Répondre à : TROLLOPE, Anthony – Lady de Launay

Accueil Forums Textes TROLLOPE, Anthony – Lady de Launay Répondre à : TROLLOPE, Anthony – Lady de Launay

#160423
Vincent de l'ÉpineVincent de l’Épine
Maître des clés

    « Pourquoi ne pourrais-je revenir, maintenant qu’il est parti ? » Elle avait toujours les bras autour de la vieille dame, et avait maintenant réussi à se traîner sur le lit et à se recroqueviller aux côtés de sa tante. C’était sa persévérance dans ces manières qui avait si souvent forcé Mrs. Miles à oublier ses habitudes de vie bien ordonnées, et l’avait même parfois obligée à quitter pour un moment sa sévérité naturelle. C’était cela qui lui avait fait dire à Mr. Gregory, entre deux phrases pleines de fermeté, que Bessy avait été comme un rayon de soleil dans la maison. Même maintenant, elle ne savait comment échapper à une étreinte qui lui était en réalité si douce. C’était justement la conscience de ce pouvoir que les charmes de Bessy avaient sur elle, qui lui faisait désirer que la jeune fille parte rapidement. Bessy lui ferait la lecture toute la journée, lui tiendrait la main quand elle serait à demi assoupie, l’aiderait dans chacun de ses mouvements avec toute la patience, et beaucoup plus de tendresse qu’une garde-malade. Et nul n’avait la voix aussi tendre, la main aussi douce, l’esprit aussi attentif, le pas aussi discret que Bessy. Et maintenant Bessy était là, étendue sur son lit, la caressant, liée plus intimement à elle que ne l’avait jamais été aucun être humain au monde, et pourtant Bessy était un ennemi dont il était impératif qu’elle se sépare.

    « Levez-vous, Bessy », dit-elle. « Eloignez-vous de moi. »

    « Non, non, non », dit Bessy, qui continuait à se cramponner à elle et à l’embrasser.

    « J’ai à vous dire une chose qui demande le plus grand calme. »

    « Je suis calme, très calme. Je ferai tout ce que vous me demanderez. Mais par pitié, ne m’éloignez pas de vous. »

    « Vous dites que vous m’obéirez. »

    « Je le ferai, je l’ai fait. Je vous ai toujours obéi. »

    « Renoncerez-vous à votre amour pour Philip ? »

    « Pourrais-je renoncer à mon amour pour vous, si on me le demandait ? Comment le pourrais-je ? L’amour vient de lui-même. Je n’ai pas décidé de l’aimer. Oh, si vous pouviez savoir combien j’ai essayé de ne pas l’aimer ! Si quelqu’un venait et me disait de ne pas vous aimer, le pourrais-je ? »

    « Je parle d’une autre sorte d’amour. »

    « Oui, je sais. L’un est un amour qui est toujours le bienvenu. L’autre arrive comme un choc, et on lutte pour l’éviter. Mais une fois qu’il est venu, comment lui échapper ? Je l’aime vraiment, plus que tout au monde. » En disant cela elle s’était redressée sur le lit, afin de regarder sa tante droit dans les yeux, mais elle gardait les bras sur les épaules de la vieille femme. « N’est-ce pas naturel ? Comment aurais-je pu l’éviter ? »

    « Vous auriez dû savoir que c’était mal. »

    « Non ! »

    « Vous ne saviez pas que cela me déplairait ? »

    « Je savais que c’était malheureux, mais pas mal ? Qu’ai-je fait de mal ? Quand il me l’a demandé, pouvais-je lui dire autre chose que la vérité ? »

    « Vous auriez dû ne rien lui dire. » A cette réponse, Bessy secoua la tête. « Il n’est pas possible que vous ayez pu penser qu’en la matière, il n’y avait aucune contrainte », repris Mrs. Miles. « Espériez-vous que je donnerais mon consentement à un tel mariage ? Je veux entendre de votre bouche ce que vous imaginiez de mes sentiments. »

    « Je savais que vous seriez en colère. »

    « Et ? »

    « Je savais que vous me trouveriez indigne d’être la femme de Philip. »

    « Et ? »

    « Je savais que vous espériez autre chose pour lui, et aussi autre chose pour moi. »

    « Vous le saviez, et cela ne comptait pour rien ? »

