Accueil › Forums › Textes › WHARTON, Edith – Xingu › Répondre à : WHARTON, Edith – Xingu
« Oui. Vous avez dit que cela avait chassé toute autre pensée de votre esprit. »
« Eh bien, vous avez dit que cela avait entièrement changé votre vie ! »
« D’ailleurs, Miss Van Vluyck a dit qu’elle ne comptait pas le temps qu’elle y consacrait. »
Mrs. Plinth s’interposa. « J’ai bien dit clairement que je ne savais rien de l’original. »
Mrs. Ballinger mit fin à la dispute par un gémissement. « Oh, qu’est-ce que cela peut bien faire si elle s’est moquée de nous ? Je crois que Miss Van Vluyck a raison – elle n’a jamais parlé de rien d’autre que de cette rivière ! »
« Comment aurait-elle pu ? C’est vraiment trop grotesque. »
« Ecoutez. » Miss Van Vluyck avait repris possession de l’encyclopédie, et elle ajusta ses lunettes sur son nez qui rougissait d’excitation. « Le Xingu, l’une des principales rivières du Brésil, prend sa source sur le plateau du Mato Grosso, et s’écoule vers le nord sur pas moins de mille cent quatre vingt miles, rejoignant l’Amazone à proximité de son embouchure. Le cours supérieur du Xingu est aurifère et comporte nombreux embranchements. Sa source fut découverte en 1884 par l’explorateur allemand Von den Steinen, après une expédition difficile et dangereuse à travers une région habitée par des tribus encore à l’âge de pierre. »
Les dames reçurent ces informations dans un silence stupéfait que Mrs. Leveret fut la première à rompre. « Elle a sans aucun doute dit qu’il y avait plusieurs embranchements. »
Ce dernier mot sembla emporter les derniers restes de leur incrédulité. « Et elle a parlé de sa longueur ! » haleta Mrs. Ballinger.
« Elle a dit que c’était terriblement profond, et que vous ne pouviez rien sauter – que vous pouviez juste y patauger » ajouta Miss Glyde.
L’idée faisait son chemin plus lentement dans l’esprit compact de Mrs. Pinth. « Comment pourrait-il y avoir quelque chose de malsain à propos d’une rivière ? » demanda-t-elle.
« Malsain ? »
« Eh bien, ce qu’elle a dit à propos de la source – corrompue, c’est cela ? »
« Non, pas corrompue, mais difficile à atteindre », la corrigea Laura Glyde. « Quelqu’un qui y est allé le lui a dit. Je suppose que c’était l’explorateur lui-même – n’est-il pas dit que l’expédition était dangereuse ? »
« Difficile et dangereuse » relut Miss Van Vluyck.
Mrs. Ballinger pressa ses mains sur ses tempes palpitantes. « Il n’y a rien de ce qu’elle a dit qui ne pourrait s’appliquer à une rivière – à cette rivière ! » Elle se retourna tout excitée vers les autres membres du club. « Oui, vous vous souvenez qu’elle nous a dit qu’elle n’avait pas fini « L’instant suprême » parce qu’elle l’avait emmené au cours d’une promenade en bateau quand elle était chez son frère et que quelqu’un l’avait balancé par-dessus bord – ‘balancé’ bien sûr, c’était son expression ».
Les dames s’empressèrent de confirmer que l’expression ne leur avait pas échappée.
« Oui… et n’a-t-elle pas dit à Osric Dane que l’un de ses livres était tout simplement saturé de Xingu ? Evidemment qu’il l’était, si l’un des amis chahuteurs de Mrs. Roby l’avait lancé dans la rivière ! »
Cette surprenante reconstruction de la scène à laquelle elles venaient juste de participer laissa les membres du Lunch Club totalement désemparés. Finalement, Mrs. Plinth, après avoir visiblement retourné le problème dans son esprit, dit d’une voix forte : « Osric Dane s’est fait avoir également ».
Cela redonna du courage à Mrs. Leveret. « Peut-être était-ce l’intention de Mrs. Roby. Elle a dit qu’Osric Dane était une brute ; elle a peut-être voulu lui donner une leçon. »
« Miss Van Vluyck fronça les sourcils. » « Cela ne valait pas le coup si c’était à nos dépends. »
« Au moins » dit Miss Glyde avec une touche d’amertume, « elle a réussi à l’intéresser, et c’est plus que ce que nous avons fait. »
« Quelle chance avions-nous ? » reprit Mrs. Ballinger. « Mrs. Roby l’a monopolisée depuis le début. Et je n’ai aucun doute, c’était bien son but – donner à Osric Dane une fausse impression de son statut dans notre club. Elle n’a hésité devant rien pour attirer l’attention sur elle : nous savons tous comment elle a attiré le pauvre Professeur Foreland. »
« Elle s’arrange même pour lui faire organiser ses parties de bridge tous les jeudis » siffla Mrs. Leveret.
