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Elle prit toute la journée suivante pour réfléchir, s’abstenant durant tout ce temps de la moindre conversation intime avec Miss Gregory. Alors, le matin suivant, elle écrivit ses lettres. Celle qui était destinée à Philip serait facile à écrire. Les mots viennent facilement quand il s’agit d’accepter du fond du cœur une proposition ardente et bienvenue. Mais opposer un refus à un être aimé et respecté, refuser ce que cet être aimé a le droit de demander, peut être difficile. Bessy, en bonne fille, s’attacha à la tâche la plus difficile en premier, et elle entra tout de suite dans le cœur du sujet, comme un cavalier fonçant sur la haie qu’il doit franchir.
« Ma très chère tante, je ne puis faire ce que vous me demandez. La promesse que je lui ai faite m’est si sacrée que je ne puis la briser. Je ne puis lui dire que je ne serai pas à lui, alors que je me suis déjà donnée à lui.
Chère, très chère tante, mon cœur est triste tandis que j’écris ces lignes, parce que je pense que je me sépare de vous presque pour toujours. Vous savez que je vous aime. Vous savez que je suis désespérée depuis que vous m’avez bannie loin de vous. Tous vos petits mots d’amour sont pour moi autant de coups de poignard, parce que je ne peux vous montrer ma gratitude en faisant ce que vous me demandez. Cela semble tellement difficile ! Je sais que sans doute je ne le reverrai plus jamais, et maintenant je suis sur le point de me séparer de vous, et vous serez mon ennemie. Dans le monde entier il n’y a que deux personnes que j’aime réellement. Je ne peux renoncer à lui et je ne le ferai pas, mais je voudrais revenir à Launay maintenant seulement pour être avec vous. Mon amour pour lui se contenterait de la seule permission d’exister. Mon amour pour vous ne peut se satisfaire si je ne suis pas autorisée à être avec vous à nouveau. Vous dites que le devoir d’une femme consiste à souffrir. Je fais tout ce que je peux pour faire mon devoir, mais je sais quelle est ma souffrance en l’accomplissant. Quelque colère que vous nourrissiez contre votre Bessy, vous ne pouvez penser qu’elle puisse se montrer ingrate sans souffrir.
Bien que je ne puisse me résoudre à renoncer à lui, vous n’avez pas à craindre que je fasse quoi que ce soit. S’il devait venir ici, je suppose que je ne pourrais pas éviter de le voir, mais je lui demanderais de partir à l’instant ; et je prierais Miss Gregory de lui faire savoir qu’il ne serait pas le bienvenu dans sa maison. En toutes choses je me comporterai comme si j’étais votre fille, même si je sais que je suis loin d’avoir le droit de faire usage de ce nom adoré !
Mais, chère tante, aucune fille ne pourrait vous aimer plus, ou lutter plus fidèlement pour vous obéir.
Je reste, quelle que soit votre colère, votre pauvre, aimante et affectionnée
Bessy. »
La seconde lettre n’a peut-être pas besoin d’être rapportée dans son intégralité. Même dans une chronique telle que celle-ci, il semble y avoir comme une trahison, ou un manque de cette retenue à laquelle sont soumises les jeunes filles, quand on rend publics les mots d’amour qu’échangent un homme et sa bien-aimée. La lettre de Bessy était sans aucun doute pleine d’amour, mais elle était aussi pleine de prudence. Elle lui demandait de ne pas venir à Avranches. Quant au mariage dont il avait parlé, elle l’assurait qu’il était tout à fait impossible. Elle ne renoncerait jamais à lui, et elle l’avait dit à Mrs. Miles. En cela son devoir envers lui était plus important que son devoir envers sa tante. Mais elle était si soumise à sa tante, qu’elle ne lui aurait désobéi en aucune autre façon. Dans l’intérêt de Philip, et uniquement dans son intérêt, elle acceptait un délai supplémentaire. Bien sûr elle savait bien qu’il était possible que le poids fût trop difficile à porter pour lui. Dans ce cas, il pourrait se rendre libre sans encourir le moindre mot de reproche de sa part. Il devait en être seul juge. Mais pour le moment, elle ne pouvait former aucun plan pour le futur avec lui. Sa tante désirait qu’elle reste à Avranches, elle resterait à Avranches. C’étaient assurément des mots d’amour, mais la lettre, prise dans son ensemble, était plus austère et moins affectueuse que celle qu’elle avait écrite à sa tante.
