Accueil › Forums › Textes › RETBI, Shmuel – Le Chat à Schrödinger › Répondre à : RETBI, Shmuel – Le Chat à Schrödinger
Shmuel Retbi
Le chat à Schrödinger
Nouvelle quantique des quantiques
« Dis-donc, Julot, tu m'écoutes ou non ?
— Mais évidemment que je t'écoute. Qui voudrais-tu que j'écoute, sinon toi ?
— Alors, qu'est-ce que je viens de dire, hein ?
— Ah tu vas pas me faire une scandale…
— Un ! scandale …
— Un scandale pour des questions de principe. Tu vas quand même pas te fâcher avec ton meilleur, ton seul ami, tout de même.
— D'accord, mais dis-moi ce que je viens de dire, alors.
— Tu disais, tu disais… Je sais plus, maintenant, mon pauvre Eugène. Tu m'as fait perdre le fil de tes idées, vois-tu ? Que disais-tu ?
— Ah, tu reconnais ! bon, pour cette fois encore, je te pardonne. Mais ne recommence pas. Bon. Alors, je disais, je disais… »
Eugène plonge dans une profonde réflexion. Non, décidément, ça ne revient pas. C'est pourtant bien dommage. Cela avait trait à… à… Non, rien à faire. Le garçon arrive à temps pour sauver les deux amis d'un malaise social accablant :
« Et pour ces messieurs ? »
Eugène saisit l'occasion de faire bonne contenance :
« Deux Pernod ! Ou plutôt non, amenez la bouteille et une grande carafe d'eau, on se débrouillera avec. »
Jules se penche en avant et ramasse le maigre journal posé sur la table :
« Tiens, regarde ça, en titre du Réveil nîmois ! »
Il lit à haute voix, tout en suivant le texte d'un index hésitant :
« Lors des fouilles ar-ché-o-lo-giques actuellement effectuées au pied nord de la Tour Magne, l'équipe du professeur Bougnard a découvert une pièce de monnaie de nature encore inconnue, à ses dires. Il s'agirait sans doute d'une pièce romaine datant du premier siècle après J.-C., comme en témoigne l'effigie impériale qui figure sur la face. Le revers représente un palmier auquel est attaché un crocodile par le cou. On peut lire l'inscription « Nem Col » gravée dans le métal, abréviation consacrée du terme « Nemausus Colonia » sous laquelle les Romains désignaient notre belle ville après qu'ils l'ont arrachée aux Gaulois, nos ancêtres. Le palmier et le crocodile semblent symboliser la capitulation de l'Égypte au nouvel Empire. La conférence de presse du Professeur a provoqué l'hilarité générale dans le public nîmois qui a rappelé à l'éminent ar-ché-o-logue que la découverte a déjà été faite en 1517 par les notables de la ville. Preuve en est le blason de notre belle cité sur lequel le palmier et le crocodile font bon ménage avec le taureau traditionnel depuis plus de quatre cents ans. »
Eugène corrige son incorrigible acolyte :
« On ne dit pas arCHéologue mais arKéologue. Un archéologue, c'est un type qui s'occupe de… de… d'archéologie, quoi. »
Jules hoche la tête d'un air entendu. Il verse l'alcool dans les verres et y ajoute l'eau fraîche. Le mélange de ces deux liquides transparents prend une teinte jaunâtre bizarre. Jules pousse l'un des deux verres en direction d'Eugène et s'empare du second, qu'il porte lentement à ses lèvres. Il s'ensuit un petit gargouillis terminé par un claquement de langue acoustique et approbateur, reflet éphémère d'une autosatisfaction enviable. Eugène, qui a déjà oublié l'objet de son ressentiment, imite son vieux camarade. Pour résumer ce touchant tableau, disons seulement que deux amis prennent l'apéro à une terrasse de café dans la bonne ville de Nîmes. Le terme “Pernod” pourrait être avantageusement remplacé par l'expression “Cinzano”, le vocable “Mère Picon”, ou tout autre appellation contrôlée ou non. Jules regarde l'illustration qui égaie un peu la grisaille de la page. Le palmier ne manque pas de noblesse ni d'élégance. Quant au crocodile, malgré sa gueule démesurée, il a l'air quand même assez sympa. Jules s'étonne :
« Mais dis-donc, Eugène, t'en as déjà vu toi, des crocos, à Nîmes, à part dans les vitrines des maroquiniers ? Et puis, ça te paraît pas bizarre, ça, l'Égypte en plein du Département du Gard ? »
Eugène se désole de la naïveté et de l'ignorance de son vieux copain. Il se lance dans un exposé hautement documenté sur l'Histoire de la ville :
