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Traduit par Vincent de l'Epine
Chapitre I
Comment Bessy Pryor devint une jeune fille de quelque importance.
Mrs. Miles était une femme qui tout au long de sa vie, ne s’était pas préoccupée de grand-chose d’autre que de son devoir. Bien que disposant d’une belle fortune et d’une position sociale élevée, bien qu’elle ait été une belle femme, et que toutes les possibilités d’une vie de jouissance se soient offertes à elle, elle avait toujours eu sa propre idée du devoir. De nombreux plaisirs l’avaient tentée. Elle aurait aimé voyager, et voir toutes les merveilles du monde, mais elle était toujours restée chez elle. Elle aurait pu profiter de l’agréable société d’intéressants voyageurs dans les capitales du monde, mais elle s’était contentée de ses voisins de la campagne. Dans ses jeunes années elle s’était senti un goût naissant pour la mode ; en conséquence elle s’était astreinte à ne porter que des vêtements d’une extrême simplicité. Elle n’achetait aucun tableau, aucun bijou, aucune porcelaine, parce qu’elle pensait qu’étant jeune elle avait trop aimé tout cela. Elle ne quittait jamais sa paroisse même pour aller entendre un bon sermon, car même un sermon peut être une tentation. Dans les premières années de son veuvage, il avait été de son devoir, pensait-elle, d’adopter une jeune fille parmi deux orphelines, qui avaient été abandonnées sans ressources dans le monde. Ayant le choix entre les deux, elle choisit la plus quelconque, celle qui avait l’air faible et semblait désespérée et malheureuse, car il était de son devoir de ne pas suivre son inclination.
Ce n’était pas de sa faute si la fille, qui était si laide à six ans, était devenue belle à seize ans, avec un doux regard, qu’elle gardait pourtant souvent baissé, comme si elle était honteuse de son charme. Et ce n’était pas non plus de sa faute si Bessy Pryor s’était rendue tellement indispensable à elle, l’âge avançant, que Mrs. Miles en était presque à céder aux délices d’une indulgence coupable. Mrs. Miles avait lutté vaillamment contre ces artifices, et, dans l’accomplissement de son devoir, les avait combattus, allant jusqu’à se montrer généralement désagréable avec l’enfant. L’enfant pourtant avait vaincu, et s’était insinuée au plus profond du cœur de la vieille femme. Quand Bessy à l’âge de quinze ans passa près de la mort, Mrs. Miles s’écroula littéralement pendant quelque temps. Elle s’attardait au pied du lit, caressait ses petites mains et les boucles douces de ses cheveux, et priait le Seigneur d’arrêter sa main, et de changer ses desseins. Quand Bessy reprit des forces, elle fit tout son possible pour retourner à ses tâches quotidiennes. Mais Bessy, dorénavant, savait parfaitement qu’elle était aimée.
En regardant sa vie passée, et voyant aussi les jours et les années qui s’écoulaient, Mrs. Miles se disait qu’elle avait fait son devoir autant qu’il était possible pour une faible femme. Elle avait eu des moments de faiblesse, et pourtant elle était consciente de sa grande force. Elle pensait que si une grande tentation se présentait devant elle, elle saurait y faire face avec vigueur. Une grande tentation se présenta en effet, et c’est l’objet de cette petite histoire, de dire jusqu’où elle résista, et jusqu’où elle s’abandonna.
Le lecteur doit connaître quelques faits relativement à ses conditions de vie et à celles de Bessy ; juste quelques-uns. Mrs. Miles avait été Miss Launay, et, suite à la mort de quatre frères durant leur enfance, était devenue l’héritière d’une grande propriété du Somersetshire. A vingt-cinq ans elle épousa Mr. Miles, qui avait une propriété à lui dans le comté voisin, et qui à l’époque de leur mariage, représentait ce comté au Parlement. Après une douzaine d’années de mariage, elle se retrouva veuve, avec deux fils, le plus jeune d’entre eux n’ayant que trois ans. Sa propre propriété, qui était largement la plus grande des deux, était absolument à elle, mais elle la réservait à Philip, son plus jeune fils. Frank Miles, qui était plus âgé de huit ans, devait hériter de l’autre. Les circonstances l’avaient éloigné de l’aile protectrice de sa mère. Il y eut des problèmes avec les curateurs et les exécuteurs testamentaires, et l’héritier paternel, une fois majeur, ne revit que rarement sa mère.
