Répondre à : AUSTEN, Jane – Lady Susan

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#160680
Vincent de l'ÉpineVincent de l’Épine
Maître des clés

    LETTRE XVI
    De Lady Susan à Mrs. Johnson
    Churchhill.
    Jamais de ma vie, ma chère Alicia, je n’ai été aussi  courroucée par une lettre que quand j’ai reçu ce matin celle de Miss Summers. Mon horrible fille a essayé de s’enfuir. Je ne me rendais pas compte à quel point elle était un petit démon, elle me semblait avoir toute la douceur des Vernon, mais lorsqu’elle a reçu la lettre dans laquelle je lui faisais part de mes intentions concernant Sir James, elle a effectivement essayé de s’enfuir. Du moins ne vois-je pas d’autre raison à sa tentative. Je suppose qu’elle avait l’intention de se rendre chez les Clark du Staffordshire, car elle ne connait personne d’autre. Mais je vous garantis qu’elle sera punie, et il faudra bien qu’elle l’accepte. J’ai envoyé Charles en ville pour arranger les choses si c’est possible, car je ne veux d’elle ici pour rien au monde. Si Miss Summers ne veut pas la garder, vous devrez me trouver une autre école, à moins que nous ne parvenions à la marier immédiatement. Miss Summers écrit qu’elle n’est pas parvenue à faire dire à la jeune fille quelle était la cause de son extraordinaire conduite, ce qui me conforte dans mon interprétation. Frederica est trop timide, je crois, et elle a bien trop peur de moi pour parler, mais même si la douceur de son oncle parvenait à lui soutirer des confidences, je n’ai rien à craindre. Je suis sûre que je suis capable de produire une version des faits aussi crédible que la sienne. Si je suis bien fière de quelque chose, c’est de mon éloquence. La considération et l’estime sont aussi intimement liées au langage que l’admiration peut l’être à la beauté, et j’ai ici de quoi exercer mon talent, puisque je passe le plus clair de mon temps en conversations.
    Reginald n’a de cesse que nous soyons entre nous, et lorsque le temps est supportable, nous parcourons ensemble le parc pendant des heures. Dans l’ensemble, je l’aime bien. Il est intelligent, et a beaucoup à dire, mais il est parfois impertinent et bien ennuyeux. Il fait preuve d’une sorte de délicatesse ridicule qui le pousse à essayer de comprendre tout ce qui a été dit contre moi, et il n’est satisfait que quand il est certain d’avoir tout compris du début à la fin. C’est une forme d’amour, mais je reconnais qu’elle ne me convient pas tout à fait. Je préfère de beaucoup la tendresse et la liberté d’esprit de Mainwaring, qui, profondément convaincu de mes mérites, se contente de penser que tout ce que je fais est bien. Je ne puis m’empêcher de mépriser ce cœur inquisiteur et pétri de doutes qui semble toujours s’interroger sur la sagesse de ses émotions. Mainwaring est vraiment, sans aucune comparaison possible,  supérieur à Reginald – supérieur en tous points, sauf dans sa capacité à être maintenant avec moi ! Pauvre homme ! Il est rongé par la jalousie, ce qui ne me déplait pas, car je ne connais pas de plus sûr allié pour l’amour. Il me harcèle pour que je l’autorise à venir dans le pays, et à loger incognito aux environs, mais je lui interdis tout procédé de cette sorte. Les femmes qui oublient ce qui leur est dû à elles, ainsi qu’à l’opinion du monde, sont inexcusables.
    Eternellement vôtre,
    Susan Vernon.

    LETTRE XVII
    De Mrs. Vernon à Lady de Courcy
    Churchhill.
    Ma chère mère – Mr. Vernon est rentré jeudi soir, et il a ramené sa nièce avec lui. Lady Susan avait reçu un mot de lui par le courrier de ce jour, pour l’informer que Miss Summers avait absolument refusé de continuer à accueillir Miss Vernon dans son institution ; nous étions donc préparés à son arrivée, et nous les avons attendus tous deux toute la soirée. Ils sont arrivés alors que nous prenions le thé, et jamais je n’ai vu une créature aussi terrifiée que Frederica quand elle est entrée dans la pièce. Lady Susan, qui n’avait été que larmes jusqu’alors, et avait montré une grande agitation à la seule idée de cette rencontre, la reçut en contrôlant parfaitement son émotion, et sans lui témoigner la moindre tendresse. Elle lui adressa à peine la parole. Quand Frederica éclata en sanglots, dès que nous fûmes assis, elle l’emmena hors de la pièce, et ne revient pas avant un moment. Quand elle rentra, ses yeux étaient tout rouges, et elle était toujours aussi agitée. Nus ne revîmes plus sa fille.