« Je vois ton objection, mon pauvre ami. Tu te demandes, et à juste titre : comment l’Egypte est-elle venue échouer dans les armes de la ville ? Effectivement, l’article ne le dit pas. Ça a rapport à Jules César et à ses manières de faire, comprends-tu ? Jules César, t'as entendu parler, non ? Non… Bon, écoute un peu. César était un conquérant, tout le monde le sait. Il avait envoyé une de ses légions en Égypte, pour combattre la Reine Cléopâtre et son armée. Les Romains ont gagné la guerre. Alors, pour ne pas figurer dans l’imperium, le « triomphe » de son vainqueur, la reine d’Égypte s’est fait piquer par un aspic dissimulé dans un panier de figues, tu vois un peu le topo. Maintenant, César avait l’habitude de récompenser ses vétérans, après leur temps de service. Il leur accordait des terres conquises sur les peuples vaincus. Il a donc donné la région de la future Nîmes à ses vétérans d’Égypte. Ceux-ci ont apporté avec eux le palmier et le crocodile enchaîné, en souvenir de leur victoire sur l’armée de Cléopâtre et la domestication de l’Egypte. Ils en ont fait l'emblème de la ville qu’ils avaient fondée, comme en témoignent les symboles du collier et de la laisse. »
Eugène sirote un bon coup de Pernod et reprend son souffle. Il évoque le caractère équivoque du toponyme « Nemausus ». De façon à ne pas irriter notre lecteur, nous éviterons de mentionner qu'Eugène fait « un topo sur Nîmes ». « Nemausus » est-il un mot grec qui se rapporte à Hercule ? Ou ne serait-ce pas plutôt une déformation latine d'un mot celte signifiant « la belle » ou « la forte » ? Comme à son habitude, Jules écoute son savant ami d'une oreille distraite. Eugène l'a souvent remarqué :
« Tu as l'esprit vraiment ouvert. Le problème, c'est que tu fermes tôt. »
Jules remplit à nouveau les verres. Il fait chaud à Nîmes aujourd'hui et le déjeuner n'est toujours pas en vue. Eugène sombre dans la neurasthénie :
« Tu ne m'écoutes pas.
— Mais si, je t'écoute, voyons ! »
Cette fois, le silence fait place aux remontrances. Eugène sait qu'il ne gagnera rien à rabrouer le système auditif de son vieil ami. Ce serait peine perdue. Même si l'autre écoutait, il n'entendrait pas et s'il entendait, il ne comprendrait pas.
Julot est toujours penché sur la feuille de chou locale. Il attaque la deuxième page, généralement consacrée à la Science et aux Arts. Il prononce lentement :
« Le chat à Schrödinger. »
Eugène manque de s'étrangler :
« Qu'est-ce que t'as dit ?! Qu'est-ce que t'as dit ?! »
Il arrache le journal des mains de son acolyte et se met en devoir de corriger les imperfections linguistiques de ce dernier :
« On ne dit pas “le chat à” mais : “le chat de”. En outre, on ne prononce pas : “Chevreau, daim, geais”. On n'est pas au zoo, ici, que diable ! On dit : “Cheu-roi-dine-guerre”.
— Si ce roi dine guère, alors qu'il déjeune plus souvent, il va faire de l'anémie, le pauvre ! »
Julot rit de sa blague. Comme de bien entendu, il est le seul à le faire, vu qu'Eugène n'a pas compris. Ce dernier lit l'article qui résume un problème classique de la physique quantique :
« Le célèbre physicien a proposé l'expérience suivante : on enferme un chat dans une boite hermétiquement close. À l'intérieur, on a aménagé un mécanisme qui comporte un pistolet à électrons et un flacon de poison relié à un électro-aimant actionné par un détecteur radioactif. Lorsque l'électron prend sa course.,il risque d'être détecté et de mettre en branle l'électro-aimant, ce qui aura pour effet l'ouverture du flacon. En ce cas, le chat aura la mauvaise idée de goûter au liquide ravageur qu'il contient et finira tragiquement sa carrière de raticide. En attendant, on ne peut pas savoir ce qui se passe dans la boite. Le détecteur a-t-il fonctionné ? Le flacon a-t-il été ouvert ? Le chat est-il encore vivant ? En fait, il y a trois chances contre une pour que l'électron loupe le mécanisme d'ouverture du flacon. Pendant ce temps, le chat est trois fois plus vivant que mort. Plus exactement, il est aux trois quart vivant et à un quart mort. »
Julot écoute avidement, pour la première fois de sa vie, semble-t-il. Il a beaucoup de sympathie pour les félins domestiques. Il aime d'ailleurs les animaux d'une façon générale. Les bêtes, elles ne lui ont rien fait de mal et elles sont gentilles, pour la plupart. Il s'imagine déjà portant plainte contre la brutalité de ce savant sans cœur qui maltraite le pauvre chaton avec ses électrons à la con. Il va l'empoisonner, ce Chat Dingo de malheur. Il va lui faire avaler son détecteur. Il va lui tirer dessus avec un pistolet à photons. Il va lui attacher les mains derrière le dos et lui planter deux électrodes entre deux molaires et allumer le jus à fond. La haine de la méchanceté se lit dans son regard furibond. La croisade de Julot ne va pas tarder à se mettre en marche.