    « Cela me faisait penser que mon amour était malheureux, mais pas que c’était mal. Je ne pouvais m’en empêcher. Il est venu à moi, et je l’ai aimé. L’autre homme est venu à moi, et je ne pouvais l’aimer. Pourquoi devrais-je être enfermée dans ma propre chambre pour cela ? Pourquoi devrais-je être éloignée de vous, et être misérable parce que vous voulez que les choses soient ainsi ? Il n’est plus là. S’il était là et que vous me demandiez de ne pas l’approcher, je vous obéirais. Même s’il était dans la pièce voisine, je n’irais pas le voir. Je vous obéirais en tout, mais je suis obligée de l’aimer. Et comme je l’aime, je ne puis en aimer un autre. Vous ne voudriez pas me voir épouser un homme quand mon cœur appartient à un autre. »

    La vieille dame ne s’était pas attendue à des arguments de ce genre. Elle avait seulement eu l’intention de communiquer son plan, de dire à Bessy qu’elle aurait probablement à vivre quelques années à Avranches, puis de la renvoyer dans sa prison. Mais Bessy avait une fois de plus montré le meilleur d’elle-même, puis étaient venues les caresses, la discussion, les excuses. Bessy était dans sa chambre depuis près d’une heure quand Mrs. Miles révéla son projet, mais sa volonté était émoussée par le fait qu’elle reconnaissait d’évidence à Bessy tous les pouvoirs d’une infirmière en chef. Mais finalement, quoi que d’une manière toute différente de ce qu’elle avait prévu, Mrs. Miles proposa la combinaison normande. Elle avait été, à son corps défendant, tellement adoucie qu’elle condescendit même à répéter ce que Mr. Gregory avait dit à propos du tempérament agréable et de la gentillesse de sa sœur célibataire. « Mais pourquoi devrais-je partir ? » demanda Bessy, sanglotant presque.

    « Je m’étonne que vous le demandiez. »

    « Il n’est pas ici. »

    « Mais il pourrait venir. »

    « S’il devait venir, alors je ne le verrais pas si vous me le demandez. Je crois que vous ne me comprenez pas bien, ma tante. Je vous obéirai en tout. Je suis sûre que maintenant vous ne me demanderez plus d’épouser Mr. Morrison. »

    Elle ne pouvait pas être sûre que Philip serait plus enclin à être raisonnable et à épouser l’héritière de Cornouailles si Bessy était à Avranches que si elle restait cloitrée à Launay. Mais c’était son sentiment. Philip, elle le savait, serait moins obéissant que Bessy. Mais aussi, Philip serait sans doute moins obstiné. « Vous ne pouvez vivre ici, Bessy, à moins que vous me disiez que vous ne serez jamais la femme de mon fils. »

    « Jamais ? »

    « Jamais ! »

    « Je ne puis dire cela. » Il y eut une longue pause avant que Mrs. Miles trouve le courage de prononcer les mots qui suivirent, mais elle finit par les prononcer.

    « Alors vous devez partir. »

    « Je peux rester et prendre soin de vous jusqu’à ce que vous alliez mieux. Accordez-moi cela. Je partirai dès que vous me le demanderez. »

    « Non. Ce n’est pas négociable. Nous devons être amies, Bessy, ou nous devons être ennemies. Et nous ne pouvons être amies tant que vous vous déclarez fiancée à Philip Launay. Tant qu’il en sera ainsi, je n’accepterai pas un verre d’eau de votre main. Non, non ! » car la jeune fille essayait à nouveau de l’embrasser. « Je ne veux pas de votre amour, et vous n’aurez pas le mien ! »

    « Mon cœur se briserait si je devais prononcer ces mots. »

    « Alors qu’il se brise ! Le mien n’est-il pas brisé ? Quelle importance que nos cœurs soient brisés, quelle importance que nous mourions, si nous faisons notre devoir ? Vous me le devez après tout ce que j’ai fait pour vous. »

    « Je vous dois tout. »

    « Alors dites que vous renoncez à lui. »

    « Je vous dois tout, sauf cela. Je ne lui parlerai pas, je ne lui écrirai pas, je ne le regarderai même pas, mais je ne renoncerai pas à lui. Quand on aime, on ne peut pas renoncer. »

    Alors Mrs. Miles lui ordonna de retourner dans sa chambre, et elle retourna dans sa chambre.

    Chapitre VII.

    Comment Bessy Pryor fut bannie en Normandie.

