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Dès qu’on ne me présente plus le veto suspensif que comme un moyen de diminuer en faveur de la Nation les chances d’erreur dans les délibérations de ses Représentants, loin de m’y opposer, je l’adopte de grand cœur ; mais il faut me donner un veto qui ait véritablement ce caractère ; il faut le placer dans les mains qui doivent le manier le plus avantageusement pour le Peuple. Par exemple, lorsqu’il est nécessaire de faire ou de réformer une Loi, comment me prouvera-t-on qu’il puisse être utile au Peuple d’en renvoyer la révision ou le nouvel examen à un an, ou deux ans ? Ce n’est point là une suspension utile. Pourquoi la prolonger au-delà du terme nécessaire ? Est-ce que dans ce long intervalle il serait indifférent de se passer d’une bonne Loi, ou d’être tourmenté par une mauvaise ?
On prétend que les mêmes personnes peuvent tenir, mal-à-propos, à leurs premières idées, & qu’il faut attendre de nouveaux Députés. Je répondrai d’abord, que ce n’est pas toujours mal-à-propos que l’on tient à ses premières idées ; & d’ailleurs, je n’abandonne pas facilement la persuasion où je suis que la législature, pour peu qu’elle soit bien organisée, sera bien moins sujette à se tromper, en faisant la Loi, que le Ministère en la suspendant. Je réponds en second lieu, qu’on peut ne point renvoyer la seconde discussion à un temps trop éloigné, sans être obligé pour cela d’interroger les mêmes Députés. Ce moyen qui concilie tous les intérêts, tient à former, non pas deux ou trois Chambres, mais deux ou trois Sections de la même Chambre.
Souvenez-vous, Messieurs, de votre Arrêté du 17 Juin ; il est fondamental, puisque c’est de ce jour que date votre existence en Assemblée Nationale ; vous y avez déclaré que l’Assemblée Nationale est une & indivisible. Ce qui fait l’unité & l’indivisibilité d’une Assemblée, c’est l’unité de décision, ce n’est pas l’unité de discussion. Il est évident qu’il est bon quelquefois de discuter deux & même trois fois la même question. Rien n’empêche que cette triple discussion se fasse dans trois salles séparées, devant trois divisions de l’Assemblée, sur lesquelles dès-lors vous n’avez plus à craindre l’action de la même cause d’erreur, de précipitation, ou de séduction oratoire. Il suffira que la détermination ou le Décret ne puisse être que le résultat de la pluralité des suffrages recueillis dans les trois Sections, de la même manière qu’ils le seraient, si tous les Députés se trouvaient réunis dans la même salle ; c’est-à-dire, pour me servir du langage usité, pourvu que les suffrages soient pris par têtes & non par Chambres.
En admettant la triple discussion, ainsi que je la propose, on remplirait l’intention de la plupart de ceux qui réclament le veto suspensif, de tous ceux au moins qui ne veulent du veto que ses avantages. On n’aurait plus même besoin d’accorder le veto à personne, car il se trouve naturellement dans la division indiquée, puisque, si une section de l’Assemblée juge à propos de retarder sa discussion, vous avez, par cela même, tout l’effet du veto suspensif. Que s’il arrive à chacune des trois sections de vouloir, sur un point, terminer promptement : c’est une grande preuve, à mon avis, qu’ainsi le demande l’intérêt général, & que, dans ce cas, l’usage d’un veto suspensif serait nuisible.
Dans le Plan infiniment simple qui vous est présenté, il se trouve donc un veto suspensif, calculé au juste degré d’utilité qu’il doit avoir, sans entraîner aucun inconvénient. C’est donc à celui-là qu’il faut s’en tenir. Je ne vois pas, en effet, pourquoi, si l’exercice d’un veto suspensif est bon & utile, on le sortirait de la place que la nature des choses lui a destinée dans la Législature elle-même. Le premier qui, en mécanique, fit usage du régulateur, se garda bien de le placer hors de la machine dont il voulait modérer le mouvement trop précipité. D’ailleurs, nous avons prouvé, nous avons reconnu plus haut que le droit d’empêcher ou de suspendre n’est souvent que le droit de faire ; qu’il répugne de vouloir les séparer ; & que, sur-tout, il ne faut, dans aucun cas, en confier l’usage au Pouvoir exécutif.