Eugène râle à nouveau :
« Ça y est ! Tu m'écoutes plus !
— Mais si, je t'écoute. Le chat, l'électron, le flacon.
— Je te parle de Copenhague, de l'École de Copenhague, bon sang !
— Ah oui, ah oui ! Continue, l'École de Copenhague ! »
Eugène reprend son commentaire de l'article du Réveil nîmois :
« Donc, Niels Bohr explique que l'Univers est maintenant coupé en deux : un Monde où le chat est vivant, et un Monde où le chat est mort. »
Julot sent la sueur qui perle à son front. Comme Fernand Raynaud, il a déjà du mal à rouler à vélo et l'autre lui cause d'un Univers coupé en deux. Il se réfugie dans le Pernod. Il verse une généreuse rasade dans les deux verres. La bouteille est maintenant aux trois quarts vide et à un quart pleine. Eugène éprouve de la pitié pour ce pauvre débris humain qui ne reconnaît pas sa gauche de sa droite. Il avale un bon coup du breuvage rafraichissant. Julot plie l'échine comme un chien battu, le nez dans son verre à demi plein. Il contemple les petites bulles qui s'échappent du liquide soporifique. Eugène explique :
« Regarde ton Pernod, par exemple. Dès que tu as versé l'eau dessus, ton verre est à la fois plein d'eau aux trois quarts et plein de Pernod à un quart, tu saisis ? »
Julot saisit. Il saisit son verre, en attendant. Le contenu l'étonne :
« Tu veux dire que le verre, là, c'est un quart, du Pernod et trois quarts, de l'eau ?
— Exactement, t'as pigé ! »
Jules n'est pas encore convaincu :
« Il y a un problème dans ton truc. Le chat et le Pernod, c'est pas pareil.
— Et pourquoi ça, c'est pas pareil ?
— Parce que le chat, c'est le même chat, mais le Pernod, c'est pas de l'eau, et l'eau, c'est pas du Pernod. »
L'argument frappe Eugène de stupéfaction. Il n'avait pas pensé à ça. À son tour, il plonge le regard au fin fond de son verre. Le doute n'est pas possible. L'unité du breuvage ne permet pourtant pas de le diviser en ses composants originaux. Malgré cela, on ne peut dire que le verre contient de l'eau et du Pernod à l'état normal, si on peut qualifier cet état de normal. La perplexité envahit le retraité nîmois. Jules n'a jamais vu son camarade de gnôle dans cet état second. Il s'affole :
« Qu'est-ce qui t'arrive ? T'as l'air tout chose !
— Nous avons là un problème de taille, mon vieux Julot. Je crois que tu as mis le doigt sur une faille extraordinaire du système de pensée copenhagois. Comme le Pernod, le chat contient des éléments vivants et des éléments morts. De même que ce verre d'apéritif n'est pas aux trois quarts alcoolisé et à un quart inoffensif, ou le contraire, plutôt, de même le chat n'est pas aux trois quarts vivant et à un quart mort. Il s'agit là d'une illusion d'optique, comprends-tu ? »
Les deux amis réfléchissent en silence. Jules hésite un moment puis prononce, d'une voix suppliante et humble :
« Peut-être on remet ça ?
— À plus tard ?
— Non, je veux dire, une seconde tournée…
— Ah ça, c'est une bonne idée, tiens ! Garçon !!! Rebelote !!! »
Le silence gagne lentement la terrasse. On n'entend bientôt que le ronflement paisible des deux amis, affalés sur leurs chaises. Les atomes d'eau et de Pernod s'entrechoquent galamment dans les deux verres à demi pleins. Sur le trottoir d'en face, un chat noir les observe avec condescendance. Le chat pense à Alice aux pays de merveilles. Il se demande si Schrödinger a piqué ses idées à Lewis Caroll. Peut-être l'expérience tient-elle pour un quart ou un tiers de l'évocation du Chat de Chester ? Le matou sourit à cette pensée. Et plus il sourit, plus sa queue et son corps disparaissent. Maintenant, il se réduit à un sourire, un sourire sans chat à la place d'un chat sans sourire. Le chat devient aux trois quarts un sourire et à un quart une apparition fugitive. Sa maîtresse le cherche du regard, à gauche, à droite, l'appelle :
« Gall ! Viens ici ! Gall ! Où es-tu passé ?! »
Gall, la moustache hérissée et la queue absente, sourit et s'en va en chantonnant les deux vers de Victor Hugo :
« Gall, amant de la Reine, alla, tour magnanime,
Galamment de l'arène à la Tour Magne, à Nîmes… »