Très vite vint la réponse de Mrs. Miles, mais elle était si brève et si dure qu’elle brisa presque le cœur de Bessy dans sa laconique sévérité. « Vous êtes séparée de moi, et je suis votre ennemie. » C’était tout. En-dessous de cette unique ligne, la vieille dame avait signé son nom, M. Miles, en grandes lettres pleines de colère. Bessy, qui n’ignorait rien de sa tournure d’esprit, comprit exactement ce qu’il en était quand elle avait écrit ces quelques mots, et quand elle avait tracé avec soin cette signature infamante : « Alors que tout soit brisé, et que le seul rayon de soleil qui restait dans ma vie s’éteigne à son tour. Personne ne pourra dire que moi, Lady de Launay, je n’ai pas fait mon devoir. » C’est ce que s’était dit Lady de Launay quand elle avait écrit ces lignes terribles. Bessy le comprit bien, et elle pouvait presque la voir en train d’écrire.
Alors, dans son désespoir, elle raconta tout à Miss Gregory et lui montra les deux premières lettres, et elle lui montra cette terrible démonstration de courroux, et lui décrivit exactement les deux lettres qu’elle avait écrites, à sa tante et à son bien-aimé. Miss Gregory n’avait qu’un remède pour cette maladie ; et c’était celui qu’elle-même avait pris quand elle avait été sujette au même mal. Le gentleman devait être autorisé à entrer dans le monde pour y chercher une femme plus appropriée, tandis que Bessy devrait se contenter, pour le reste de sa vie, du plaisir de se souvenir. Miss Gregory pensait que c’était même un privilège d’avoir été aimée par le major-général. Quand Bessy lui répondit, presque avec colère, que cela ne lui suffirait pas, Miss Gregory suggéra humblement que cette affection pourrait bien changer avec les années, et qu’un autre soupirant, peut-être Mr. Morrison, pourrait à terme lui suffire. Mais Bessy s’indigna à cette idée, et Miss Gregory fut heureuse de s’en tenir finalement au remède simple et pur qu’elle avait trouvé suffisamment bon pour elle.
Puis un mois passa, un mois sans une seule ligne de Launay ou de Philip. Il n’était pas surprenant que Mrs. Miles n’écrive plus. Elle avait déclaré qu’elle était une ennemie, et c’était la fin de tout. Durant le mois, un chèque était arrivé à Miss Gregory par quelque homme de loi, et avec le chèque, il n’y avait eu aucun indice laissant penser que l’arrangement devait se terminer. Il en résultait que Mrs. Miles, en dépit de son inimitié, entendait continuer à faire jouir la jeune révoltée du confort dont elle avait profité jusque-là. Sans doute, on ne pouvait rien attendre de plus. Mais, concernant Philip, même si Bessy s’était convaincue, et avait convaincu Miss Gregory, qu’elle ne désirait pas du tout entretenir une correspondance dans les conditions actuelles, elle n’en trouvait pas moins que cette totale rupture de tout lien était difficile à supporter. Mary Gregory, écrivant à sa tante, ne dit rien de Philip, et se contenta de remarquer que Bessy Pryor serait heureuse de savoir que sa tante avait presque recouvré la santé, et pouvait à nouveau visiter les pauvres. Alors Bessy commença à penser, non que Philip était semblable au major-général, car elle n’aurait pu y croire, mais que des motivations plus élevées et plus nobles avaient pu le conduire à se soumettre à sa mère. Si tel était le cas, jamais elle ne lui en ferait le reproche. Elle le pardonnerait de tout son cœur. Elle accepterait son destin et supplierait la vieille amie de l’autoriser à retourner à Launay, et par la suite elle supporterait cette malédiction que lui avait envoyée le destin en une patiente soumission. Si le mot devait être prononcé une seule fois par Philip, alors elle déclarerait librement que tout était fini, maintenant et à jamais, entre elle et l’homme qu’elle aimait. Après avoir enduré une telle souffrance, son amie la pardonnerait certainement. Cette phrase terrible, « Je suis votre ennemie », serait certainement oubliée.