    Le pauvre Reginald était on ne peut plus préoccupé de voir sa belle amie si désespérée, et la regardait avec une si tendre sollicitude, que j’étais presque à bout de patience, car je remarquai qu’elle exultait en observant son attitude du coin de l’œil. Cette représentation pathétique dura toute la soirée, et c’était une démonstration tellement ostentatoire et artificieuse que je fus pleinement convaincue qu’en fait, elle n’éprouvait rien. Je suis encore plus fâchée contre elle depuis que j’ai vu sa fille ; la pauvre a l’air si malheureux que cela me fend le cœur. Lady Susan est sans aucun doute trop sévère, car Frederica ne me semble pas avoir un caractère susceptible de justifier qu’on soit aussi dur avec elle. Elle a l’air tout à fait timide, découragée, et repentante. Elle est absolument ravissante, quoi que pas aussi élégante que sa mère ; mais elle ne lui ressemble pas du tout. Elle a le teint délicat, mais pas aussi clair ni éclatant que celui de Lady Susan, et elle a vraiment le genre de physionomie des Vernon : le visage ovale, les yeux sombres, et ce regard particulièrement doux quand elle parle à son oncle ou à moi-même, car, nous comportant aimablement avec elle, nous avons bien sûr suscité sa reconnaissance.
    Sa mère a insinué que son caractère était difficile, mais jamais je n’ai vu visage où l’on pouvait moins deviner de mauvaises dispositions que le sien, et d’après ce que je peux voir de leur attitude l’une vis-à-vis de l’autre, la sévérité inflexible de Lady Susan, et le silencieux abattement de Frederica, je continue à penser que la première n’a aucun amour véritable pour sa fille, et ne s’est jamais montrée envers elle ni juste ni affectueuse. Je n’ai pas pu avoir la moindre conversation avec ma nièce ; elle est timide, et je crois me rendre compte des efforts qui sont déployés pour l’empêcher de rester longtemps en ma présence. Aucune explication satisfaisante à sa fuite ne peut être trouvée. Vous pouvez être certaine que c’est par délicatesse que son oncle ne l’a pas beaucoup interrogée pendant le voyage, afin de ne pas trop la bouleverser. Je pense qu’il m’aurait été possible, si j’avais été à sa place, de découvrir la vérité au cours d’un voyage de trente milles.
    Le petit pianoforte a été déplacé ces derniers jours, à l’initiative de Lady Susan, dans son cabinet, et Frederica y passe une grande partie de la journée, à s’exercer, comme on dit, mais il est rare que j’entende de la musique lorsque je passe dans les parages. Comment elle s’occupe, je ne saurais le dire. Il y a quantité de livres, mais ce n’est pas une jeune fille qu’on a laissée livrée à elle-même les quinze premières années de sa vie qui pourra ou voudra lire. Pauvre créature ! La vue depuis sa fenêtre n’est pas très intéressante, car cette chambre donne sur la pelouse, vous voyez, avec les bosquets d’un côté, où elle peut apercevoir sa mère se promener, en grande conversation avec Reginald. Une jeune fille de l’âge de Frederica doit être bien innocente en vérité, si une telle chose ne la frappe pas. Il n’est pas acceptable de donner un tel exemple à sa propre fille.  Et pourtant, Reginald voit toujours en Lady Susan la meilleure des mères, et il continue à penser que Frederica est une fille sans valeur ! Il est convaincu que sa tentative d’évasion n’avait aucune raison valable, ne répondait à aucune provocation. Bien sûr je ne puis affirmer que c’était le cas. Mais Miss Summers déclare que Miss Vernon n’a durant tout son séjour à Wigmore Street, montré aucune inclination à la perversité ou à l’obstination, jusqu’à ce que son plan fût dévoilé. Je ne peux pas admettre ce que Lady Susan fait croire à Reginald, et essaie de me faire croire à moi : que ce serait pour fuir les contraintes et échapper à la tutelle des professeurs qu’elle aurait élaboré ce plan de fuite. 
    O, Reginald, comme ton jugement est asservi ! C’est tout juste s’il accepte de reconnaître qu’elle est charmante, et lorsque j’évoque sa beauté, il me répond que ses yeux n’ont aucun éclat ! Parfois, il semble même penser qu’elle est faible d’esprit. A d’autres moments, il ne critique que son caractère. En clair, quand on est en permanence trompé, il est difficile d’être constant ! Lady Susan juge nécessaire que Frederica soit blâmée, et sans doute juge-t-elle commode de l’accuser d’avoir une mauvaise nature et de déplorer son manque de bon sens. Reginald ne fait que répéter ce que dit sa grâce.
    Je reste, etc.,
    Catherine Vernon.
    LETTRE XVIII
    De Mrs. Vernon à Lady de Courcy
    Churchhill.
