Répondre à : TROLLOPE, Anthony – La Fille du pasteur d’Oxney Colne

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#159907
Vincent de l'ÉpineVincent de l’Épine
Maître des clés

    « Je me serais imaginé que cela aurait pu dépendre de l’opinion de Patty » dit Miss Le Smyrger, s’efforçant de défendre les privilèges de son sexe. « Le gentleman est d’ordinaire toujours partant du moment que la jeune fille a donné son consentement. »
    « Oui, dans les cas ordinaires ; mais quand la jeune fille est extraite de sa propre sphère… »
    « Sa propre sphère ! Laissez-moi vous mettre en garde, Maître John ; ne parlez pas à Patty de sa propre sphère. »
    « Tante Pénélope, comme Patience est sur le point de devenir ma femme et non la vôtre, je réclame la permission de l’entretenir de tous les sujets que j’aurai jugés convenables. » Et sur ce, ils se séparèrent – et pas dans les meilleurs termes.
    Le jour suivant, le Capitaine Broughton et Miss Woolsworthy ne se rencontrèrent pas avant la soirée. Elle avait dit, avant que ces quelques mots malheureux n’aient franchi les lèvres de son fiancé, qu’elle se rendrait probablement chez Mis Le Smyrger le matin suivant. Mais ces mots malheureux avaient effectivement franchi les lèvres de son fiancé, et en conséquence elle resta chez elle. Elle n’était pas morose, ni même en colère ; elle avait simplement la conviction qu’elle devait y encore réfléchir longuement avant de le rencontrer à nouveau. De son côté, il ne désirait pas non plus hâter leur prochaine rencontre. Au fond de lui-même, il était certain qu’elle monterait le voir à Oxney Combe ; mais elle ne vint pas, et il descendit donc à elle dans la soirée, et lui demanda de venir marcher en sa compagnie.
    Ils empruntèrent le chemin qui menait à Helpholme, et peu de mots furent échangés entre eux avant qu’ils aient fait ensemble quelques miles.
    Patience, tandis qu’elle marchait le long du chemin, se remémorait presque mot pour mot les tendres paroles qui avaient charmé ses oreilles quand elle descendait ce même chemin en sa compagnie le soir de son arrivée ; mais lui avait tout oublié de cette tendresse. N’avait-il pas fait l’imbécile ces six derniers mois ? Voilà la pensée qui emplissait tout son esprit.
    « Patience » dit-il enfin, alors qu’il n’avait prononcé depuis qu’ils avaient quitté le presbytère que quelques mots indifférents, « Patience, j’espère que vous réalisez l’importance du pas que vous vous apprêtez à franchir ? »
     « Bien sûr que oui », répondit-elle. « Quelle drôle de question me posez-vous-là ! »
    « Parce que » dit-il, « parfois j’en viens presque à en douter. J’ai l’impression que vous pensez que vous pouvez tout simplement quitter cet endroit pour votre nouvelle résidence sans plus de difficultés que lorsque vous montez à la Combe. »
    « Est-ce un reproche, John ? »
    « Non, pas un reproche, mais plutôt un conseil. Certainement pas un reproche. »
    « J’en suis heureuse. »
    « Mais j’aimerais vous faire prendre la mesure du saut que vous vous apprêtez à faire dans le monde. » Et ils firent encore de nombreux pas avant qu’elle ne lui réponde.