    Il n’y avait rien d’autre à faire que partir, après la discussion qui vient d’être rapportée. Mrs. Miles envoya un message à l’obstinée jeune fille, l’informant qu’elle n’avait plus besoin de se considérer comme prisonnière, mais qu’elle ferait mieux de préparer ses vêtements afin d’être prête à partir dans la semaine. Une correspondance s’était établie entre Launay et Avranches, et dans les dix jours qui suivirent la proposition de Mr. Gregory, moins de quinze jours après le départ de son bien-aimé, Bessy descendit de sa chambre prête au voyage, et prit place dans la même voiture qui avait si peu de temps auparavant emporté l’homme qu’elle aimait. Durant cette semaine elle avait eu la liberté d’aller où elle voulait, sauf dans la chambre de sa tante. Mais en réalité, elle restait tout autant prisonnière. Elle sortait chaque jour quelques minutes dans le jardin, mais elle n’alla jamais jusqu’au parc, pas plus qu’elle n’accepta l’invitation des filles du pasteur à venir passer une soirée au presbytère. Il était pourtant nécessaire, écrivit l’une d’elles, qu’elle apprît tout ce qu’elle devait savoir sur Tante Amélia et ses habitudes ! Mais Bessy ne vit pas les filles du pasteur. Elle était chassée de chez elle à cause de la malédiction de son amour, et tout Launay le savait. Dans ces conditions, elle ne pouvait sortir pour manger du Sally-Lun et du Pound-Cake et écouter vanter les délices d’une petite ville normande. Elle ne vit même pas les jeunes filles lorsqu’elles vinrent jusqu’à la maison, mais écrivit un mot affectueux à la plus âgée pour lui dire que son malheur était trop grand pour lui permettre de voir ses amies.

    Et en vérité, elle était bien misérable. Ce n’était pas seulement à cause de son amour, dont elle avait su dès le début qu’il ne lui apporterait que le malheur, un malheur inévitable, et qui durerait peut-être toute sa vie. Mais maintenant, il s’y ajoutait la tristesse de son irrévocable bannissement par sa tante. Mrs. Miles ne la reverrait pas avant son départ. Bessy était bien consciente de tout ce qu’elle devait à la maîtresse de Launay, et sachant lire dans les cœurs, elle savait aussi qu’après tant d’années elle avait réussi à obtenir de la vieille dame bien plus que le simple accomplissement d’un devoir. Elle l’avait forcée à l’aimer, et elle s’était rendu compte que cet amour avait illuminé la vie de la vieille dame. Celle-ci n’avait pas seulement reçu, mais avait donné de la tendresse, et c’est ainsi que vient l’amour. C’était une torture pour elle que d’être obligée de quitter sa meilleure amie, qui était toujours malade et infirme, sans même la revoir. Mrs. Miles était inflexible. Quatre mots écrits sur un bout de papier lui furent amenés ce matin-là : « Pitié, pitié, recevez-moi ! ». Mais elle restait inflexible. Il y avait eu de longs échanges de lettres entre elles le jour précédant. Si Bessy jurait de renoncer à son amour, tout pouvait changer. La vieille dame à Avranches serait indemnisée pour sa déception. Bessy retrouverait tous ses privilèges à Launay. « Vous seriez mon enfant, mon enfant à moi », écrivait Mrs. Miles. Elle condescendait même à promettre qu’elle ne dirait plus jamais un mot au sujet de Mr. Morrison. Mais Bessy aussi pouvait être inflexible. « Je ne peux dire que je renonce à lui », écrivit-elle.  Et c’est ainsi qu’elle se retrouva dans la voiture sans avoir vu sa vieille amie.

    Mrs. Knowl partit avec elle, ayant été chargée de veiller sur Bessy durant tout le voyage jusqu’à Avranches. Mrs. Knowl pensait qu’elle jouerait le rôle de gardien contre le bien-aimé de Bessy. Mais Mrs. Miles connaissait trop bien Bessy pour redouter quoi que ce soit de la sorte, et elle n’avait envoyé Mrs. Knowl que comme une protection contre les bêtes sauvages qui sont censées parcourir le monde à la recherche de jeunes femmes sans défense.

    Dans la répartition de sa colère, Mrs. Miles avait jusque-là  été très sévère à l’encontre de Philip en ce qui concernait l’argent. Il avait choisi de se rebeller, et en conséquence il n’était pas seulement chassé de la maison, mais il apprit aussi qu’il devrait vivre avec un petit revenu très insuffisant. Mais Mrs. Miles se montrait généreuse envers Bessy. Elle avait étonné Miss Gregory par la libéralité des termes qu’elle avait proposés, et le soir qui précéda le voyage, elle avait fait porter à Bessy dix billets de cinq livres dans une enveloppe. Puis, dans une note ultérieure, elle avait indiqué qu’elle lui verserait une somme similaire chaque semestre. Dans aucune de ces notes ne figurait la moindre trace de tendresse. Aucune des deux n’était signée. Mais toutes deux prouvaient que Mrs. Miles faisait grand cas de Bessy et de ses affaires.

