Répondre à : TROLLOPE, Anthony – Lady de Launay

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#160425
Vincent de l'ÉpineVincent de l’Épine
Maître des clés

    Alors enfin, il lui raconta toute l’histoire. Oui, sa mère avait fini par céder. Depuis le moment où elle était sortie de la pièce, après lui avoir dit « Allez et dites-le-lui », elle n’avait jamais repris la lutte. Quand il lui avait parlé, essayant de tirer d’elle un consentement un tant soit peu chaleureux, elle était généralement restée silencieuse. Jamais elle ne s’était résolue à lui souhaiter d’être heureux. Elle ne s’était pas encore suffisamment reniée pour pouvoir lui dire qu’il avait bien choisi son épouse ; mais elle lui avait montré, par mille petits signes, que sa colère d’apaisait, et que si un seul sentiment subsistait en elle face au bonheur de Philip, ce n’était plus que de la tristesse. Et il pouvait percevoir des signes qui montraient que même ce sentiment n’était pas profondément enraciné en elle. Elle lui caressait les cheveux, se reposait sur son épaule, veillait à son confort avec cette efficacité nerveuse et ce souci du détail qui la caractérisaient. Et alors elle lui fit une infinité de recommandations quant à la façon dont Bessy devrait voyager, suggérant en premier lieu de lui envoyer une servante pour veiller à son confort, par Mrs. Knowl, mais une plus jeune femme, qui serait aux ordres de Bessy. Philip, toutefois, s’opposa à ce dernier projet. Et quand Mrs. Miles lui objecta que si c’était le destin de Bessy de devenir maîtresse de Launay, Bessy devait avoir une servante pour s’occuper d’elle, Philip lui dit que cela serait très bien dans un ou deux mois, quand Bessy serait devenue, non pas la maîtresse de Launay – une place dont il voulait croire qu’elle ne serait pas vacante avant de longues années – mais son adjointe, par droit de mariage. Il refusa obstinément de prendre la servante avec lui, comme il l’expliqua à Bessy en riant de bon cœur. Et c’est ainsi qu’ils en vinrent à se comprendre tout à fait, et Bessy sut que le grand trouble de sa vie, qui lui avait semblé être une montagne infranchissable, avait disparu soudainement, comme aurait pu le faire une montagne imaginaire. Et alors, se comprenant maintenant parfaitement, ils repartirent ensemble vers l’Angleterre et vers Launay.

    Chapitre XII.

    Comment Bessy Pryor revint à Launay, et ce qu’alors il advint d’elle.

    Bessy comprit l’état d’esprit de la vieille dame mieux que ne l’avait compris son fils. « Je suis un peu triste » dit-elle sur le chemin du retour, « parce qu’elle est déçue. »

    « Triste, parce qu’elle va vous avoir, vous, pour belle-fille ? »

    « Oui, vraiment, Philip, parce que je sais que ce n’était pas moi qu’elle voulait. Elle sera bonne parce qu’elle saura que je serai vôtre, et peut-être aussi parce qu’elle m’aime, mais elle regrettera toujours que cette jeune fille là-bas en Cornouailles n’ait pas pu ajouter à l’honneur et à la grandeur de la famille. Les Launay sont tout pour elle, et que puis-je faire, moi, pour les Launay ? » Bien sûr, il lui dit plein de jolies choses en réponse à cette question, mais il ne pouvait arracher de son esprit qu’elle ne rendait que le mal pour tout le bien que lui avait fait sa vieille amie qui avait été si bonne pour elle.

    Mais même Bessy ne comprenait pas tout à fait la vieille dame. Quand celle-ci se rendit compte qu’elle devait céder, il y eut bien sûr de la déception dans son cœur. Qui peut avoir nourri une espérance toute sa vie, une certaine ambition, et voir cette espérance et cette ambition anéanties et piétinées, sans éprouver de tels sentiments ? Et c’est elle qui avait amené ce malheur, par sa propre faiblesse, se disait-elle. Pourquoi avait-elle ouvert la voie à Bessy et à ses flatteries ? C’est parce qu’elle n’avait pas été assez forte pour accomplir son devoir que ses espoirs s’étaient trouvés ruinés. Elle avait suffisamment de pouvoir entre les mains. Mais pour elle, Philip n’aurait jamais dû rencontrer Bessy Pryor. N’aurait-elle pas dû être envoyée ailleurs quand il était devenu évident que ses charmes pouvaient être dangereux ? Et même, une fois le que le mal était fait, les pouvoirs de Mrs. Miles auraient encore été suffisants. Elle n’avait pas besoin de faire revenir Philip. Elle n’aurait pas dû écrire à Bessy. Elle aurait dû rester calme et résolue, afin qu’il n’y ait aucune explosion de colère, afin d’inciter à la repentance, et avec la repentance et la douleur, la tranquillité serait revenue.