Mais s’il en était ainsi, si leur amour devait finir ainsi, certainement Philip écrirait. Il ne la laisserait pas dans l’incertitude s’il prenait une telle décision. Cette pensée aurait dû la soutenir, mais Miss Gregory lui expliqua que cela avait pris trois mois au major-général pour envoyer la lettre fatale, et lui annoncer son intention de faire un mariage d’argent. Très certainement, d’après Miss Gregory, Philip suivait le même cheminement. Tel était à son avis la fin naturelle d’une histoire d’amour comme celle-là. C’était le genre de souffrance que de jeunes filles sans dot, mais avec un cœur à aimer, étaient prédestinées à éprouver. Il ne faisait aucun doute que Miss Gregory regardait la fin de l’histoire avec une certaine satisfaction compatissante. Si elle avait pu donner à Bessy tout Launay, et son bien-aimé, elle l’aurait fait. Mais la tristesse et la déception étaient congénitales en elle, et un cœur brisé, mais toujours vif, était dans son esprit une belle parure féminine. A ses yeux elle était l’héroïne de sa propre romance, et elle trouvait qu’il y avait du bon à être l’héroïne. Mais Bessy était indignée, non que Philip puisse faillir, mais qu’il ne daigne pas lui écrire pour le lui dire. « Je pense qu’il aurait dû écrire », voilà ce qu’elle s’apprêtait à dire, quand la porte s’ouvrit et que soudainement, Philip Miles entra dans la pièce.
Chapitre X.
Comment le bien-aimé de Bessy Pryor plaida sa cause.
Nous devons maintenant revenir à Launay. On se souviendra que Bessy avait reçu le même jour ses deux lettres, celle de Mrs. Miles et celle de Philip, et qu’elles venaient toutes deux de Launay. Philip avait été éloigné dès que son amour ouvertement déclaré avait été connu de la vieille dame, et son bannissement devait durer jusqu’à ce qu’il se repente de ses fautes. Telle avait certainement été l’intention de sa mère. Il devait être envoyé d’un côté, et la jeune fille de l’autre, et tous ceux qui étaient concernés devaient ressentir le poids terrible de son courroux, jusqu’à ce que vienne la repentance et le renoncement.
Lui devait être réduit à l’obéissance par une réduction de son allocation financière, et elle par lassitude de sa vie à Avranches. Mais celle qui était la plus cruellement punie par ces dispositions, c’était Mrs. Miles elle-même. Elle s’était juré qu’elle pourrait tout endurer, absolument tout, dans l’accomplissement de son devoir. Mais son désespoir était si extrême, que le fardeau de la vie devenait lourd à porter. Ce n’est pas qu’elle s’apitoyait sur elle-même, mais après un moment elle se persuada que maintenant que Bessy était partie, il n’y avait plus de raison que Philip reste en exil. N’aurait-elle pas plus d’influence sur Philip s’il était à Launay ? En conséquence, elle l’envoya chercher, et il vint. C’est ainsi que les deux lettres furent envoyées depuis Launay.
Philip obéit aux ordres de sa mère en venant quand on le lui commanda, mais il n’hésita pas à lui montrer combien il était fâché. Launay, bien sûr, appartenait à Mrs. Miles. Elle pouvait le léguer ainsi que tout le reste à un hôpital si elle le souhaitait. Il en était bien conscient. Mais il avait été élevé comme l’héritier, et il ne pouvait s’imaginer un bouleversement de la terre et des cieux tel que celui qui pourrait résulter d’un changement des intentions de sa mère quant à la propriété de Launay. A propos de son mariage, il trouvait qu’il avait le droit d’épouser celle qui lui plaisait, tant qu’elle était une Lady, et que toute intervention de sa mère en cette matière était une tyrannie qui n’était pas tolérable. Il avait discuté de tout ceci avec le recteur avant de partir. Bien sûr, il était possible que sa mère commette une telle injustice. « Il n’y a » avait dit Philip, « aucune limite à ce qu’elle peut faire. » Mais, toutefois, il pensait que c’était presque impossible. Mais que ce soit probable ou non, la crainte d’un tel abus de pouvoir ne pourrait le détourner de son but. Il était peut-être quelque peu grandiloquent dans ses propos, mais il était en tout cas très déterminé.