    Le voyage de Bessy fut très inconfortable. Elle avait appris à détester Mrs. Knowl, qui prenait des aires de duègne. Elle ne quitta pas Bessy des yeux un instant, comme si Philip avait pu se cacher derrière chaque rideau ou en-dessous de chaque table. Une ou deux fois, la duègne fit elle-même une petite tentative pour la persuader : « Ca fait rien de bien, Miss, y vaudrait mieux abandonner ». Alors Bessy la regarda, et demanda à ce qu’on la laisse seule. C’était à l’hôtel à Douvres.  Plus tard Mrs. Knowl parla encore alors que la voiture approchait d’Avranches : « Si vous souhaitez revenir, Miss Bessy, la porte est ouverte. » « Peu importe mes souhaits, Mrs. Knowl », dit Bessy. Quand, à son retour à Launay, Mrs. Knowl tenta à nouveau de suggérer à sa maîtresse que Miss Bessy était très obstinée, elle fut réduite au silence avec une telle fermeté, avec une telle soudaineté, que la femme de charge commença à se demander si elle n’avait pas fait une erreur, et si Bessy ne finirait pas par l’emporter. Il était évident que Mrs. Miles ne voulait pas entendre un seul mot contre Bessy.

    A son arrivée à Avranches, Miss Gregory fut très gentille avec elle. On ne la recevait pas du tout comme une mauvaise fille qui avait été chassée de la maison afin d’être soumise à de sévères traitements. Miss Gregory tint toutes les promesses que son frère avait pu faire à son égard, et elle était vraiment aimable et de tempérament agréable. Pendant presque un mois, pas un mot ne fut prononcé à propos de Philip ou de son histoire d’amour. Il semblait acquis que Bessy était venue à Avranches de sa propre initiative. Elle fut introduite auprès de la société raffinée très nombreuse en ce lieu, et était consciente qu’on lui offrait une vie beaucoup plus libre que celle qu’elle avait connue jusqu’alors. A Launay elle était évidemment assujettie à Mrs. Miles. Maintenant elle n’était plus assujettie à personne. Miss Gregory n’exerçait sur elle aucune autorité ; en fait elle était plutôt soumise à la sienne, étant dépendante de la pension payée pour son gîte et son couvert.

    Mais avant la fin du mois, une telle amitié s’était installée entre la vieille et la jeune Lady, qu’elles en vinrent à évoquer Philip. Il était impossible pour Bessy de garder le silence sur sa vie passée. Progressivement, elle lui révéla tout ce que Mrs. Miles avait fait pour elle, comment elle-même avait été une orpheline sans le sou, comment Mrs. Miles l’avait accueillie par pure charité, comment l’amour avait grandi entre elles ; le plus tendre, le plus sincère amour, et puis, comment cet autre amour était venu ! La confession d’un secret engendre la confession d’un secret. Miss Gregory, bien que maintenant âgée, avec ses petites pattes-d’oie au coin de ses yeux doux, son visage fatigué et flétri, avait aussi eu son histoire d’amour. Elle raconta avec délice sa petite histoire ; comment elle avait aimé un officier, et en avait été aimée ; les problèmes d’argent, la famille de l’officier qui avait priée Miss Gregory de le libérer, afin qu’il puisse faire un mariage d’argent ; elle raconta comment elle avait libéré l’officier, et comment, en conséquence, il put faire un bon mariage et devenir Major-Général, avec une grande famille, une maison confortable, et… la goutte. « Et j’ai toujours pensé que c’était très bien », ajouta l’excellente vieille fille. « Qu’aurais-je pu faire pour lui ? »

    « Ce ne pouvait être bien si c’était vous qu’il aimait. » dit Bessy.

    « Et pourquoi donc ma chère ? Il a fait un très bon mari. Peut-être n’était-ce plus moi qu’il aimait quand il se présenta devant l’autel. »

    « Je pense que l’amour devrait être plus sacré. »

    « Mon amour a été très sacré pour moi. Pendant un temps, j’ai pleuré, mais maintenant je pense que je suis plus heureuse que si je ne l’avais jamais rencontré. Cela apporte quelque chose à votre vie d’avoir été aimée une fois. »

    Bessy, qui était d’un tempérament plus fort, se dit qu’un bonheur tel que celui-là ne lui suffirait pas. Elle ne voulait pas seulement être heureuse, mais aussi le rendre heureux. Dans la simplicité de son cœur, elle se demanda si Philip serait différent de ce très changeant major-général ; mais dans toute la force de son cœur, elle sentait bien qu’il aurait été très différent. Elle n’aurait certainement pas renoncé à lui à la demande d’un parent ; mais il devrait se sentir libre comme l’air s’il faisait la moindre allusion à sa liberté. Elle ne pensait pas un instant qu’une telle allusion pourrait venir, mais si cela devait être, si cela devait être, il ne devait pas y avoir de difficulté. Alors, elle se soumettrait au bannissement, à Avranches ou ailleurs, selon ce qu’on déciderait pour elle, jusqu’à ce qu’il plût au Seigneur de la libérer de ses soucis.