    Quand son fils la quitta pour la Normandie, son cœur était plein de regrets, et aussi de colère. Mais c’est contre elle-même qu’était dirigée sa colère. Elle savait quel était son devoir, et elle ne l’avait pas accompli. Elle savait quel était son devoir, et elle l’avait négligé, parce que Bessy avait été tellement douce avec elle, tellement charmante, et parce qu’elle était tellement chère à son cœur. C’est ce que Bessy n’avait pas compris : la jeune fille se faisait des reproches parce qu’elle avait bien mal rendu tout le bien qu’on lui avait fait. Mais la vieille dame n’avait jamais eu de telles pensées. Une fois seulement l’idée lui était venue qu’elle avait réchauffé un serpent en son sein, mais aussitôt, se faisant d’amers reproches, elle avait reconnu que Bessy n’était pas un serpent. Pour tout ce qu’elle avait donné à Bessy, elle avait amplement été payée en retour, et de la seule façon qui pût la satisfaire pleinement : Bessy l’avait aimée. Elle aussi avait aimé Bessy, mais cela ne comptait pas. Bien que leurs cœurs aient été intimement liés, il avait été de son devoir de se montrer sévère, parce que leur affection mutuelle était dangereuse. Elle avait permis à son cœur de l’emporter sur son devoir, et en conséquence, elle était en colère, non contre Bessy, mais contre elle-même.

    Mais c’était fait. Il lui avait été impossible de rester fâchée contre Philip. Progressivement, sa propre repentance, sa propre faiblesse, une certaine force virile qu’elle découvrait en son fils, tout cela l’avait amenée finalement à céder. Et il était donc naturel qu’elle s’en accommode. Mais même cela était une épreuve pour elle. Quand elle reconnut en elle-même que Philip n’aurait pas pu trouver une meilleure épouse, elle pensa que même cette idée l’éloignait du droit chemin. Quel droit avait-elle de chercher là une consolation ? Pour d’autres raisons, qu’elle continuait à trouver valables, elle avait décidé qu’il faudrait tenter autre chose, mais elle ne l’avait pas fait, parce qu’elle avait manqué à son devoir. Et maintenant elle essayait de guérir le mal par le poison même qui l’avait causé ! Le bon caractère de Bessy, la douce voix de Bessy, les beaux yeux de Bessy, et le dévouement de Bessy, tout cela était autant de tentations. Agenouillée devant eux deux comme une mendiante parce qu’elle avait cédé, comment aurait-elle pu se consoler à l’idée des plaisirs futurs dont elle ou son fils pourrait jouir ?

     Mais il y avait d’autres devoirs auxquels elle pouvait se consacrer, même affligée comme elle l’était d’avoir failli à l’accomplissement de son grand devoir. Puisque le Destin avait décidé que Bessy Pryor deviendrait la maîtresse de Launay, il convenait que tous les Launay la reconnaissent comme la future maîtresse du domaine. Bessy devait donc être respectée et ne serait pas punie : elle seule méritait d’être punie. La nouvelle maîtresse devait être aussi bien accueillie que si elle eût été la rouquine de Cornouailles. Knowl ne fut pas loin d’être renvoyée, car Mrs. Miles, se souvenant de quelques paroles cruelles que la femme de charge s’était permis de prononcer pendant la période de réclusion, avait été très ferme : « Miss Pryor va devenir Mrs. Philip Launay, et vous lui obéirez comme à moi-même. » Mrs. Knowl, qui avait quelques économies, commença sérieusement à envisager de prendre sa retraite.

    Quand le jour de l’arrivée à Launay des deux voyageurs arriva, Mrs. Miles avait l’esprit très perturbé. Comment devrait-elle recevoir la jeune fille ? Dans sa dernière lettre, la toute dernière, elle avait appelé Bessy sont ennemie ; et maintenant Bessy revenait à la maison pour devenir sa belle-fille sous son propre toit. Comme il serait doux de l’attendre à la porte, de l’accueillir dans le hall, au milieu des sourires des serviteurs ! Comme il serait bon de lui faire assaut d’amabilités comme il aurait été naturel à une belle-mère aussi tendrement attachée à sa fille adoptive que l’était Mrs. Miles ! Comme il serait agréable de la prendre par la main et de la conduire en un lieu plus intime où elles pourraient échanger de tendres baisers comme une mère et une fille ! Et d’entendre les louanges de Philip, et d’y répondre par d’autres louanges ! Et de dire à Bessy, d’un ton mi-sérieux, mi-amusé, qu’elle devait maintenant enfiler sa cuirasse et se mettre au travail, et assumer la tâche de maîtresse de maison ! La vieille dame avait en elle assez de douceur pour rendre tout ceci délicieux. Elle le voyait en imagination au moment même où elle se disait que c’était impossible. Mais c’était impossible. Même si elle parvenait à s’imposer une telle attitude, Bessy ne pourrait croire à sa sincérité. Elle avait dit à Bessy qu’elle était son ennemie !

    Enfin, la voiture qui était allée à la gare fut de retour ; pas la petite voiture, mais celle de Mrs. Miles, qui la promenait  tranquillement dans la paroisse à quatre miles à l’heure.

