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Bonjour tout le monde !
Je vous propose aujourd'hui d'enregistrer pour le site une nouvelle écrite par Ahikar -que l'on ne présente plus- qui s'appelle Ce Salopard de Céline. La voici !
Merci !
Myrneleon
Ce salopard de Céline
La scène : à la maison. Mon père : militaire de carrière, haut gradé ou simple sous-officier suivant que je mente ou non. Mon père est entré à l’improviste dans ma chambre, sans frapper, comme il se permet toujours de le faire. C’est un père qui a tous les droits. Il règne comme au temps des rois.
Il a vu que j’étais en train de lire un livre, alors qu’il m’avait dit de désherber le jardin. « Tout le temps à lire ! T’as vraiment rien d’autre à faire ! Donne-moi ce livre ! je te le rendrai quand t’auras fini de désherber. »
Avec mon père il fallait toujours désherber, c’était son obsession. La propreté et la rigueur militaire. Les rangées d’haricots verts devaient être aussi impeccables que les rangées de troufions. À la base de Bricy, il pouvait gueuler après les troufions si leur coupe n’était pas réglementaire ou si un godillot était mal ciré. Au jardin, quand il inspectait les alignements d’haricots verts, c’était toujours moi qui prenais. Si un pied d’haricots verts avait poussé de travers, c’était encore ma faute, j’aurais dû mettre un tuteur pour le redresser.
Au cours du repas, je dis timidement à mon père que j’avais fini de désherber et que j’aimerais bien qu’il me rende mon livre. « J’irai inspecter après avoir mangé, tu viendras avec moi. Si t’as fait ton travail correctement, et seulement à cette condition, je te rendrai ton livre ! »
Après avoir mangé eut lieu l’inspection. Pour une fois il ne trouva rien à redire. « Je peux avoir mon livre ? demandai-je timidement. — Il est dans la poubelle avec les ordures, et je t’interdis d’y toucher ! — Quoi ? murmurai-je. — Je ne veux pas de ce genre de livre à la maison. — Qu’est-ce que tu lui reproches ? — C’est un écrivain ordurier ! — Mais, papa… — Il n’y a pas de “mais”, tu obéis, un point c’est tout ! Et si tu veux contester, c’est tous tes livres qui vont y passer ! » Je n’ajoutai rien.
Dans la nuit j’eus envie d’aller récupérer le livre dans la poubelle. Je pourrais très bien le lire n’importe où, ailleurs, à l’école, en cour de récré, et ce, sans qu’il me voit. Mais j’avais tellement peur de mon père, que je n’osais pas aller le récupérer. Car, s’il devait s’en rendre compte, je savais qu’il serait capable de jeter tous mes livres.
Il y avait une chose qui me turlupinait : d’où pouvait-il bien tenir que Céline était un écrivain ordurier ? Lui qui n’a jamais lu un livre, qui est complètement ignare, comment se faisait-il qu’il connaisse Céline ? J’en parlerai demain matin à ma mère.
Le lendemain, ma mère me dévoila l’affaire. Elle en avait parlé avec une de nos voisines qui était institutrice. C’était elle qui avait rendu le verdict : Céline était un écrivain obscène qui avait écrit des choses vraiment dégueulasses, et dont la lecture est vivement déconseillée.
En ce temps-là, l’avis d’une institutrice ça comptait. Avec le maire, le curé, le médecin et le pharmacien, elle faisait partie du petit cercle de personnes dont on écoutait les avis. Du moins, chez moi.
Mai 68 étant passé par là, je n’avais pas la même condescendance aimable que mes parents, et décidai d’aller sonner chez l’institutrice. C’était une petite femme sans allure, pas très jolie, les cheveux courts, coupés à ras du front.
C’était sans doute parce qu’elle n’était pas très jolie qu’elle ne faisait pas d’effort vestimentaire, c’est du moins ce que je me disais. Elle ouvrit la fenêtre, mais ne me proposa pas d’entrer. « Attendez, je sors. J’arrive dans une minute. »
C’était la mode des vérandas, et la plupart des maisons avaient une véranda accolée. Je la voyais s’affairer derrière les vitres opaques et déformantes. Elle sortit enfin et marcha jusqu’au portillon.