Ce fut donc avec un certain sentiment d’injustice qu’il retrouva sa mère à son retour à la maison. Pendant un jour ou deux, ils n’échangèrent pas un mot au sujet de Bessy. « Bien sûr, je suis ravi d’être avec vous, et heureux aussi de pouvoir chasser à nouveau », lui dit-il. « Bien sûr je ne serais pas parti, vous le savez bien, si vous ne m’aviez renvoyé. » C’était dur pour elle, mais elle l’endura, et pendant quelques jours, elle fut tout simplement douce et affectionnée pour lui, plus douce qu’à son habitude. Alors elle écrivit à Bessy, et informa son fils qu’elle lui écrivait. « C’est impossible qu’elle puisse continuer à me désobéir si elle examine la situation en prenant quelque distance », dit-elle.
« Je ne vois là rien d’impossible, mais Bessy peut, naturellement, faire ce qu’elle veut », répliqua Philip, presque vivement. Alors il décida que lui aussi devait écrire.
Et on n’évoqua plus ce sujet à jusqu’à ce qu’arrive la réponse de Bessy, et là, Mrs. Miles fut réellement fâchée. Elle avait fait de son mieux en écrivant sa lettre pour que Bessy fût touchée à la fois par la justesse de ses arguments et par la chaleur de son amour. Si la raison ne devait pas l’emporter, certainement la gratitude devait l’amener à faire ce qui était demandé. Mais les premiers mots de la lettre de Bessy contenaient déjà un strict refus. « Je ne puis faire ce que vous me demandez. » Qui était donc cette fille, qui avait été ramassée dans le ruisseau, et qui persistait à vouloir devenir la maîtresse de Launay ? En un instant, l’amour de la vieille dame se changea en un sentiment de condamnation, proche de la haine. Alors elle envoya sa courte réponse, se déclarant l’ennemie de Bessy.
Le matin suivant, elle en eut des regrets, et peut-être même des remords. C’était une femme de fortes passions, sujette à des impulsions parfois incontrôlables ; mais sa conscience l’amenait rapidement à se repentir, et à se rendre compte du mal qu’elle avait fait. Déclarer que Bessy était son ennemie ; Bessy qui durant tant d’années avait été si prévenante, qui jamais ne s’était lassée de vouloir son bien, qui avait toujours fait preuve de patience, qui avait été son rayon de soleil, et dont elle s’était parfois dit dans le secret de son cœur que cette enfant était certainement plus proche de la perfection que tous les autres êtres humains qu’elle avait pu connaître ! Et pourtant, il n’était pas convenable que cette fille devienne maîtresse de Launay ! Un grand malheur était arrivé, et il devait être évité, même si cela devait passer par la séparation de deux personnes aussi chères l’une à l’autre que Bessy et elle-même. Mais elle savait à quoi elle s’était condamnée en se déclarant l’ennemie d’une personne si bonne et si chère à son cœur.
Mais que devait-elle faire maintenant ? Les jours passèrent, et elle ne fit rien. Elle ne fit que souffrir. Elle n’avait aucun prétexte pour envoyer une lettre pleine d’affection à son enfant. Elle ne pouvait pas écrire et lui demander de lui pardonner la dureté de sa lettre. Elle ne pouvait simplement annuler sa condamnation sans faire référence à Philip et à son amour. Dans une grande détresse, avec le sentiment de s’être abaissée en laissant libre cours à la violence de sa colère, elle était repentante mais toujours obstinée, jusqu’à ce que Philip lui-même la force à aborder le sujet avec lui.