    Après six semaines, Miss Gregory n’ignora plus rien de l’amour de Philip et Bessy, et elle savait aussi que Bessy était bien déterminée à persévérer. Elles eurent de nombreuses discussions sur l’amour, durant lesquelles Bessy soutenait fermement que quand l’amour avait été offert et accepté, donné et reçu, il devait être considéré comme plus sacré que tout autre lien. Elle devait beaucoup à Mrs. Miles, elle le reconnaissait, mais elle pensait devoir plus encore à Philip. Miss Gregory ne tombait jamais d’accord avec elle ; elle restait ferme dans ses convictions que les femmes sont nées pour supporter et souffrir et vivre des vies mutilées, comme elle-même, mais malgré tout cela elles n’en devinrent pas moins rapidement amies. Au bout de six semaines, elles décidèrent que Bessy devrait écrire à Mrs. Miles. Mrs. Miles lui avait signifié qu’elle ne voulait pas qu’on lui écrive, et qu’elle n’écrirait pas elle-même. Des informations sur l’amélioration de son état de santé étaient venues des filles du pasteur, mais aucune lettre n’avait encore été échangée. Alors Bessy écrivit ce qui suit, désobéissant délibérément aux ordres de sa tante :

    « Très chère tante, je ne puis m’empêcher de vous écrire ces quelques lignes, car je me fais beaucoup de souci pour vous. Mary Gregory dit que vous vous êtes levée et êtes sortie sur la pelouse au soleil, mais je serais tellement heureuse si je pouvais lire votre chère écriture. Envoyez-moi un petit mot. Et même si je sais bien ce que vous m’avez dit, je n’en pense pas moins que vous serez heureuse de savoir que votre pauvre Bessy qui vous aime tendrement va bien. Je ne dirais pas que je suis heureuse. Je ne puis l’être loin de Launay et de vous. Mais Miss Gregory est vraiment très aimable avec moi, et il y a des gens charmants ici. Nous vivons presque aussi paisiblement qu’à Launay, mais parfois nous voyons du monde. Je lis de l’allemand et je fais de la dentelle, et j’essaie de ne pas rester oisive.

    Au revoir, chère, très chère tante. Essayez de penser à moi avec bienveillance. Je prie pour vous chaque jour et chaque nuit. Si vous m’envoyez un petit mot de vous, je serai folle de joie. Votre nièce très affectionnée et très dévouée, Bessy Pryor. »

    Cette lettre fut apportée à Mrs. Miles alors qu’elle était encore alitée, car elle n’avait pas encore retrouvé toute sa santé perdue. Après l’avoir lue, elle commença par la repousser, mais bientôt elle la tint tout contre son cœur, et pleura amèrement en pensant à quel point tout le soleil avait été quitté la maison depuis qu’un seul rayon en avait été chassé.

    Chapitre VIII.

    Comment Bessy Pryor reçut deux lettres de Launay.

    Bessy reçut le même jour deux lettres d’Angleterre à la mi-août, et le lecteur pourra les lire toutes deux, mais voyons d’abord celle qu’elle reçut en dernier. Elle était de Mrs. Miles, et avait été écrite quand Bessy commençait à penser que sa tante était toujours résolue à ne pas lui écrire. Elle était écrite sur du papier de forme carrée, qui de nos jours n’est utilisé, même par les personnes un peu démodées, que si la lettre est supposée être d’une grande importante. Elle comportait ce qui suit :

    « Ma chère Bessy, bien que je vous aie dit de ne pas m’écrire, je n’en suis pas moins heureuse d’apprendre que vous allez bien, et que votre nouvelle demeure vous a été rendue aussi agréable que possible au vu des circonstances. Launay n’est plus agréable depuis votre départ. Vous me manquez beaucoup. Vous m’êtes devenue si chère que ma vie est triste sans vous. Ma vie n’a jamais été belle, mais elle l’est maintenant moins que jamais. J’aurais hésité à vous en faire l’aveu, si je n’avais pas l’intention d’en faire le prélude à ce qui va suivre.