Elle avait fait son devoir, mais on peut imaginer combien elle en avait souffert. Philip, lui, avait été élevé par sa mère, qui, peut-être, trouva quelque consolation à l’idée que le jeune garçon, qui avait toujours été bon pour elle, se retrouverait dans une position sociale plus élevée dans le monde que son frère. Il s’appelait Philip Launay, le nom de la famille ayant été transmis, à travers la mère, au futur héritier des terres de Launay. Il avait treize ans lorsque Bessy Pryor fut amenée à Launay Park, et, encore écolier, il avait été bon pour la pauvre petite créature, qui pendant un ou deux ans avait du mal à se sentir chez elle au milieu des vastes espaces de la grande maison. Il la méprisait, bien sûr, mais n’avait fait preuve envers elle d’aucune cruauté enfantine, et lui avait donné ses vieux jouets. Tout le monde à Launay avait commencé par mépriser Bessy Pryor, même si la maîtresse de maison avait été incontestablement bonne pour elle. Mais il n’y avait vraiment aucun lien entre elle et Launay. Mrs. Pryor, en tant qu’amie très humble, avait eu de grandes obligations envers Mrs. Launay, et ces obligations, comme cela arrive souvent, s’étaient muées en une profonde affection. Puis Mr. Et Mrs. Pryor étaient morts tous les deux, et Mrs. Miles avait déclaré qu’elle prendrait avec elle l’une de leurs filles. Elle avait l’intention bien arrêtée d’éduquer la jeune fille correctement mais avec sévérité, et avec peu de biens, comme il seyait à sa condition. Mais il y avait eu quelques écarts, dus à cette malencontreuse beauté de la jeune fille, et à cette maladie tout aussi malencontreuse. Bessy ne se rebella jamais, et ne donna donc jamais prétexte à une application trop stricte du sens du devoir de Mrs. Miles ; et elle avait une façon d’embrasser Mrs. Miles dont cette dernière comprenait bien tout le danger. Elle essayait de ne pas se faire embrasser, mais sans succès. Elle se répétait, dans la solitude de sa chambre, de durs sermons contre la tendre douceur des caresses de la jeune fille, mais elle ne pouvait y mettre un terme. « Si, je vous embrasserai » répondait Bessy, si tendrement, mais aussi avec quelle obstination ! Alors il y avait de grandes embrassades, qui pour Mrs. Miles étaient aussi dangereuses qu’un diamant, ou qu’une loge à l’opéra.
Au début, tout le monde aux environs de Launay méprisait Bessy. Les enfants sans beauté sont méprisés, et surtout, comme c’était le cas ici, quand ils ne sont personne. Bessy Pryor n’était presque personne. Et certainement elle n’aurait pas pu se consoler à la vue d’enfants plus pauvres qu’elle. Pendant un an ou deux, elle était inférieure aux enfants du pasteur, et ne valait pas beaucoup plus que les femmes des fermiers. Les serviteurs l’appelaient Miss Bessy, bien entendu, mais jusqu’à sa maladie, aucun d’entre eux n’avait pour elle ce respect que l’on témoigne généralement aux jeunes filles de la maison dans les quartiers des serviteurs. Et pourtant, il se fit que les filles du pasteur commencèrent à trouver qu’il était bien agréable de parler avec Bessy, et que les tenanciers commençaient à faire plus de cas d’elle quand elle leur rendait visite. Les lamentations secrètes de la vieille dame au chevet de la jeune malade avaient peut-être été devinées. Mrs. Miles était très respectée dans cette paroisse et la paroisse voisine. Si elle avait décidé qu’un chien devait être traité comme un Launay, le chien aurait connu tous les honneurs de la famille. Il faut reconnaître que dans l’accomplissement de son devoir, elle était devenue une sorte de tyran rural. Elle donnait beaucoup d’anciens jupons, mais ils devaient être ajustés de la façon dont elle pensait que devait être ajusté un jupon. Elle administrait des médicaments à toute la maisonnée, mais chacun devait prendre exactement la dose qu’elle avait préparée. C’est parce qu’elle avait quelque peu manqué à ses devoirs concernant Bessy Pryor, que les filles du pasteur furent bientôt presque fières de leur intimité avec la jeune fille, et que le vieux maître d’hôtel, quand elle partit une fois pour une semaine en hiver, enveloppa si délicatement ses pieds d’une couverture dans la voiture.