« Qu’est-ce que vous voulez ? Je n’ai pas beaucoup de temps. » Je lui expliquai que j’aimerais bien récupérer mon livre de Céline que mon père avait jeté dans la poubelle, et ce, avant que les éboueurs passent, c’est-à-dire tout de suite. « Et en quoi ça me regarde ? — Ma mère m’a dit que c’est vous qui lui avez dit que ce n’était pas une lecture conseillée, et surtout à mon âge. — C’est vrai et je le pense ! — Je suis quand même en quatrième, je pense être à même de décider si un livre est bon ou non pour moi. — Ça, c’est ce que vous croyez ! Votre mère ne m’a pas donné le titre de l’ouvrage. C’est lequel ? — Le titre de celui qui est dans la poubelle ? — Pourquoi, vous en avez d’autres ? — Non ! » fis-je en baissant la tête. Puis j’ajoutai : « C’est Voyage au bout de la nuit. — Bon, celui-là, ça va encore. Vous pouvez le lire. Mais j’ai surpris Alain à lire Bagatelles pour un massacre l’année dernière. Nous avons des livres sous clefs qui ne doivent pas être mis entre toutes les mains. Alain avait réussi à trouver les clefs. — Chez moi, ça ne risque pas d’arriver, il n’y a pas de livres. » J’hésitai une seconde, puis ajoutai : « Accepteriez-vous de récupérer pour moi le livre que mon père a jeté dans la poubelle, parce que si c’est moi, vous savez comment il est, il va encore me taper dessus ? » Elle sourit : « Pourquoi pas ! Je le rendrai à votre mère et lui dirai que vous pouvez le lire. — Merci beaucoup, vous êtes très gentille. » Elle traversa la rue et m’accompagna jusqu’à la poubelle. « Regardez ! il était temps ! les éboueurs arrivent ! — Je vois ! je vois ! dépêchons-nous. » J’ouvris le couvercle et constatai que la poubelle était pleine. Mon père l’avait remplie de branches coupées et de fleurs fanées. Je la vidai sur le trottoir. Mon livre était tout au fond. Il était dégueulasse, des pommes pourries le recouvraient. L’institutrice fit une mine de dégoût. « Vous êtes sûr que vous voulez le récupérer ? Vous avez vu l’état dans lequel il est ? — Oui, j’en suis sûr ! » Elle attrapa un sac plastique : « Mettez-le là-dedans ! Je vous le nettoierai ! Je le rapporterai ce soir, vers cinq heures, à votre mère. »
Le soir, elle ne le rapporta pas, le lendemain non plus. Quelque chose avait dû se passer, mais quoi ? Le surlendemain j’allai la voir. C’était mercredi, j’avais toutes les chances qu’elle soit chez elle. Ce fut Alain qui m’ouvrit. « Ma mère est au fond du jardin, elle plante de quoi manger, me dit-il en souriant. Tu peux y aller ! » J’entrai précautionneusement et contournai la façade de la maison pour atteindre le potager. Je la vis accroupie en train de désherber. Je n’osais pas m’approcher, je me sentais gêné. Dès qu’elle m’aperçut, elle se releva. Elle avait les mains pleines de terre. « Ah ! excusez-moi, je n’ai pas encore eu le temps de passer voir votre mère. Mais, attendez un instant, je me lave les mains et je vous donne le livre. » Elle marcha jusqu’au bout de l’allée.
« Vous voulez bien m’ouvrir l’eau ? — Bien sûr ! — Alors, qu’est-ce qui vous plaît tant chez Céline ? — Tout, son style, son écriture, il est vraiment génial !
— Attention David, vous mélangez tout, ce n’est pas parce qu’il a du style qu’il faut dire qu’il est génial. — Quoi ! Vous ne trouvez pas que Céline est un génie ? — Non, pas du tout, mais après il faut s’entendre sur le sens à donner aux mots. — J’ai un peu de mal à vous suivre, ajoutai-je. — Céline est un écrivain qui a très tôt trouvé son style, trouvé un moule où couler sa pensée. Et là, d’accord, Céline a un style, un grand style. Et c’est d’autant plus méritoire que le grand style est rare. Mais le style ne fait pas l’homme. C’est l’intelligence qui fait l’homme, l’intelligence au sens étymologique du mot. Intelligence vient du latin intelligere, choisir entre. Est intelligent celui qui fait le bon choix. Et là ! permettez-moi de vous le dire, cher David, mais Céline est loin d’avoir été intelligent… » Elle s’arrêta un instant pour réfléchir. « C’est d’ailleurs quelque chose d’assez rare. En général, ceux qui ont un grand style, la plupart des grands écrivains, furent aussi de grands hommes. Alors que Céline fut une fripouille.