En le faisant donc exercer d’une manière naturelle par les différentes sections de l’Assemblée législative elle-même, nous n’ôtons rien aux droits du Chef de la Nation. Il aura sur ce veto la même influence que sur la Loi ; &, dans mes idées, c’est toujours lui qui est censé la prononcer au milieu de nous.
Il est vrai que ceux qui cherchent dans le veto autre chose que l’intérêt public, autre chose que ses avantages ; ceux qui, au lieu de consulter les vrais besoins d’un établissement, dans sa nature même, cherchent toujours, hors de leur sujet, des copies à imiter, ne voudront pas reconnaître dans le veto naturel que j’indique celui qu’ils ont dans leurs vues. Mais dès que nous serons assurés d’avoir établi tout ce qu’exige l’intérêt de la Nation, & par conséquent l’intérêt du Roi, est-il permis d’aller plus loin ?
Opposera-t-on enfin, que malgré toutes nos précautions, il n’est pas absolument impossible que l’erreur se glisse dans un Décret de la Législature ; je répondrai en dernier résultat, que j’aime mieux dans ce cas infiniment rare, laisser l’erreur à réformer au Corps législatif lui-même, dans les Sessions suivantes, que d’admettre dans la machine législative un rouage étranger, avec lequel on suspendra arbitrairement l’action de son ressort.
Avant de finir, je dirai un mot sur la Permanence de l’Assemblée Nationale, non pour en prouver la nécessité ; elle est trop impérieusement commandée par les principes, par les circonstances, par les plus puissantes considérations, pour craindre qu’elle n’ait pas en sa faveur, à-peu-près, l’unanimité des suffrages. Je me permettrai seulement d’observer que ceux-là se trompent, à mon avis, qui veulent renouveler tous les Membres de la législature à chaque session. Il faut éviter avec soin tout ce qui tend à établir l’Aristocratie ; mais quand on a pris des précautions plus que suffisantes, il ne faut pas qu’une peur chimérique nous fasse tomber dans le malheur très-réel de ne faire les Lois que par saccades ; il ne faut pas rendre impossible cette identité de principes, & cette uniformité d’esprit qui doit se trouver dans toute bonne législation. Enfin, il ne faut pas que l’expérience des uns soit perdue pour les autres.
Quand on voudra bien ne pas perdre de vue qu’il ne s’agit pas d’exercer le Pouvoir constituant (ce Pouvoir, à la vérité, exigerait, à chaque session, un renouvellement total de ses Membres), mais qu’il s’agit seulement de décréter les Lois & les Règlements nécessaires au maintien journalier de la liberté, de la propriété, de la sécurité, & de surveiller la recette & la dépense des deniers publics ; on se convaincra sans doute que le renouvellement des Députés peut, sans danger, être partiel, & se faire annuellement par tiers, de sorte qu’il y ait toujours un tiers des Membres avec l’expérience de deux ans, un tiers avec les lumières d’une année de travail, & enfin un nouveau tiers arrivant annuellement des Provinces, pour entretenir toujours le Corps législatif des besoins & des dernières Opinions du Peuple.
Un Corps ainsi constitué ne deviendra jamais aristocratique, si nous décidons en même temps qu’il faudra un intervalle quelconque pour être de nouveau éligible.
Je finis par proposer à l’Assemblée l’amendement que j’ai annoncé dans le courant de mon opinion. Je ne le présente que parce que je le crois d’une nécessité pressante. S’il n’est pas appuyé, ou s’il est rejeté, j’aurai du moins acquitté ce que je crois de mon devoir, en prévenant sur le danger qui menace la France, si on laisse les Municipalités s’organiser en Républiques complètes & indépendantes. Voici l’avis que je propose : « Qu’il soit nommé dans la journée un Comité de trois personnes, pour présenter, le plutôt possible, à l’Assemblée un Plan de Municipalités et de Provinces, tel qu’on puisse espérer de ne pas voir le Royaume se déchirer en une multitude de petits États sous forme républicaine ; & qu’au contraire, la France puisse former un seul tout, soumis uniformément, dans toutes ses parties, à une Législation, & à une Administration communes. »