Et en effet, durant les deux années qui suivirent la maladie de Bessy, les habitudes de vie changèrent progressivement à Launay. Personne n’aurait dit auparavant de Bessy, même si elle était « Miss Bessy », qu’elle était une fille de la maison. Mais maintenant, on lui reconnaissait les privilèges d’une jeune fille. Quand la vieille veuve du squire voyageait dans le comté, elle s’attendait à ce que Bessy l’accompagne, mais elle le lui demandait au lieu de le lui ordonner. Elle venait toujours, mais parce qu’elle l’avait décidé, pas parce qu’on lui avait dit de venir. Et elle avait un cheval à elle, et elle avait le droit de disposer à sa guise les fleurs du salon, et le jardinier faisait ce qu’elle lui demandait. Quelle fille aurait pu avoir des privilèges aussi étendus ? Mais la pauvre Mrs. Miles avait des doutes, et elle se demandait souvent ce qui résulterait de tout cela.
Quand Bessy se remettait de sa maladie, Philip, qui était de sept ans son aîné, faisait le tour du monde. Il avait décidé de voir, non pas Paris, Vienne et Rome, mais le Japon, la Patagonie, et les îles des mers du sud. Il avait organisé son voyage de façon à être certain du consentement de sa mère. Deux autres jeunes compagnons de fortune bien raisonnables l’accompagnaient, et ils avaient l’intention d’étudier la botanique, l’organisation sociale des indigènes, et, plus généralement, les évolutions du monde. Il ne s’agissait aucunement d’un vagabondage sans objet. Philip était parti pendant plus de deux ans, et avait vu tout ce qu’il y avait à voir au Japon, en Patagonie, et dans les îles du sud. Sur la route, les jeunes gens avaient écrit un livre, et les critiques avaient alors unanimement salué la hauteur de vue des jeunes gens. A son retour il vint passer une ou deux semaines à Launay, et retourna à Londres. Quand, après quatre mois, il revint chez sa mère, il avait vingt-sept ans ; et Bessy en avait tout juste vingt. Mrs. Miles savait qu’il y avait lieu de s’inquiéter ; mais elle avait déjà pris des mesures pour prévenir le danger qu’elle avait deviné.
Chapitre II.
Comment Bessy Pryor n’épousa pas le pasteur.
Bien sûr qu’il y avait du danger. Mrs. Miles en avait été consciente dès le début. Il y avait eu pour elle une sorte de jouissance à imaginer qu’elle avait entrepris l’accomplissement d’un devoir qui pouvait à terme avoir des conséquences très douloureuses. Elever Bessy avait effectivement été un devoir, car même lorsque cette dernière était encore une petite fille maigrichonne au regard vague, Mrs. Miles avait toujours gardé à l’esprit l’horreur que pourrait représenter une histoire d’amour entre son fils et la petite fille. Les Miles avaient toujours beaucoup compté, et les Launay encore plus, dans l’ouest de l’Angleterre. Bessy n’avait pas le moindre bien à elle. Mais elle était devenue belle et attirante, et pire encore, tellement importante dans la maison, que Philip lui-même pourrait être tenté de penser qu’elle serait digne d’être sa femme !
Parmi les obligations que s’imposait Mrs. Miles, aucune n’était plus forte que le devoir de maintenir la position sociale élevée des Launay. Elle était de ceux qui non seulement pensent que le sang bleu doit rester bleu, mais aussi que le sang qui n’est pas bleu ne devrait pas pouvoir se teinter de la moindre nuance de bleu. La stricte séparation des classes avait valeur de religion pour elle. Bessy était une Dame, c’était un fait, et en conséquence elle avait été placée dans le salon plutôt que reléguée parmi les serviteurs, et ainsi elle était devenue, oh, tellement dangereuse ! Elle était une Dame, et donc faite pour être la femme d’un gentilhomme, mais pas pour être la femme d’un Launay. Sans doute le lecteur comprendra-t-il que l’auteur de cette petite histoire pense qu’elle était faite pour être la femme de n’importe quel homme qui aurait été assez heureux pour se gagner son jeune cœur, mais le sang, c’est le sang. Et Mrs. Miles avait jugé que des précautions et des arrangements étaient nécessaires.