« Mère » dit-il un jour, « Ne serait-il pas temps de régler les choses ? »
« Quelles choses, Philip ? »
« Vous connaissez mes intentions. »
« Quelles intentions ? »
« De faire de Bessy ma femme. »
« Cela ne peut être. »
« Mais ce sera. Il le faut. Si, de mon propre chef, j’en venais à me soumettre à vous, comment pourrais-je le faire sans perdre mon honneur à ses yeux ? Mais en ce qui me concerne, rien sur terre ne pourrait me faire changer d’avis. C’est un sujet sur lequel un homme doit juger par lui-même, et je n’ai pas entendu un mot de vous ou de qui que ce soit qui aurait pu me laisser penser que mon jugement est mauvais. »
« La naissance et le rang ne comptent-ils donc pour rien ? »
Il fit une pause, puis il lui répondit très sérieusement, se levant, et la dominant donc du regard. « Pour moi, ils comptent beaucoup. Je ne pense pas que j’aurais pu choisir une épouse, quels que soient ses charmes, qui ne fût pas une Lady. J’ai trouvé en celle-ci la compagne idéale, et elle est de plus la meilleure amie de la personne la plus raffinée que je connaisse ». A ceci la vieille dame, malgré son âge, se mit à rougir, puis, se rendant compte qu’elle sanglotait, elle détourna le visage. « J’ai trouvé une jeune fille qui a des ancêtres dont je ne puis douter, dont je sais tout de l’éducation, et dont je sais que chaque heure de sa vie a été passée en la meilleure compagnie. J’ai entendu des témoignages sur sa valeur et son tempérament, dont je ne puis douter. Quant à ses possessions terrestres, j’ai des yeux pour en juger par moi-même. Comment pourrais-je me tromper en demandant à une telle femme d’être mienne ? Qui pourrait me dire malheureux d’être parvenu à mes fins avec elle ? Pourrais-je échapper au déshonneur si je l’abandonnais ? Suis-je méprisable d’être loyal envers elle ? »
A chaque mot qu’il prononçait, elle l’estimait davantage. Dans cette crise qu’elle traversait, elle n’était pas particulièrement bien disposée en sa faveur, bien qu’il fût son fils, mais elle ne pouvait s’empêcher de l’admirer. Il lui sembla plus grand qu’elle ne l’avait jamais vu, et même plus viril. Elle pensa qu’il était presque vain pour une femme, de chercher à imposer sa volonté d’une façon ou d’une autre à un homme qui pouvait parler comme Philip venait de lui parler.
Mais le pouvoir qu’elle détenait n’en était pas moins grand. Elle pouvait le laisser se marier et devenir un mendiant. Elle pouvait lui dire que tout Launay reviendrait à son frère, et elle pouvait immédiatement rédiger un testament en ce sens. Sa volonté de domination était telle qu’elle avait envie de le faire. Au plus profond de son sincère désir de faire ce qui est bien, il y avait aussi une tentation de faire ce qu’elle savait être mal. Elle luttait, elle s’efforçait de résister au mal. Mais ce fut vain. Elle savait bien au fond d’elle-même que si elle lui jurait aujourd’hui même qu’elle allait le déshériter, que si elle rédigeait avant la tombée de la nuit un testament pour mettre sa menace à exécution, sa conscience lui pèserai si lourdement pendant la nuit qu’elle changerait tout dès le matin suivant. A quoi peut bien servir l’épée qui est dans votre main si vous n’avez pas l’intention de vous en servir ? Pourquoi chercher aventure avec votre pistolet si vous savez que la nature de votre cœur empêchera votre doigt d’actionner la détente ? Elle avait le pouvoir, elle l’avait entre ses mains, mais elle ne pouvait s’en servir. Elle ne pouvait punir son garçon, même s’il le méritait. Elle avait puni la fille, et depuis ce moment elle était brisée de chagrin, à cause de ce qu’elle avait fait. Tant d’autres ont ressenti comme Mrs. Miles, avec quelques regrets, qu’ils n’étaient ni assez durs ni assez courageux pour être cruels.
« Qu’en sera-t-il, mère ? » demanda Philip. Ne sachant quoi lui répondre, elle se leva lentement de sa chaise, et quitta la pièce pour la solitude de sa chambre.