    Nous avons été envoyées en ce monde, mon enfant, pour accomplir notre devoir, indépendamment de ce sentiment volage que nous appelons le bonheur. Dans les plus petites choses de la vie, je suis sûre que vous n’auriez jamais recherché le plaisir au prix de votre conscience. Si vous ne le faites pas pour de petites choses, alors certainement vous ne le feriez pas pour les plus importantes. Penser au bien-être des autres en vous oubliant vous-même quand la tentation vous pousse à mal agir, et alors faire ce qui est bien, voilà votre devoir de chrétienne, et surtout votre devoir en tant que femme. Se sacrifier soi-même est l’héroïsme des femmes. Les hommes peuvent assouvir leurs passions par la réalisation de leur travail, et rester néanmoins des héros. Une femme ne peut s’élever que par la souffrance.

    Vous comprendrez pourquoi je vous parle de cela. Moi et mon fils sommes nés à un certain niveau qu’il me semble être de mon devoir de maintenir. Non pas que lui ou moi ayons à nous réjouir que je professe cette opinion, mais je dois faire ma part pour maintenir cet ordre des choses qui fait de mon pays un pays plus favorisé que les autres. Il serait trop long de tout expliquer, mais je sais que vous me croirez quand je vous dirai que je ne suis guidée que par un impérieux sens du devoir. Vous n’êtes pas de la même naissance. Vous devez savoir que cela n’affecte pas mes sentiments personnels envers vous. Vous avez pu vous rendre compte à quel point vous m’étiez chère. En ce moment la vie m’est un fardeau car je n’ai pas ma Bessy avec moi, ma Bessy qui a été si bonne pour moi, si aimante, une si complète bénédiction que le simple fait de voir l’ourlet de ses vêtements, d’entendre le bruit de ses pas, illuminait ma vie. Maintenant, il n’y a plus rien à voir, plus rien à entendre, qui ne soit laid ou pénible à mon oreille. Oh, Bessy, si vous pouviez me revenir !

    Mais je dois accomplir ce devoir dont j’ai parlé, et je l’accomplirai. Même si je devais ne jamais vous revoir, il me faut l’accomplir. Je suis habituée à souffrir, et parfois je pense que même le fait de souhaiter votre retour à mes côtés est mal. Mais je vous écris afin que vous compreniez tout. Si vous dites que vous renoncez à lui, vous pourrez revenir pour être ma fille, ma fille bien-aimée. Je vous dis que nous ne sommes pas de même naissance. Il me faut vous le dire. Mais vous seriez si chère à mon cœur que rien ne pourrait nous séparer.

    Vous ne pouvez l’épouser tant que je vivrai. Je ne crois pas possible que vous puissiez avoir hâte que je sois morte pour trouver le bonheur. Et vous devez vous souvenir qu’il ne peut pas être le premier à rompre cet engagement déraisonnable sans faillir à l’honneur. Etant le plus riche, le mieux né, et étant l’homme, il ne peut prononcer ces mots le premier. Vous, pouvez le faire sans fausseté, et sans déshonneur. Vous pouvez le dire, et le monde entier saura que vous avez été guidée par le sens du devoir. Tout le monde reconnaîtra que vous vous êtes sacrifiée, comme il convient à une femme.

    Un mot de vous suffira à me rassurer. Depuis que vous êtes venue à moi, jamais vous n’avez été fausse. Un mot, et vous pourrez revenir, me retrouver, moi et Launay, mon amie, mon trésor ! Si souffrance il doit y avoir, alors nous souffrirons ensemble. S’il doit y avoir des larmes, ce seront nos larmes qui se mêleront. Je suis âgée, mais je peux comprendre. Je reconnaîtrai le sacrifice. Mais Bessy, Bessy, très chère Bessy, ce sacrifice doit être fait.

    Bien sûr il doit vivre loin de Launay un moment. La faute était sienne, et il doit en supporter les conséquences. Il ne devra pas venir ici tant que vous n’aurez pas dit que vous pouvez supporter sa présence sans ajouter à votre chagrin.

    Je suis sûre que vous ferez en sorte que cette lettre n’ait pas été écrite en vain. Je sais que vous allez y réfléchir avec attention, et que vous ne me laisserez pas attendre trop longtemps la réponse. Je n’ai pas besoin de vous dire que je suis

    Votre amie la plus dévouée,

    M. Miles. »

    Au moment Bessy lut cette lettre, quand les mots très durs avec lesquels sa tante plaidait sa cause lui meurtrirent le cœur, elle tenait dans sa main l’autre lettre de son bien-aimé. Elle aussi était écrite de Launay.