Mrs. Miles avait entièrement approuvé le voyage au Japon. Cela avait été une précaution et lui laisserait probablement le temps nécessaire pour trouver un arrangement. Elle avait même essayé d’user de son influence pour prolonger le voyage jusqu’à ce que tout soit arrangé, mais en cela elle avait échoué. Elle avait écrit à son fils, lui disant que, comme son séjour dans ces pays étranges allait certainement dans un sens positif pour l’amélioration de la race humaine, si elle en jugeait par ses activités philanthropiques, le livre, et les études botaniques, elle ne voudrait en aucune façon le presser par sa propre impatience bien naturelle. Si une année de plus était nécessaire, les versements nécessaires seraient effectués avec libéralité. Mais Philip, qui était parti parce qu’il en avait envie, revint quand il en avait envie. Et donc il fut donc rentré avant que tous les arrangements nécessaires aient été faits, et dont Mrs. Miles s’était activement occupée durant les six derniers mois de son absence.
Un jeune clergyman de bonne allure des environs, avec un revenu de 400 livres à l’année, et une fortune de 6.000 livres bien à lui, avait durant ce temps été présenté à Bessy par Mrs. Miles. Mr. Morrison, le Révérend Alexander Morrison, était un excellent jeune homme, mais on pouvait douter que le patronage qui l’avait conduit à s’installer si jeune à Budcombe, le préférant à beaucoup d’ecclésiastiques plus âgés, ait été le fruit de motifs véritablement cléricaux. Mrs. Miles pourvoyait elle-même aux nominations, et, ayant pendant les six dernières années ressenti la nécessité de fournir un mari à Bessy, avait recherché un jeune homme doté de nombreux talents et qui saurait sans doute la rendre heureuse. Mrs. Miles avait d’abord pensé ajouter deux mille livres dans la balance. Puis l’amour s’était emparé d’elle, et Bessy était devenue chère à tout le monde, et il y eut beaucoup d’argent. La chose pouvait être rendue tellement agréable pour tous que son acceptation ne faisait aucun doute. Le jeune pasteur, lui, ne doutait de rien. Pourquoi aurait-il douté ? La vie n’avait été pour lui qu’une incroyable succession de chances ! Ce qui lui était proposé le mettrait sur un pied d’égalité avec les gentlemen aisés du comté, et la fille elle-même ! Bessy s’était imposée à lui comme une image de la perfection féminine au premier regard qu’il avait posé sur elle. Il lui semblait que le ciel faisait pleuvoir sur sa tête ses bénédictions les plus choisies.
Ce n’était pas que Mrs. Miles eût quelque faute que ce soit à reprocher à Bessy. Si elle avait directement sauté dans les bras de celui à qui on l’offrait, Mrs. Miles elle-même eût été choquée. Elle connaissait suffisamment Bessy pour savoir qu’il n’en serait rien. Bessy avait d’abord été étonnée, puis, se jetant dans les bras de sa vieille amie, avait dit qu’elle se croyait trop jeune. Mrs. Miles avait accepté cette étreinte, et avait accepté ce prétexte, et s’était déclarée tout à fait satisfaite, disant simplement que Mr. Morrison serait autorisé à venir à la maison, et à faire tout ce qu’il pourrait pour se montrer agréable. Le jeune pasteur était venu à la maison, et s’était montré facile à vivre et plaisant. Bessy ne dit jamais un mot contre lui, et en vérité elle essaya de se persuader que ce serait une bonne chose de l’aimer ; mais elle n’y parvint pas. « Je pense qu’il est très bon » dit-elle un jour, pressée par Mrs. Miles.
« Et c’est un gentilhomme. »
« Oh, oui », dit Bessy.