Plusieurs jours passèrent encore avant que Philip ne renouvelle sa question, répétant les mêmes mots : « Qu’en sera-t-il, mère ? » Elle le regarda mélancoliquement, comme si, même maintenant, il pouvait lui accorder quoi que ce soit par pitié, comme s’il était encore possible de le faire céder aux prières de sa mère. Non. Elle y avait bien réfléchi, et savait bien qu’il n’en serait rien. Mais elle l’implorait du regard, tout comme un chien qui implore même quand il sait que c’est en vain. « Un seul mot de vous, Mère, nous rendra tous heureux. »
« Non, pas tous. »
« Mais mon propre bonheur ne vous rendra-t-il pas heureuse ? » Il se pencha vers elle et l’embrassa sur le front. « Pourriez-vous être heureuse, me sachant malheureux ? »
« Je ne veux pas être heureuse. Cela me suffit que chacun fasse son devoir. »
« Et quel est mon devoir ? Mon devoir est-il de trahir la fille que j’aime afin d’agrandir un domaine qui est déjà suffisamment grand ? »
« C’est pour la famille. »
« Mais qu’est-ce que la famille sinon vous, ou moi, ou n’importe lequel de ses membres actuels ? Dites qu’il en est comme je le désire, et je pourrai aller la rejoindre et lui dire qu’elle peut revenir vous prendre dans ses bras. »
Elle ne céda pas ce jour-là, ni le jour suivant, ni le suivant, même si durant tout ce temps elle savait bien que c’était son destin de céder. En fait elle avait déjà cédé. Au plus profond d’elle-même, elle avait reconnu qu’il devait en être ainsi, et déjà elle sentait la douce pression des bras de Bessy autour de son cou, et elle revoyait les yeux de Bessy qui brillaient quand elle se penchait sur son lit tôt le matin. « Je ne veux pas être heureuse », avait-elle dit, mais elle voulait revoir la jeune fille, bien sûr elle le voulait. « Allez-y et dites-lui », dit-elle un soir tandis qu’elle s’apprêtait à regagner sa chambre. Puis elle se détourna vivement, et avait quitté la pièce avant qu’il pût lui répondre un seul mot.
Chapitre XI.
Comment Bessy Pryor reçut son fiancé.
Miss Gregory fut certainement surprise quand, à l’entrée du jeune homme, Bessy bondit de sa chaise et se précipita dans ses bras. Elle savait que Bessy n’avait pas de frère, et son instinct, plus que son expérience, lui disait que l’accueil dont elle était témoin n’était pas celui d’un frère, ou même d’un cousin. Elle savait que le jeune homme était Philip Launay, et ce qu’elle savait ne l’incitait pas à exprimer une quelconque désapprobation. Mais quand Bessy leva son visage pour qu’il l’embrasse, Miss Gregory devint toute rouge et très mal à l’aise. Il est probable qu’elle-même n’était jamais allée aussi loin avec le jeune homme qui devait devenir le major-général.
Bessy elle-même, si elle avait eu un instant pour réfléchir, aurait été moins démonstrative. Elle ne savait rien de la raison qui amenait Philip à Avranches. Tout ce qu’elle savait, c’était que sa chère amie de Launay s’était déclarée son ennemie, et qu’en conséquence elle ne pourrait pas, avant des années, devenir la femme de Philip Launay sans le consentement de celle qui avait fait usage de ce mot cruel. Juste avant que Philip n’entre dans la pièce, son cœur était plein de ressentiment envers lui. « Il aurait au moins pu écrire ». Les mots allaient franchir ses lèvres quand la porte s’était ouverte, et les mots avaient en effet été prononcés dans le secret de son cœur tourmenté, tandis qu’elle craignait qu’il ne l’eût abandonnée.