    « Ma très chère Bessy, ce n’est que maintenant que je viens de découvrir où vous êtes, et je n’y suis parvenu que parce que les gens du presbytère n’ont pas su garder le secret. Que peut-il y avoir de plus absurde que d’imaginer que ma mère puisse atteindre son but en vous envoyant au loin, et en vous séquestrant en Normandie ? C’est pure folie ! Elle m’a fait chercher, et je suis venu comme un fils obéissant. A vrai dire j’étais heureux de la voir redevenue telle que je la connaissais. Mais je n’ai pas poussé le devoir jusqu’à lui obéir dans une matière à laquelle tout mon bonheur futur est intimement lié, ainsi que sans doute celui d’une autre personne. Je lui ai dit que je ne me hasarderais pas à dire quoi que ce soit concernant le bonheur de cette autre personne. Peut-être celle-ci est-elle indifférente, mais non, je suis certain qu’elle ne l’est pas. J’ai dit à ma mère que je sais ce que je veux, et que je ne suis pas prêt à abandonner mes espoirs de l’obtenir. Je sais qu’elle vous écrit. Elle peut bien sûr faire ce qui lui plaît.

    L’idée de séparer deux personnes adultes comme nous, qui connaissons parfaitement nos sentiments réciproques – vous voyez que je ne doute absolument pas des vôtres – est aussi folle qu’il est possible. C’est comme si nous revenions une demi-douzaine de siècles en arrière pour retrouver les tyrannies du moyen-âge. Mon objectif est de l’amener à vous laisser revenir à la maison pour être mariée à Launay, comme il convient. Si elle n’y consent pas d’ici la fin du mois, je viendrai vous rejoindre, et il nous faudra nous résoudre à nous marier à Avranches. Quand la chose aura été faite, toutes ces âneries seront balayées. Je ne puis croire un seul instant que ma mère pourrait nous punir par quelque injustice en matière d’argent.

    Ecrivez-moi, et dites que vous m’approuvez, et soyez sûre que je reste entièrement vôtre,

    Sincèrement et affectueusement,

    Philip Miles. »

    Quand Bessy Pryor considéra ces deux lettres l’une à côté de l’autre, elle pensa que la tâche était presque trop ardue pour elle. La lettre de son fiancé avait été la première qu’elle avait lue. Elle avait reconnu son écriture, et bien sûr l’avait ouverte en premier. Et tandis qu’elle la lisait, tout autour d’elle semblait prendre des teintes de rose ; bien sûr elle était heureuse. Quelque chose dans les paroles de Miss Gregory  avait affaibli la foi de Bessy en son fiancé. Le Major-Général avait été matérialiste et menteur, et il n’était pas impossible que son Philip se comporte comme s’était comporté le Major-Général. Il y avait eu des moments de doute où son cœur avait faibli, mais en lisant les mots de l’homme qu’elle aimait, elle comprit combien elle avait été dans l’erreur en faiblissant si peu que ce soit. Il avait parlé d’  « une matière à laquelle tout son bonheur futur était intimement lié ». Et il y avait eu ses allusions malicieuses à son bonheur à elle, qui n’étaient pas les moins plaisantes pour elle car il avait prétendu que « l’autre personne était peut-être indifférente ». Elle lui fit une petite moue, comme s’il était présent tandis qu’elle lisait, avec une joyeuse affectation de dédain. Non, non, elle ne pourrait consentir à un mariage immédiat à Avranches. Il fallait attendre. Mais elle allait lui écrire et lui expliquer tout cela. Alors, elle lut la lettre de sa tante.

    Elle en fut très affectée. Elle la relut entièrement deux fois, puis fut prise d’un doute ; et elle reconnut en elle-même qu’elle devait reconsidérer toute l’affaire. Mais même quand elle ne faisait que la lire, avant qu’elle ait commencé à réfléchir, la joie qu’elle avait éprouvée commença à la quitter pour disparaître presque complètement. Il y avait tant de choses qui étaient vraies, terriblement vraies. Bien sûr, son devoir devait être souverain. Si elle en venait à se persuader que le devoir lui commandait d’abandonner Philip, alors elle devrait l’abandonner, quelque souffrance qu’il pût en résulter pour elle-même et pour les autres. Mais justement, quel était son devoir ? « Se sacrifier soi-même est l’héroïsme des femmes ». Oui, elle le croyait. Mais alors, c’était aussi sacrifier Philip, qui, sans nul doute, était sincère quand il disait que son propre bonheur était à jamais lié à son amour ?