    « C’est un honneur rendu à la fille prodigue », avait dit Philip en prenant place sur son siège. « Si vous n’aviez pas été désobéissante, nous aurions eu la petite voiture, et nous serions rentrés deux fois plus rapidement. »

    Mrs. Miles, quand elle entendit le bruit des roues sur le gravier, ne savait toujours pas où elle devait se placer. Elle était agitée, elle allait et venait de sa chambre au hall lorsque le vieux maître d’hôtel lui dit doucement : « Allez à la bibliothèque, Madame, et Mr. Philip vous l’amènera là-bas. » Alors elle obéit au maître d’hôtel, comme elle ne l’avait probablement jamais fait auparavant.

    Bessy, dès qu’elle eut posé un pied à terre, se mit à courir vers la maison. « Où est ma tante ? » disait-elle. Le maître d’hôtel était là qui lui indiquait le chemin, et un moment après elle se jetait dans les bras de la vieille dame. Bessy avait une telle façon d’embrasser que Mrs. Miles n’avait jamais pu s’y soustraire. Et quand la vieille dame fut assise, Bessy était déjà à genoux devant elle. « Dites que vous m’aimez, ma tante ! Dites-le tout de suite ! Dites-me avant toute autre chose ! »

    « Vous savez que je vous aime. »

    « Je sais que moi, je vous aime. Oh, je suis tellement heureuse de vous revoir. C’était tellement difficile d’être loin de vous et de vous savoir malade. Je ne savais pas à quel point ce serait dur d’être loin de vous. »

    Et plus jamais il n’y eut un mot de part ou d’autre à propos de la lettre et de cette déclaration d’hostilité. Rien ne fut expliqué. Peut-être n’y avait-il rien à expliquer. Il était clair pour Bessy qu’elle était reçue à Launay comme la future femme de Philip, pas seulement par Mrs. Miles, mais par toute la maisonnée, et que tous les honneurs du lieu lui seraient accordés sans restriction aucune. Pour elle c’était bien suffisant. Elle n’avait pas besoin de connaître les circonstances qui avaient amené un changement aussi radical. Mais Mrs. Miles, elle, avait besoin de trouver des justifications à sa conduite, et même des excuses.  Elle fit venir Bessy dans sa chambre ce soir-là, et elle le lui dit, prenant entre ses deux mains frêles celles de la jeune fille à qui elle parlait. « Vous saviez, Bessy,  que je n’avais pas voulu tout cela. » Bessy murmura qu’elle le savait. « Et je crois que vous saviez pourquoi. »

    « Que pouvais-je y faire, ma tante ? »

    A ces mots la vieille femme lui tapota la main. « Je suppose que lui n’y pouvait rien. Et si j’avais été un jeune homme, j’aurais été comme lui. Je n’ai rien pu faire telle que je suis, une vieille femme… je pense que je suis aussi folle que lui. »

    « Lui est peut-être fou, mais pas vous. »

    « Eh bien, je ne sais pas. J’ai des doutes à ce sujet, ma chère. Certains principes étaient sacrés et saints pour moi, depuis de nombreuses années. Et ils ont dû être bousculés. »

    « Alors vous me haïrez ! »

    « Non, mon enfant, je vous aimerai toujours de tout mon cœur. Vous allez devenir la femme de mon fils, et ce faisant, vous deviendrez chère à mon cœur, presque autant que lui. Et vous serez toujours ma Bessy, mon rayon de soleil, sans lequel la maison est pour moi aussi lugubre qu’une prison. Et pensez-vous que je puisse désirer à mes côtés une autre jeune femme que ma tendre Bessy, pensez-vous qu’une autre femme pour Philip aurait pu réjouir autant mon cœur ?

    « Mais je me suis opposée à vous. »

    « N’y pensons plus. Vous, en tout cas, n’y pensez plus » ajouta la vieille dame, qui se remémorait tous les évènements. « Vous êtes la bienvenue, avec tous les honneurs et les privilèges qui sont dûs à l’épouse de Philip, et aucun regret ne doit venir troubler votre esprit. Peut-être trouverez-vous du réconfort en m’entendant dire que vous, tout au moins, avez fait votre devoir. » Alors il y eut encore d’autres larmes, d’autres embrassades, et, avant qu’elles n’aillent se coucher, un véritable débordement d’amour.

    Il reste peu de choses à ajouter à l’histoire de Lady De Launay. Avant que l’automne ne soit fini et que ses teintes ne quittent les arbres, Bessy Pryor devint Bessy De Launay, en l’église paroissiale de Launay. Tout le monde était là, à l’exception de Mr. Morisson, qui avait saisi cette occasion pour partir en vacances et visiter la Suisse. Mais même lui, à son retour, accepta la situation, et il redevint un hôte assidu à la table du domaine.

    Il me reste à espérer qu’aucun lecteur ne pensera que Philip Launay a eu tort de ne pas suivre l’exemple du Major-Général.


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