constellation d’une lumière qui n’était pas naturelle, comme un essaim de lucioles gavées de cadavres qui danserait une sarabande infernale au-dessus d’un marécage maudit ; et sa couleur était cette même étrangeté sans nom qu’Ammi avait appris à reconnaître et à craindre. Et pendant ce temps, la phosphorescence venue du puits devenait de plus en plus brillante, et emplissait les esprits des hommes serrés les uns contre les autres d’un sentiment de fatalité et d’anormalité qui dépassait de beaucoup ce que leurs consciences pouvaient imaginer. La lumière ne brillait plus, elle se déversait ; et tandis que le flot sans forme de couleur indescriptible quittait le puits, il semblait couler directement vers le ciel.

    Le vétérinaire frissonna, et alla jusqu’à la porte d’entrée pour placer en travers la lourde barre de sécurité.  Ammi ne tremblait plus, mais faute de pouvoir contrôler sa voix, il en fut réduit à tirer les vêtements et montrer du doigt quand il voulut attirer l’attention sur la luminosité croissante des arbres.  Les hennissements et piétinements des chevaux étaient maintenant de la terreur pure, mais pas une âme parmi le groupe qui se tenait dans la vieille maison ne se serait aventurée au-dehors pour une quelconque récompense terrestre. Après un moment la luminescence des arbres augmenta, tandis que leurs branches furieuses se dressaient toujours plus verticales.  Le bois de la bascule du puits brillait maintenant, et l’un des policiers désigna en silence une cabane de bois et des ruches près du mur de pierre côté ouest.  Elles commençaient à briller aussi, bien que les véhicules des visiteurs soient jusque-là restés épargnés. Ensuite il y eut une grande agitation et une cavalcade sur la route, et tandis qu’Ammi éteignait la lampe pour mieux voir, ils réalisèrent que les chevaux gris avaient rompu l’arbuste auquel ils étaient attachés et s’enfuyaient avec le chariot.

    Le choc délia les langues, et on échangea des murmures embarrassés. « Cela s’étend à tout ce qui est organique dans les parages » bredouilla le médecin légiste. Personne ne répondit, mais l’homme qui était descendu dans le puits suggéra que sa longue perche avait dû déranger quelque chose d’intangible. « C’était affreux » ajouta-t-il. « Il n’y avait tout simplement pas de fond. Juste de la vase et des bulles, et le sentiment de quelque chose qui se terrait là-dessous ». Sur la route au-dehors, le cheval d’Ammi continuait à piaffer et à pousser des hennissements assourdissants, qui masquaient presque les murmures chevrotants de son propriétaire qui marmottait ses réflexions informes : « C’est venu de cette pierre… Ca a grandi là… Ca a pris tout ce qui était vivant… ça s’en est nourri, de leurs corps et de leur esprit…Thad et Mernie, Zenas et Nabby … Nahum était le dernier… Y z’ont tous bu l’eau… Ca leur a pris de la force… Ca vient de l’au-delà, où les choses sont pas comme ici… et maintenant ça rentre là-bas… »

    A ce moment, tandis que la colonne de couleur inconnue se renforçait soudain et commençait à onduler en de fantastiques évocations de formes que chaque spectateur devait plus tard décrire différemment, le pauvre Hero, toujours attaché, poussa un cri que personne n’avait jamais entendu et ne devait jamais plus entendre venant d’un cheval. Tous ceux qui étaient dans ce salon bas de plafond se bouchèrent les oreilles, et Ammi se détourna de la fenêtre, plein d’horreur et de nausée. Les mots ne sauraient le décrire – quand Ammi regarda à nouveau dehors, la malheureuse bête gisait recroquevillée sur le sol à la lueur de la lune, parmi les débris éparpillés de la charrette. Ce fut la fin de Hero, qu’ils mirent en terre le lendemain. Mais l’heure n’était pas aux lamentations, car presque au même instant, l’un des détectives attira silencieusement l’attention sur quelque chose de terrible, dans la pièce même où ils se trouvaient. En l’absence d’une lampe, il était clair qu’une légère phosphorescence avait commencé à envahir toute la demeure. Elle luisait sur le sol de planches épaisses, sur les fragments du tapis déchiré, et scintillait sur les montants des petites fenêtres à guillotine. Elle courait le long des poteaux d’angle de la pièce, elle brillait sur l’étagère et le manteau de cheminée, et infectait même les portes et les meubles. A chaque minute elle se renforçait, et il devint finalement évident que tout être vivant devait quitter la maison.

    Ammi leur indiqua la porte de derrière et le chemin à travers champs jusqu’à la pâture de dix acres. Ils marchaient et trébuchaient comme dans un rêve, et n’osèrent pas jeter un regard en arrière avant d’être haut sur la colline. Ils étaient heureux d’emprunter ce chemin, car ils n’auraient jamais pu passer par devant, à proximité de ce puits. C’était déjà beaucoup d’approcher de la grange et des cabanes, et de ces arbres fruitiers brillants avec leurs contours torturés et démoniaques, mais Dieu merci c’étaient les branches les plus hautes qui étaient les plus agitées. La lune fut cachée par des nuages très sombres tandis qu’ils franchissaient le vieux pont sur Chapman’s Brook, et ils durent progresser à tâtons jusqu’à la prairie.

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