    « Eh bien dites-moi, John » lui dit-elle, quand elle eut suffisamment pesé les mots qu’elle s’apprêtait à prononcer, et quand elle parla, une vive rougeur colora son visage, et ses yeux se mirent à briller presque avec colère. « De quel saut parlez-vous ? Voulez-vous dire, un saut vers le haut ? »
    « Eh bien, oui, j’espère que ce sera le cas. »
    « En un sens, sans aucun doute ce serait un saut vers le haut. Être la femme de l’homme que j’aime, avoir le privilège de tenir son bonheur entre mes mains, savoir que je serais sienne – la compagne qu’il a choisie parmi la terre entière – ce serait, en vérité, un saut vers le haut, presque vers les cieux, s’il s’agissait bien de cela. Mais si vous voulez dire vers le haut dans un autre sens… »
    « Je parlais d’une élévation sur l’échelle sociale. »
    « Alors, Capitaine Broughton, cette pensée me déshonore. »
    « Vous déshonore ! »
    « Oui, elle me déshonore. Que votre père soit, aux yeux du monde, un plus grand homme que le mien, j’en conviens aisément. Que vous soyez plus riche que je ne le suis, j’en conviens également. Mais vous me déshonorez, et vous vous déshonorez également, si vous attachez quelque prix à ces choses au moment présent. »
    « Patience – Je crois que vous ne vous rendez pas compte de ce que vous êtes en train de me dire. »
    « Pardonnez-moi, mais je crois que je m’en rends tout à fait compte. Rien de ce que vous pouvez me donner – rien de cette sorte – ne peut valoir quoi que ce soit en comparaison de ce que je vous apporte. Si vous aviez toute la fortune et tout le rang du plus grand seigneur du pays, cela ne compterait pour rien en cette matière. Si – comme je n’en ai pas douté – si en retour de mon cœur vous m’avez accordé le vôtre, alors – alors – alors j’ai été pleinement payée. Mais s’il s’agit de présents de cette sorte, il n’y a rien qui puisse peser le moins du monde dans la balance. »
    « Je ne vous comprends pas bien » répondit-il après une pause. « J’ai peur que vous ne soyez quelque peu emphatique. » Et alors, bien qu’il ne soit pas si tard, ils rentrèrent au presbytère sans presque prononcer un autre mot.
    A ce moment, il ne restait au Capitaine Broughton qu’un seul jour complet à passer à Oxney Colne. L’après-midi suivant, il devait aller jusqu’à Exeter, et de là regagner Londres. Bien sûr, on s’attendait à ce que le jour du mariage soit fixé avant qu’il ne parte, et il en avait beaucoup été question pendant les deux premiers jours de son engagement. A ce moment, il avait tout fait pour avancer ce jour, et Patience, avec la réserve coutumière aux jeunes filles, avait demandé un petit délai. Mais maintenant, plus aucun mot n’était prononcé sur le sujet : comment aurait-il été possible d’aborder la question après une conversation comme celle que j’ai rapportée ? Ce soir-là, Miss Le Smyrger demanda si la date avait été fixée. « Non », répondit durement le Capitaine Broughton, « rien n’a été fixé ». « Mais… cela sera arrangé avant que vous ne partiez ? » « Probablement pas », dit-il, et le sujet retomba pour le moment.
    « John », dit-elle juste avant d’aller au lit, « S’il y a quelque chose qui ne va pas entre vous et Patience, je vous conjure de me le dire. »
    « Vous feriez mieux de le lui demander », répliqua-t-il. « Je ne peux rien vous dire. »
    Le matin suivant, il ne fut pas peu surpris de voir Patience sur le chemin de gravier devant le portail de Miss Le Smyrger, immédiatement après le petit déjeuner. Il alla vers la porte pour lui ouvrir, et quand elle lui donna la main, elle lui dit qu’elle était montée pour lui parler. Il n’y avait aucune hésitation dans ses manières, et aucune trace de colère sur son visage. Mais il y avait dans sa démarche et son allure, dans sa voix et dans sa contenance, un air décidé qu’il ne lui avait jamais vu, ou en tout cas qu’il n’avait jamais voulu voir.
    « Certainement », dit-il. « Voulez-vous que je sorte avec vous, ou voulez-vous que nous montions ? »
    « Nous pouvons nous asseoir dans le pavillon » dit-elle, et ainsi fut fait.
    « Capitaine Broughton », dit-elle, et elle s’attela à sa tâche dès qu’ils furent tous deux assis – « Vous et moi nous sommes engagés comme mari et femme, et peut-être nous sommes-nous quelque peu précipités. »
    « Comment cela ? »
    « Il est possible – et je n’en dirai pas plus – que nous ayons pris cet engagement sans en savoir assez sur le caractère l’un de l’autre. »
    « Je n’ai aucun doute de ce genre. »
    « Le temps viendra peut-être pour cela, mais dans l’intérêt de tout ce que nous avons de plus précieux, qu’il vienne avant qu’il ne soit trop tard. Quel serait notre sort – comme nous serions malheureux – si de telles pensées nous venaient à vous ou à moi après que nous ayons lié notre sort l’un à l’autre. »
    Elle parlait avec une solennité telle qu’il en était presque muet – ce qui pour un moment, l’empêcha de prendre ce ton d’autorité qu’il aurait naturellement adopté sur un tel sujet. Mais il se reprit. « J’ai l’impression que c’est à votre esprit que se présentent ces pensées », dit-il.