« Et de bonne allure. »
« Je ne pense pas que cela compte. »
« Non, ma chère, non, seulement, il est élégant. Et il est très épris de vous. » Mais Bessy ne se confia pas, et ne donna certainement aucun encouragement au gentleman lui-même.
Tout ceci se passait juste avant le retour de Philip. A cette époque son passage à Launay devait être court, et pendant son séjour il devait être bien occupé. Il n’y aurait pas grand danger durant cette quinzaine, et Bessy n’était pas du genre à se jeter dans les bras d’un homme. Elle le rencontra comme si elle était encore sa petite compagne de jeu de l’ancien temps, et le traitait comme s’il était un être supérieur. Elle se précipita à sa rencontre tandis qu’il rangeait ses trésors botaniques, et se délecta de toutes ses histoires sur les peuples qu’il avait rencontrés. Mrs. Miles, tandis qu’elle les regardait, continuait à penser qu’il n’y avait pas de danger. Mais elle avançait avec précaution. « J’espère que vous aimerez Mr. Morrison », dit-elle à son fils.
« Bien sûr mère, mais pourquoi me demandez-vous cela ? »
« C’est un secret, mais je vais vous le dire. Je pense qu’il sera le mari de notre chère Bessy. »
« Epouser Bessy ! »
« Et pourquoi pas ? » Il y eut une pause. « Vous savez combien j’aime Bessy. J’espère que vous ne me direz pas que j’ai tort quand je propose de lui donner ce qui sera pour elle une véritable fortune, tout bien considéré. »
« Vous devriez la traiter comme si elle était une fille et une sœur » dit Philip.
« Tout de même pas ! Mais vous ne lui refuseriez pas six mille livres ? »
« Ce n’est pas la moitié de ce qu’il faudrait. »
« Eh bien, eh bien. Six mille livres, ce n’est pas une petite somme à donner. Mais de toute façon, je sûre que nous tomberons d’accord sur Bessy. Ne trouvez-vous pas que Mr. Morrison ferait un bon mari ? » Philip prit un air très sérieux, fronça les sourcils, et quitta la pièce, en disant qu’il allait y penser.
Lui laisser penser que le mariage était presque arrangé, cela constituerait déjà une grande protection. L’entendre parler de Bessy presque comme une sœur était aussi une sorte de protection. Mais il y en avait encore une autre plus efficace : là-bas en Cornouailles, se trouvait une autre héritière de Launay, une cousine au troisième ou quatrième degré, et il avait de longue date été décidé par les anciens de la famille que les propriétés des Launay devraient être rassemblées. A cela, Philip n’avait donné aucun assentiment formel, et il s’était même enfui au Japon quand on avait décidé qu’il devait aller en Cornouailles. L’héritière de Launay avait alors seulement dix-sept ans, et on avait pensé qu’il n’était pas plus mal de reporter à plus tard, afin que le jeune homme ne passe pas ce temps dans un dangereux voisinage. Les îles des mers du Sud et la Patagonie étaient sans danger. Et maintenant que l’idée de combiner les propriétés revenait à l’esprit, au début il n’éleva pas d’objection. Certainement de telles précautions seraient suffisantes, surtout que la nature réservée de Bessy ne lui permettrait pas de tomber amoureuse d’un homme dans un délai aussi réduit qu’une quinzaine de jours.
Pas un mot de plus en fut prononcé entre Mrs. Miles et son fils concernant les espoirs de Mr. Morrison ; pas un mot de plus. Elle était assez intelligente pour se rendre compte que cette perspective ne lui était pas agréable, mais elle attribuait ce sentiment à l’idée qu’il pensait que Bessy devrait être traitée à tous égards comme si elle était une fille de la maison de Launay. L’idée était absurde, mais sans danger. Le mariage, s’il pouvait être arrangé, pourrait bien sûr se faire, mais il ne devrait plus lui être mentionné jusqu’à ce qu’il puisse être présenté comme une chose absolument décidée. Mais il n’y avait pas de danger immédiat. Mrs. Miles était convaincue qu’il n’y avait pas de danger immédiat. Mrs. Miles avait vu Bessy, maigrichonne et rougeaude, acquérir graduellement les proportions d’un parfait charme féminin, mais, ayant assisté à cette transformation, elle ne se rendait pas compte à quel point la jeune fille était devenue charmante. Une femme a souvent du mal à se rendre compte du pouvoir sans limites que certaines natures féminines, et certaines formes féminines, exercent inconsciemment auprès des jeunes gens qui les entourent.