    Elle fut touchée également par tout ce qu’écrivait Mrs. Miles à propos de la grandeur de la famille Launay. Elle en savait assez sur les Launay pour être très au courant des idiosyncrasies aristocratiques de la vieille dame. Elle, Bessy Pryor, n’était personne. Il aurait mieux valu que Philip Launay fonde son bonheur sur une jeune fille de plus haute naissance. Mais il ne l’avait pas fait. Le mariage du Roi africain Cophetua avec la mendiante avait finalement été reconnu par le monde. Et Philip n’était pas mieux que le roi Cophetua, et elle, ne valait pas moins qu’une mendiante. L’égalité dans un mariage était sans aucun doute commode, mais nullement indispensable. Et bien qu’elle ne soit pas l’égale de Philip, elle n’en était pas moins une Lady. Elle ne le déshonorerait pas à sa table, ou parmi ses amis. Elle était sûre qu’elle serait pour lui un soutien dans ses travaux.

    Mais les passages de la lettre de la vieille dame qui la remuèrent le plus furent ceux où elle laissait libre cours aux épanchements de son cœur, et évoquait sans réserve son amour pour sa très chère Bessy. « Les jours me sont un fardeau parce que je n’ai pas ma chère Bessy auprès de moi. » Il était impossible de lire cela et de ne pas avoir quelque désir de se soumettre ! Comme cette dame avait été bonne pour elle ! N’était-ce pas grâce à elle qu’elle avait connu Philip ? Mais pour Mrs. Miles, que serait sa vie ? Elle pensait que si elle avait été certaine du bonheur de Philip, si elle avait pu être sûre qu’il encaisserait le choc, elle aurait fait ce qui lui était demandé. Elle aurait accompli son acte d’héroïsme, et montré toute l’étendue de sa gratitude, et elle aurait pris plaisir à veiller au confort de sa vieille amie ; mais seulement, elle avait fait une promesse à Philip. Tout ce qu’elle devait à qui que ce soit au monde devait s’effacer complètement devant ce qu’elle lui devait à lui.

    Elle aurait bien consulté Miss Gregory, mais elle ne savait que trop bien ce que celle-ci lui aurait conseillé. Elle aurait parlé du Major-Général et de sa propre expérience. En conséquence, Bessy résolut de s’allonger sur son lit et d’y réfléchir, et de ne prendre d’autre conseiller que son propre cœur.

    Chapitre IX.

    Comment Bessy Pryor répondit aux deux lettres, et ce qui en résulta.

    Elle relut les lettres très souvent, et celle de Mrs. Miles plus souvent encore. L’amour de Philip y était exprimé dans toute sa force, et que peut-on attendre d’une lettre de son amoureux sinon l’expression forte et virile de l’amour qu’il éprouve ? Elle était très satisfaisante, déclarant, ce qui était très important, que le bonheur de Philip était lié à son propre bonheur. Mais la lettre de Mrs. Miles était la plus forte des deux, et de loin la plus suggestive. Elle avait tellement bien mêlé la tendresse à la fermeté, avait enveloppé son austère leçon sur le devoir des femmes dans tant de douceur et d’amour, qu’il était presque impossible qu’une fille comme Bessy Pryor ne fût pas touchée par ses arguments. Il y avait des moments pendant la nuit où elle se décidait presque à se soumettre. « Une femme ne peut s’élever que par la souffrance ». Elle n’était pas certaine d’avoir envie de s’élever, mais elle voulait sans aucun doute accomplir son devoir, même si de la souffrance devait en résulter. Mais il y avait une phrase dans la lettre de sa tante, qui loin d’appuyer les desseins de la rédactrice, produisait plutôt l’effet contraire. « Depuis que vous êtes venue à moi, jamais vous n’avez été fausse. » Fausse ! Non, elle espérait bien qu’elle n’avait jamais été fausse. Quel que soit le devoir d’un homme ou d’une femme, ce devoir devait être fondé sur la vérité. N’était-ce pas son devoir particulier en ce moment d’être sincère envers Philip ? Je ne prétends pas que Bessy était complètement logique. Je ne sais pas si en se confortant dans son amour, elle ne se laissait pas guider par son inclination personnelle. Bessy était peut-être quelque peu trop prompte à penser que son devoir et son plaisir allaient de pair. Mais cette assurance tranquille de n’avoir jamais été fausse, renforça sa résolution d’être loyale, maintenant, envers Philip.

    ×