C’est en quelque sorte l’exception qui confirme la règle, ajouta-elle en souriant. — Eh bien ! merci pour la leçon. Je vais réfléchir à tout ce que vous venez de me dire. »
Mme Baron était remontée d’un seul coup dans mon estime. Comme elle était institutrice dans les petites classes, qu’elle apprenait à lire aux enfants, j’avais toujours pensé que sa culture devait être assez limitée. En fait, je n’y avais jamais réfléchi. Encore un a priori stupide. « Elle a qu’à mieux s’habiller, mettre des tenues moins strictes. C’est vrai, après tout, quelqu’un qui a une apparence insignifiante, on en déduit qu’il est insignifiant. » Je sentais bien qu’au travers de ces réflexions que je me faisais à moi-même, je ne cherchais qu’une seule chose : à me dédouaner de mes erreurs de jugement.
Une chose me gênait tout de même. Mme Baron n’avait pas parlé à ma mère. Elle ne lui avait pas dit : « David peut lire ce livre. C’est moi-même qui l’ai récupéré. » Tant pis, je le lirai au collège et le cacherai. Dans la nuit de mercredi à jeudi, je lus presque cent pages, comme s’il y avait urgence, urgence à lire.
Quand je rentrai jeudi soir, ma mère me dit tout de suite : « Ton père veut te parler. Il faut que tu ailles le voir tout de suite. Madame Baron est venue. » À la voix de ma mère, je compris tout de suite que quelque chose n’allait pas. Si j’avais eu du courage, je crois que j’aurais pris mes jambes à mon cou et me serais enfui. C’est ce qu’aurait fait ma sœur, sans réfléchir : elle aurait fugué comme elle l’avait déjà fait plusieurs fois. Mais moi, je n’avais pas son courage, j’étais trop calculateur : fuguer pour aller où ? Et que se passerait-il quand je me déciderais à revenir ? Il serait bien capable de m’envoyer en pension. Non, vraiment, j’étais trop peureux pour fuir.
Il était dans le garage, ou plutôt le cabanon, un endroit où il avait son atelier, et où il était toujours en train de bricoler. J’avais les genoux qui flageolaient. Au début, il était toujours calme, même si je savais que la colère était déjà en lui et ne demandait qu’à sortir. Quand il me vit, il desserra l’étau et enleva la pièce qu’il venait de percer et limer. Il se tourna vers moi : « Tu peux pas écouter ce qu’on te dit ! Tu le fais exprès ! Tu fais exprès de me mettre en colère ! Tu crois que ça m’amuse de me mettre en colère ? Tu veux tout le temps nous faire honte ! T’es pas un peu malade d’avoir été chercher l’institutrice pour qu’elle récupère ton livre dans la poubelle ! Il y a vraiment un truc qui tourne pas rond chez toi ! » Et là, il haussa la voix : « Tu te rends compte à quel point tu nous fais honte ! Tu vas voir !… » Je n’eus que le temps de me protéger le visage des deux bras avant que son poing m’atteigne. Il était si fort que chaque coup ressemblait à un coup de marteau. Le premier m’envoya valser dans la porte. Je retombai lourdement sur le sol. Il continua à me frapper à terre. Je m’étais recroquevillé avec les mains sur la tête. Les coups de pieds et les coups de poings pleuvaient. Il s’arrêta soudain. Je ne bougeais pas, tétanisé, j’attendais que ça continue. « Relève-toi et va voir ta mère ! » En me redressant, je compris pourquoi il s’était arrêté : il était plein de sang. J’eus à nouveau peur, peur qu’il se soit blessé en me frappant. Mais non, c’était moi qui saignais, j’avais une plaie à la tête. « Tu te rends compte de ce que tu nous fais faire ; on est toujours obligé de t’administrer des corrections. Tu peux pas écouter ce qu’on te dit ! T’es vraiment obligé d’en faire qu’à ta tête ! Après tu vois ce qui arrive ! tu vois le résultat ! Allez ! file ! va voir ta mère, elle va te désinfecter. »
Je crois inutile de préciser que jusqu’à l’âge de ma majorité, jusqu’à l’âge où je restai chez mes parents, aucune œuvre de Céline ne franchit jamais plus le seuil de l’auguste demeure où régnait mon père.