Mais Philip le savait, ou plutôt il le sentait. Se promenant dans le parc, il se dit en lui-même qu’Alexander Morrison était un insupportable et impudent cuistre clérical, assertion qui n’avait, pour être franc, aucun fondement. Puis il accusa sa mère d’une sordide attirance pour l’argent et la propriété, et il se jura bien de ne jamais faire un seul pas vers la Cornouaille. S’il était décidé de faire venir cette Launay rouquine depuis l’ouest, il s’en irait à Londres, et retournerait peut-être même au Japon. Mais ce qui le choquait le plus, c’était qu’une fille comme Bessy, qu’il avait toujours traitée comme si elle était sa propre sœur, puisse se donner à un homme comme le jeune pasteur à la première demande ! Tandis qu’il pensait à la bassesse de la nature féminine, il frappait de sa canne les arbres parmi lesquels il marchait. Et en plus cette grosse brute affreuse ! Mais Mr. Morrison n’était en fait pas du tout gros, et la plupart des gens l’auraient trouvé de plus belle prestance que Philip Launay.
Alors vint le jour du départ. Philip retournait à Londres en mars pour suivre les progrès de son livre dans la presse, se faire connaître au club, et plus généralement s’habituer au style de vie qui serait désormais le sien. Il était entendu qu’il passerait la saison à Londres, et ensuite la question du rapprochement des propriétés serait examinée sérieusement. Ainsi sa mère voyait-elle les choses, mais au moment de son départ, il était bien décidé pour sa part à ne jamais accorder la moindre considération à cette question de la fusion des propriétés.
Ce matin-là, il rencontra Bessy aux environs de la maison. Elle fut très douce avec lui, en partie parce qu’elle l’aimait tendrement, comme son frère adoptif, en partie parce qu’il s’en allait, mais aussi parce que la douceur était dans sa nature. « Il y a une question que je veux vous poser », lui dit-il soudainement, se retournant vers elle en fronçant les sourcils. Il n’avait pas eu l’intention de montrer de la colère, mais il ne parvenait pas à la dissimuler.
« Qu’y a-t-il, Philip ? » dit-elle en pâlissant, mais elle le regardait droit dans les yeux.
« Êtes-vous fiancée à ce pasteur ? » Elle continuait à le regarder, mais ne prononçait pas un mot. « Allez-vous l’épouser ? J’ai le droit de le demander. » Alors elle fit non de la tête. « Bien sûr vous n’allez pas le faire ? » Et maintenant tandis qu’il parlait sa voix était changée, et il ne fronçait plus les sourcils. A nouveau elle secoua la tête. Alors il lui prit la main, et elle la lui laissa, ne pensant pas à lui autrement que comme à un frère. « Je suis si heureux. Je déteste cet homme. »
« Oh, Philip, il est très bon ! »
« Je ne me soucie pas pour un liard de sa bonté. Vous êtes bien sûre ? » Maintenant elle faisait signe que oui. « C’aurait été terrible, et vous m’auriez rendu misérable, misérable ! Bien sûr ma mère est la meilleure femme du monde, mais pourquoi ne peut-elle pas laisser les gens trouver tous seuls leurs maris et leurs femmes ? ». Il fronça à nouveau quelque peu les sourcils, puis, avec un effort visible, il poursuivit : « Bessy, vous êtes devenue la plus merveilleuse femme que j’aie jamais vue. »
Elle retira soudain sa main. « Philip, vous ne devriez pas dire des choses pareilles. »
« Et pourquoi pas, si c’est ce que je pense ? »
« On ne devrait jamais rien dire sur soi à quiconque. »
« Vraiment ? »
« Vous savez ce que je veux dire. Ce n’est pas bien. C’est le genre de chose que les gens qui ne sont pas des ladies ou des gentlemen écrivent dans les livres. »
« Je pensais que je pouvais tout vous dire. »
« Certainement. Et bien sûr vous êtes différent. Mais il y a des choses tellement désagréables ! »
« Et je suis l’une d’elles ? »
« Non, Philip, vous êtes le plus loyal et le meilleur des frères. »
« En tout cas vous n’allez pas… » Il fit une pause.