Puis il fut là. Avant que leurs regards ne se rencontrent, elle sut qu’elle n’avait pas été abandonnée. Quelle que soit la raison qui l’amenait, ce ne pouvait être pour ajouter à ses peines. Jamais un homme désireux d’être libéré de sa promesse n’aurait pu ressembler à cela. Alors elle bondit et se jeta dans ses bras, ne sachant pas ce qu’elle faisait, mais elle rayonnait de joie lorsqu’elle se retrouva tout contre son cœur. Puis elle se reprit et quitta ses bras. « Philip, dit-elle, voici Miss Gregory. Miss Gregory, je ne pense pas que vous ayez déjà rencontré Mr. Launay. »
A ce moment, Miss Gregory dut se comporter comme s’il ne s’était rien passé de particulier, ce qui n’était pas facile. Mais Bessy en prit sa part, peut-être pas sans se faire violence, mais en tout cas sans le montrer. « Et pouvez-vous me dire, Philip », dit-elle « comment se porte ma tante ? »
« Beaucoup mieux que lorsque vous l’avez quittée. »
« Tout à fait bien ? »
« Oui, en ce qui la concerne, je dirais qu’elle va tout à fait bien. »
« Sort-elle tous les jours ? »
« Tous les jours, comme avant. La voiture arrive tranquillement à la porte à trois heures, elle se promène tranquillement dans la paroisse à quatre miles à l’heure, puis elle revient tranquillement à la maison à cinq heures. L’après-midi, les gens de Launay, Miss Gregory, n’ont pas besoin d’une pendule pour savoir quelle heure il est. »
« J’apprécie la ponctualité », dit Miss Gregory.
« J’aimerais être avec elle », dit Bessy.
« Je suis venu vous chercher », répondit Philip.
« Vraiment ? » Bessy se mit à rougir pour la première fois. Elle rougissait tandis qu’une foule de pensées différentes lui traversaient l’esprit. Si c’était lui qu’on avait envoyé pour la ramener, au lieu de Mrs. Knowl, quelle révolution avait dû se produire à Launay ! Comment cela avait-il pu se produire ? Si on l’avait envoyée chercher, même pour la ramener en disgrâce, ç’aurait déjà été merveilleux. Même si Knowl était venue, avec un air sombre, et l’assurance qu’on la ramenait parce que Launay constituait une prison plus sûre qu’Avranches, la perspective du retour l’aurait déjà emplie de joie. Mais être ramenée par Philip à Launay ! La simple pensée du voyage de retour était déjà un océan de délices.
Miss Gregory s’efforça d’avoir l’air heureux, mais en réalité cette perspective la réjouissait moins que Bessy. Elle allait à nouveau être seule. Elle allait perdre sa pensionnaire. Après avoir si peu profité du double avantage d’avoir de la compagnie et de l’argent, elle allait être abandonnée sans même une pensée pour elle. Mais être abandonnée sans une seule pensée, cela avait été son lot dans la vie, et elle porta le fardeau de son infortune comme une héroïne. « Vous serez heureuse de retourner chez votre tante, Bessy, n’est-ce pas ? » « Heureuse ! Oh, oui ! » Son ravissement était presque indélicat, mais la pauvre Miss Gregory l’endura aussi, et parvint à maintenir son charmant sourire de sérénité reconnaissante comme si tout allait bien.
Mais Bessy se rendit compte qu’elle n’avait pas encore appris ce qui était arrivé, et que rien ne pouvait être dit en présence de Miss Gregory. Il ne lui était même pas encore venu à l’esprit que Mrs. Miles avait fini par consentir au mariage.
« C’est très joli ici » dit Philip.
« Quoi donc, Avranches ? » répondit Miss Gregory, déjà en quête de futurs pensionnaires. « Oui, c’est délicieux. C’est le plus bel endroit de Normandie, et je pense, la ville la plus saine de toute la France. »
« Oui, j’ai trouvé cela charmant tandis que je venais depuis l’hôtel. Que diriez-vous d’une petite promenade, Bessy ? Nous devons partir demain. »
« Demain ! » cria Bessy. Elle aurait pu partir dans trente minutes s’il le lui avait demandé.
« Si vous pouvez. J’ai promis à ma mère de faire aussi vite que possible ; et quand j’ai pu enfin venir, j’avais déjà tellement d’engagements. »
« Si elle doit partir demain, elle n’aura pas beaucoup de temps pour marcher » dit Miss Gregory, presque avec une pointe de colère dans la voix. Mais Bessy était déterminée à faire sa promenade. Tout son avenir devait lui être révélé dans les prochaines minutes. Elle exultait déjà, et commençait à penser que, peut-être, le bonheur l’attendait. Elle courut chercher son chapeau et ses gants, laissant là son fiancé et Miss Gregory.
« Tout cela est bien soudain », dit la vieille dame dans un souffle.