    « Et à qui d’autre ? Qui peut mener ce combat à ma place, et, John, qui d’autre peut mener ce combat de votre côté ? Je vous le dis, si vous avez à mon sujet les mêmes pensées que vous avez à ce moment même, vous ne sauriez m’offrir votre main devant l’autel avec de franches paroles et une conscience sereine. N’ai-je pas raison ? Vous regrettez déjà à demi votre engagement. N’est-ce pas ? »
    Il ne lui répondit pas, mais se levant de son siège, il marcha jusque devant le pavillon, et resta là, lui tournant le dos. Ce n’est pas qu’il souhaitât se montrer discourtois, mais il ne savait véritablement quoi lui répondre. En vérité, il regrettait déjà son engagement.
    « John », dit-elle, se levant et venant à lui, afin de pouvoir poser la main sur son bras, « J’ai été très fâchée contre vous. »
    « Fâchée contre moi ! » dit-il, se retournant vivement.
    « Oui, fâchée contre vous. Vous m’avez traitée comme une enfant. Mais ce sentiment a disparu maintenant. Voici ma main – la main d’une amie. Que les mots qui ont été prononcés entre nous s’évanouissent comme s’ils n’avaient jamais existés. Que nous soyons tous deux libres. »
    « Le pensez-vous vraiment ? »
    « Certainement. » Et tandis qu’elle prononçait ce mot, les yeux de Patience s’emplirent de larmes malgré tous ses efforts, mais il ne la regardait pas, et elle parvint à faire en sorte qu’il ne puisse entendre ses soupirs.
    « De tout mon cœur » dit-il, et au ton qu’il prit, il était évident qu’il n’avait songé à son bonheur à elle quand il parlait. Il était vrai qu’elle avait été en colère contre lui, – fâchée, comme elle l’avait dit elle-même, mais en dépit de tout, dans tout ce qu’elle avait dit, dans tout ce qu’elle avait fait, elle avait toujours songé en premier lui à son bonheur à lui. Maintenant, elle était à nouveau fâchée.
    « De tout votre cœur, Capitaine Broughton ! Eh bien, qu’il en soit ainsi. Si c’est de tout votre cœur, alors la nécessité est d’autant plus impérieuse. Vous partez demain. Nous dirons-nous adieu maintenant ? »
    « Patience, vous n’allez pas me faire la morale. »
    « Certainement pas moi. Nous dirons-nous adieu maintenant ? »
    « Oui, si vous êtes décidée. »
    « Je suis décidée. Adieu, Capitaine Broughton. Tous mes vœux de bonheur vous accompagnent. » Et elle lui tendit la main.
    « Patience ! » dit-il. Et il lui lança un regard noir, comme s’il avait essayé de la contraindre à se soumettre. Si c’était le cas, il aurait bien pu s’épargner une telle tentative.
    « Adieu, Capitaine Broughton. Prenez ma main, car je ne puis rester. » Il lui donna sa main, sachant à peine pourquoi il le faisait. Elle la porta à ses lèvres, l’embrassa, et alors, le laissant, quitta le pavillon, passa le portillon et se rendit droit au presbytère.
    Pendant toute la journée, elle ne dit pas un mot à quiconque de ce qui était arrivé. Une fois rentrée chez elle, elle vaqua à ses affaires domestiques, comme elle l’avait fait le jour de l’arrivée du Capitaine. Quand elle prit place à la table du dîner auprès de son père, celui-ci ne remarqua rien qui pût lui faire penser que sa fille était malheureuse, et pendant toute la soirée, aucune expression sur son visage, aucune intonation dans sa voix, n’attira son attention. Le matin suivant, le Capitaine Broughton fit une visite au presbytère, et la servante vint dire à sa maîtresse qu’il se trouvait dans le salon. Mais elle ne vint pas le voir. « Seigneur, mad’moiselle, vous vous êtes pas querellée avec votre amoureux ? » dit la pauvre fille. « Non, pas querellée », dit-elle, « mais, donnez-lui ceci. » C’était une feuille de papier, avec quelques mots tracés au crayon : « Il vaut mieux désormais ne plus nous rencontrer. Dieu vous garde. » Et depuis ce jour, il y a plus de dix ans, ils ne se sont jamais plus rencontrés.