« Non. »
« C’est une promesse à votre cher frère préféré ? » Elle approuva à nouveau d’un signe de la tête, et il fut satisfait.
Il partit, et quand il retourna à Launay après quatre mois, il vit que les choses n’allaient pas sans difficulté au Parc. Mr. Morrison avait été refusé, et la jeune fille l’avait assuré positivement qu’elle ne changerait jamais d’avis, et Mrs. Miles était devenue plus inflexible que jamais dans l’accomplissement de son devoir envers sa famille.
Chapitre III.
Comment Bessy Pryor en vint à aimer l’hériter du domaine de Launay.
Les choses devinrent vraiment déplaisantes au parc peu après le départ de Philip. Il y avait eu quelque chose dans son attitude au moment de partir, et un certain mutisme chez Bessy, qui avaient d’abord provoqué, non une surprise, mais une inquiétude dans l’esprit Mrs. Miles. Bessy mentionnait à peine son nom, et Mrs. Miles en savait assez sur le monde pour sentir qu’une telle retenue devait avoir une cause. Il eut été naturel pour une jeune fille dans sa situation d’être fatiguée de Philip et de sa botanique. Elle incita donc le pasteur à renouveler sa tentative, mais celui-ci lui dit qu’il n’avait aucune chance de succès. « Qu’a-t-elle dit ? » lui demanda Mrs. Miles.
« Cela ne sera pas. »
« Mais ce sera », dit Mrs. Miles, dont l’obstination qui était naturelle à son caractère se réveillait à cette occasion. Alors, il y eut une scène encore plus déplaisante entre la vieille Lady et son obligée. « Mais qu’espérez-vous donc ? » demanda-t-elle.
« Ce que j’espère, ma tante ! » Bessy avait été habituée à appeler Mrs. Miles sa tante.
« Qu’attendez-vous que l’on fasse pour vous ? »
« Pour moi ! Vous avez fait tout ce qui est possible. Ne puis-je rester avec vous ? » Alors Mrs. Miles fit un très long discours, où beaucoup de choses furent expliquées à Bessy. Elle décrivait la position de Bessy comme étant d’une nature très particulière. Si Mrs. Miles venait à mourir, elle n’aurait plus de toit. Elle ne pouvait espérer trouver asile chez Philip comme aurait pu le faire une véritable sœur. Tout le monde l’aimait parce qu’elle avait toujours été bonne et gracieuse, mais il était de son devoir de de marier, c’était son devoir afin qu’il n’y ait aucune difficulté dans le futur. Mr. Morrison était exactement l’homme qu’une jeune fille comme Bessy aurait dû souhaiter épouser. Bessy, à travers ses larmes, déclara qu’elle ne voulait pas de mari, et qu’elle ne voulait certainement pas de Mr. Morrison.
« Philip vous a-t-il dit quelque chose ? » demanda l’imprudente vieille femme. Bessy demeura silencieuse. « Que vous a dit Philip ? »
« Je lui ai dit, quand il me l’a demandé, que je n’épouserais jamais Mr. Morrison. » Ce fut à ce moment précis que Mrs. Miles commença à suspecter véritablement le coup qui allait s’abattre sur elle ; et en ce même instant elle se résolut à faire son devoir envers sa famille, quelle que soit les peines que cela pourrait leur infliger à tous.
« Oui » se dit-elle, tandis qu’elle était assise seule dans la monacale simplicité de sa propre chambre, « Je ferai mon devoir quoi qu’il arrive maintenant. » Pleine de remords, elle reconnut qu’elle avait été négligente. Pendant un moment, se colère fut très vive. Elle avait réchauffé un reptile en son sein. Ces mots se formèrent explicitement dans son esprit, même s’ils ne furent pas prononcés. Mais ils furent aussitôt rejetés. La jeune fille n’était pas un reptile. Elle était sincère. Elle était la plus douce jeune fille qui eût jamais réchauffé le cœur d’une vieille femme. Mrs. Miles le reconnut même en cet instant de terrible angoisse. Mais elle n’en ferait pas moins son devoir envers la famille de Launay. Quoi que fasse la jeune fille, elle devait être envoyée au loin, sacrifiée d’une façon ou d’une autre plutôt que de laisser Philip commettre des folies.