« Ma mère m’a demandé de vous dire, que bien sûr l’intégralité de l’annuité… »
« Je ne pensais pas à cela » dit Miss Gregory. « Je ne voulais pas y faire la moindre allusion. Mrs. Miles a toujours été si bonne pour mon frère, et tout ce que j’aurais pu faire pour elle aurait été fait de bon cœur, sans penser à l’argent. Mais… » Philip s’assit, l’air profondément attentif, afin que Miss Gregory ne put obtenir aucune réponse à ses questions sans les avoir formulées explicitement. « Mais il me semble qu’il y a un changement… »
« Oui, il y a du changement, Miss Gregory. »
« Nous craignions que Mrs. Miles ne se montre offensée. »
« C’est de l’histoire ancienne, Miss Gregory. Les jeunes et leurs aînés bien souvent ne pensent pas de la même façon : mais ce sont généralement les jeunes qui finissent par l’emporter. »
Miss Gegory, elle, n’avait pas fini par l’emporter. Elle s’en souvint à ce moment. Mais peut-être le Major-Général, lui, y était-il parvenu. Quand il est trop tard pour le succès, quand tout n’a été qu’échecs, alors le bonheur exubérant des plus jeunes peut agacer même les plus généreux et les moins égoïstes. Miss Gregory était généreuse en pratique, mais elle eut tout de même un peu de mal à accepter la joie rayonnante de Philip et le merveilleux bonheur de Bessy.
Elle avait jusqu’ici trouvé du réconfort à l’idée que Philip ne valait pas mieux que le Major-Général.
« Je suppose qu’il en est ainsi » dit-elle. « Je veux dire, si l’un des deux a les moyens. »
« Tout à fait. »
« Mais si les deux sont pauvres, je ne vois pas en quoi leur jeunesse leur permettra de vivre sans revenus. » Elle voulait sous-entendre par là que Philip aurait peut-être pu être un second Major-Général, mais qu’il était l’héritier de Launay.
Philip, qui n’avait jamais entendu parler du Major-Général, fut quelque peu déconcerté. Néanmoins, il acquiesça ; mais il ne désirait pas évoquer sur son cas personnel devant une aussi récente connaissance.
Alors Bessy descendit, le chapeau sur la tête, et ils partirent en promenade. « Maintenant dites-moi tout », dit-elle, frémissante d’impatience, dès que la porte d’entrée se fut refermée derrière eux.
« Il n’y a rien de plus à dire » dit-il.
« Rien de plus ? »
« A moins que vous ne vouliez me faire dire que je vous aime. »
« Mais bien sûr. »
« Alors, eh bien, je vous aime. Voilà ! »
« Philip, vous n’êtes pas gentil avec moi. »
« Même après avoir voyagé toute la journée depuis Launay pour vous dire cela ? »
« Mais il doit y avoir tellement à me dire ! Pourquoi ma tante m’a-t-elle envoyé chercher ? »
« Parce qu’elle vous veut auprès d’elle. »
« Et pourquoi vous a-t-elle envoyé vous ? »
« Parce que je vous veux moi aussi. »
« Mais elle me veut ? »
« Certainement. »
« … pour vous ? » S’il pouvait lui répondre, alors tout aurait été dit. S’il pouvait le dire sincèrement, alors tout ce qui était nécessaire à son parfait bonheur aurait été accompli. « Oh, Philip, dites-moi. C’est si étrange qu’elle m’ait envoyé chercher. Savez-vous ce qu’elle m’a écrit dans sa dernière lettre ? Ce n’était pas une lettre. Ce n’était qu’un mot. Elle disait que j’étais son ennemie. »
« Tout cela est changé. »
« Elle sera heureuse de me revoir ? »
« Très heureuse. Je crois bien qu’elle était désespérée sans vous. »
« Je serai heureuse de la revoir moi aussi, Philip. Vous ne savez pas combien je l’aime. Pensez à tout ce qu’elle a fait pour moi ! »
« Je crois bien qu’elle a fait maintenant quelque chose qui surpassera tout le reste. »
« Qu’a-t-elle fait ? »
« Elle a consenti à ce que vous et moi soyons mari et femme. N’est-ce pas plus que tout le reste ? »
« Mais est-ce possible ? Oh, Philip, l’a-t-elle vraiment fait ? »