    « Papa », dit-elle à son père cet après-midi-là, « cher papa, ne soyez pas fâché contre moi. Tout cela ne concerne que John Broughton et moi. Père chéri, nous ne serons pas séparés ». Il est inutile ici de dire à quel point le vieil homme fut surpris, et combien il fut sincèrement malheureux. A la façon dont les choses lui avaient été rapportées, il n’avait aucune raison d’en vouloir à l’un ou l’autre. Il ne dit pas un mot contre le prétendant, qui retourna ce même jour à Londres, désormais pleinement convaincu qu’il était enfin libéré de son engagement. « Patty, ma chère enfant » dit-il, « prions Dieu que ce soit ce qu’il fallait faire ! »
    « C’est ce qu’il fallait faire » répondit-elle fermement. « Je suis faite pour cet endroit, et je doute fermement de pouvoir en trouver un autre qui me convienne. »
    Ce jour-là elle ne vit pas Miss Le Smyrger, mais le matin suivant, sachant que le Capitaine Broughton était parti, car elle avait entendu les roues de la calèche qui passait devant la porte du presbytère en allant à la gare, elle monta à la Combe.
    « Il vous l’a dit, je suppose ? » dit-elle.
    « Oui », dit Miss Le Smyrger. « Et je ne le reverrai de ma vie tant qu’il n’aura pas imploré votre pardon à genoux. Je le lui ai dit. Je ne lui ai même pas tendu la main à son départ ».
    « Mais pourquoi cela, ma très chère ? La faute était de mon côté plus encore que du sien. »
    « Je comprends. J’ai des yeux pour voir et pour comprendre », dit la vieille femme. « Je l’ai observé durant ces quatre ou cinq derniers jours. Si vous aviez pu garder tout cela pour vous et le congédier, il serait à vos pieds maintenant, léchant la poussière sur vos chaussures. »
    « Mais, ma chère amie, je ne veux pas d’un homme qui lèche la poussière de mes chaussures. »
    « Ah, vous êtes folle. Vous ne connaissez pas votre propre valeur. »
    « C’est vrai, j’ai été folle. J’ai été folle de penser qu’un homme qui avait mené une telle vie pourrait être heureux avec une femme telle que moi. Je sais ce qu’il en est maintenant. J’ai payé chèrement cette leçon – mais peut-être pas trop chèrement, car je sais que je ne l’oublierai jamais. »
    Il y a peu de choses à ajouter à propos de nos trois amis d’Oxney Colne. Et en vérité, que pourrait-on dire ? Pendant un an ou deux, Miss Le Smyrger continua à espérer que son neveu reviendrait réclamer sa fiancée, mais il ne le fit jamais, et il n’y eut jamais aucune correspondance entre eux. Patience Woolsworthy avait bien appris sa leçon. Elle avait donné tout son cœur à cet homme. Elle s’était si bien protégée que personne n’avait été au courant de la violence de la lutte, mais la lutte qu’elle avait menée en elle-même avait été très violente. Jamais elle ne pensa qu’elle avait mal agi, jamais elle ne regretta sa perte, et pourtant – pourtant – cette perte fut très rude. Lui aussi l’avait aimée, mais il n’était pas capable d’un amour qui aurait pu troubler sa quiétude. Sa quiétude, à elle, était troublée durablement.
    Son père vit toujours, mais il y a maintenant un curé dans la paroisse. En sa compagnie, et celle de Miss Le Smyrger, elle passe son temps à s’occuper des affaires de la paroisse. A ses propres yeux, elle est maintenant une véritable vieille fille, et je suis assez de son avis. Toute la romance de sa vie s’est jouée durant ce seul été. Elle ne s’assied plus jamais, solitaire, sur le versant de la colline, pensant à tout ce qu’elle pouvait offrir à un homme qu’elle aimerait vraiment. Mais son cœur est grand, et nombreux sont ceux qu’elle aime, alors, sans romance aucune, elle travaille dur pour alléger le fardeau de ceux qu’elle aime.
    Quant au Capitaine Broughton, chacun sait qu’il épousa cette grande héritière à qui son nom avait déjà été associé, et qu’il est maintenant un membre actif du Parlement, travaillant dans les commissions trois ou quatre jours par semaine avec un zèle infatigable. Parfois, pas souvent, quand il pense à Patience Woolsworthy, un sourire de gratitude éclaire son visage.

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