Après y avoir réfléchi pendant quelques jours, elle ne pensait pas qu’il y eût quelque forme d’entente entre la jeune fille et Philip. Mais elle n’en pensait pas moins que le danger existait. Non seulement la jeune fille avait refusé le mari qui lui était destiné, un homme qu’une fille comme Bessy aurait dû aimer, mais elle avait communiqué ses intentions à cet égard à Philip. Il y avait eu plus de confidences entre eux qu’entre elle et la jeune fille. Comment auraient –ils pu parler d’un tel sujet s’il n’y avait pas eu entre eux une amitié plus proche, plus intime que ce qui peut exister entre frère et sœur ? Il y avait eu quelque chose entre eux, quelque chose comme une conspiration contre elle qui était considérée à Launay comme toute-puissante, contre elle, qui avait entre les mains tous les revenus, toute la propriété, la mère de l’un d’eux, et la protectrice et unique amie de l’autre ! Elle ferait son devoir, si adorable que soit Bessy. Celle-ci devait épouser Mr. Morrison, ou s’en aller.
Mais pour quel endroit devait-elle partir, et même, si l’on pouvait trouver cet endroit, comment empêcher Philip de la suivre ? Mrs. Miles, dans sa souffrance, se fit à l’idée qu’il serait plus facile d’aborder la question avec la jeune fille elle-même qu’avec Philip. Une femme, si elle pense que c’est son devoir, sera plus prompte à se sacrifier qu’un homme. Ainsi en jugeait Mrs. Miles, raisonnant d’après ses propres sentiments ; et Bessy était très bonne, très affectueuse, très reconnaissante, et elle avait toujours été très obéissante. Si possible, elle devait être amenée dans les bras de Mr. Morrison. Si elle maintenait son refus face à tout ce qui pourrait être tenté en ce sens, alors il faudrait en appeler à elle : après tout ce qui avait été fait pour elle, ruinerait-elle la famille de Launay pour un caprice de cœur ?
Durant toute la tentative qui avait été faite pour la marier à Mr. Morrison – une tentative qui du début à la fin était totalement sans espoir – pas un mot n’avait été prononcé au sujet de Philip. Mais Bessy avait compris les raisons de cette retenue. Elle avait été interrogée quant à sa promesse à Philip, et n’avait pas oublié qu’on l’avait interrogée. Pas plus qu’elle n’avait oublié ces mots qui sur le moment lui avaient tant déplu : « Vous êtes devenue la plus merveilleuse femme que j’aie jamais vue ». Elle se souvenait maintenant qu’il lui avait tenu fermement la main quand il lui parlait, et elle avait dû faire un effort pour la retirer. Elle avait été parfaitement sérieuse quand elle avait refusé ce compliment, mais toutefois… toutefois il y avait eu de l’amour dans ces paroles qui résonnaient encore dans son cœur. Bien sûr il n’était pas son frère, ni même son cousin. Il n’y avait pas entre eux une goutte de sang commun, qui aurait pu lui faire considérer ces mots comme une plaisanterie. Lui, un jeune homme, lui avait dit à elle, une jeune femme, qu’elle était la plus belle de toutes. Elle était bien certaine qui rien au monde ne pourrait la conduire dans les bras de Mr. Morrison.
La vieille femme quant à elle devenait de plus en plus austère.
« Chère tante », lui dit un jour Bessy, avec un ton de fermeté qu’elle avait évidemment adopté intentionnellement pour l’occasion, « vraiment, vraiment, je ne peux pas aimer Mr. Morrison ».
Alors Mrs. Miles s’était résolue à recourir à l’autre alternative. Bessy devait partir. Elle voulait croire que quand tout lui aurait été expliqué, Bessy n’émettrait aucune objection à son départ. Bessy n’avait pas plus de droit à vivre à Launay que toute autre créature sans père, sans mère et sans argent. Mais comment le lui expliquer ? Quelle raison devrait être invoquée ? Et où envoyer la jeune fille ?