Laura Glyde tapa dans les mains. « Mais oui, c’est aujourd’hui jeudi, et c’est là qu’elle est partie bien sûr, et elle a emmené Osric Dane avec elle ! »
« Et elles doivent bien rire de nous en ce moment » souffla Mrs. Ballinger entre ses dents.
« Cette possibilité semblait trop absude pour pouvoir être admise. « Elle n’oserait sans doute pas » dit Miss Van Vluyck, « avouer l’imposture à Osric Dane ».
« Je n’en suis pas si sûre : Il me semble l’avoir vu lui faire un signe quand elle est partie. Si elle n’avait pas fait un signe, pourquoi Osric Dane se serait-elle précipitée ainsi à sa suite ? »
« Eh bien, vous savez, nous étions toutes à lui dire à quel point Xingu était merveilleux, et elle a dit qu’elle voulait en savoir plus à ce sujet » dit Mrs Leveret, mue par un tardif sentiment de justice envers l’absente.
Ce souvenir, loin d’amoindrir la colère des autres membres, lui donna une nouvelle vigueur.
« Oui – et c’est exactement de cela qu’elles sont en train de rire maintenant » ironisa Laura Glyde.
Mrs. Plinth se leva et ramena ses coûteuses fourrures autour de ses formes monumentales. « Je ne voudrais pas critiquer » dit-elle, « mais si à l’avenir le Lunch Club n’est pas capable de protéger ses membres contre des scènes… des scènes aussi malvenues que celle-ci, en ce qui me concerne… »
« Oh, moi aussi ! » approuva Miss Glyde, se levant également.
Miss Van Vluyck referma l’encyclopédie et entreprit de reboutonner sa veste. « Mon temps est vraiment trop précieux… » commença-t-elle.
« Je pense que nous sommes toutes du même avis » dit Mrs. Ballinger, cherchant avec insistance le regard de Mrs. Leveret, qui regardait les autres. »
« Je déteste tout ce qui ressemble à un scandale… » continua Mrs. Plinth.
« Elle en a été à l’origine aujourd’hui ! » s’exclama Miss Glyde.
Mrs. Leveret marmonna : « Comment a-t-elle pu ! » et Miss Van Vluyck dit, reprenant son carnet de notes : « Certaines femmes ne s’arrêtent devant rien. »
« Mais si » continua Mrs. Plinth d’une voix insistante, « une telle chose était arrivée chez moi » (son ton impliquait que cela n’était pas possible), « je me serais sentie obligée soit de demander la démission de Mrs. Roby, soit de démissionner moi-même. »
« Oh, Mrs Plinth » gémit le Lunch Club.
« Heureusement pour moi » continua Mrs. Plinth avec une cruelle magnanimité, « cette responsabilité m’a été épargnée quand notre présidente a décidé que le privilège de recevoir des hôtes distingués lui revenait. Et je pense que les autres membres seront d’accord sur le fait que puisqu’elle était la seule à être de cette opinion, elle doit être la seule à décider des meilleurs moyens d’effacer ses – ses conséquences vraiment déplorables. »
Un profond silence suivit cet épanchement du ressentiment longtemps contenu de Mrs. Plinth.
« Je ne vois pas pourquoi ce serait à moi de lui demander de démissionner … » commença Mrs. Ballinger après un moment, mais Laura Glyde se retourna pour lui rappeler : « Vous savez qu’elle a réussi à vous faire dire que vous étiez dans Xingu comme un poisson dans l’eau ».
Un gloussement mal à propos échappa à Mrs. Leveret, et Mrs. Ballinger continua énergiquement : « — Mais vous n’allez pas croire un instant que cela me fait peur ! »
La porte du salon se referma sur les membres en déroute du Lunch Club.
La Présidente de cette éminente association, s’asseyant devant son bureau, et poussant une copie des « Ailes de la mort » pour se faire de la place, sortit une feuille de papier à l’en-tête du club, sur laquelle elle commença à écrire : « Ma chère Mrs. Roby… »
Décembre 1911.