    Ma chère mère, je suis très heureuse de constater que ma description  de Frederica vous a intéressée, car je la crois vraiment digne de votre intérêt, et quand je vous aurai communiqué une idée qui m’est récemment venue, la bonne impression que vous avez eue d’elle sera, j’en suis sûre, encore meilleure. Je ne puis m’empêcher de penser qu’elle commence à montrer une inclination pour mon frère ; très souvent je la vois, pensive, regarder fixement son visage avec une expression d’admiration très remarquable. Certainement il est très séduisant, et plus encore, cette impression de franchise qui se dégage de ses manières le rend très avenant, et je suis sûre qu’elle y est sensible. D’un caractère réfléchi et pensif en général, elle s’éclaire toujours d’un sourire lorsque Reginald dit quelque chose d’amusant, et même si le sujet de sa conversation est particulièrement sérieux, je ne crois pas me tromper en disant que pas une seule des syllabes qu’il prononce ne lui échappe. Je veux qu’il en prenne conscience, car on sait quel est le pouvoir de la gratitude sur un cœur tel que le sien, et si l’innocente affection de Frederica pouvait parvenir à le détacher de sa mère, il ne nous resterait plus qu’à bénir le jour où elle est arrivée à Churchhill. Je pense, ma chère mère, que vous pourriez l’accepter comme votre fille. Elle est extrêmement jeune, bien sûr son éducation a été très négligée, et elle a eu en sa mère un déplorable exemple de légèreté, et pourtant je trouve que son tempérament est excellent, et que ses talents sont nombreux. Bien qu’elle ne soit absolument pas une demoiselle accomplie, elle est loin d’être aussi ignorante qu’on pourrait s’y attendre, car elle adore les livres et passe le plus clair de son temps à lire. Sa mère la laisse plus livrée à elle-même que jamais, et elle est avec moi le plus souvent possible. J’ai déployé les plus grands efforts pour arriver à vaincre sa timidité.  Nous sommes de très bonnes amies, et même si elle n’ouvre jamais la bouche devant sa mère, elle me parle suffisamment lorsque nous sommes seules pour que je puisse me rendre compte que si Lady Susan la traitait correctement, elle apparaîtrait bien plus à son avantage. Il ne peut exister cœur plus doux ni plus affectionné, ou manières plus aimables que celles qu’elle peut montrer lorsqu’elle n’est pas sous sa contrainte. Ses petits cousins l’adorent.
    Votre fille affectionnée,
    Catherine Vernon.

    LETTRE XIX
    De Lady Susan à Mrs. Johnson
    Churchhill.
    Vous êtes impatiente, je le sais, de lire des nouvelles de Frederica, et peut-être me jugez-vous négligente de ne pas avoir écrit plus tôt. Elle est arrivée avec son oncle jeudi il y a deux semaines. Bien sûr, je lui ai sans perdre de temps demandé les causes de sa conduite, et j’ai pu vérifier que j’avais parfaitement raison quand je l’attribuais à ma propre lettre. Son contenu l’avait tellement terrifiée, qu’avec un mélange de folie et de puérile perversité, elle avait décidé de s’échapper de l’établissement et de se rendre directement en voiture chez ses amis, les Clarke, et elle avait en vérité déjà parcouru deux rues lorsque, heureusement, sa fuite fut découverte, et qu’elle fut poursuivie et rattrapée. Tel fut le premier et très remarqué exploit de Miss Frederica Vernon, et, si l’on considère qu’il fut accompli à l’âge tendre de seize ans, nous avons de quoi fonder les meilleures espérances sur sa renommée à venir. Je suis extrêmement choquée, toutefois, par les démonstrations de bienséance de Miss Summers qui l’ont empêchée de garder la jeune fille auprès d’elle. Cela me semble d’une délicatesse véritablement extraordinaire, quand on pense aux relations de la famille de ma fille, que je ne peux m’empêcher de penser qu’elle n’a pu être motivée que par la crainte de ne jamais toucher son argent.
    Mais quoi qu’il en soit, Frederica m’est revenue, et n’ayant rien d’autre à faire, elle s’emploie à poursuivre ses romances commencées à Langford. En réalité, elle est en train de tomber amoureuse de Reginald de Courcy ! Désobéir à sa mère en refusant une offre exceptionnelle ne lui suffit pas ; il lui faut aussi donner son amour sans le consentement de sa mère ! Je n’ai jamais vu une fille de son âge se disposer avec autant de bonne volonté à devenir la risée de tous ! Ses sentiments sont si vifs, et elle les étale avec une ingénuité tellement désarmante, qu’elle met toutes les chances de son côté pour n’être que ridicule et méprisable pour tout homme qui poserait les yeux sur elle.
    L’ingénuité ne sert jamais à rien en amour, et une fille qui en fait étalage, que ce soit par nature ou par affectation, est une idiote. Je ne suis même pas certaine que Reginald se rende compte de ce qu’il en est, bien que cela soit à vrai dire de peu d’importance. Elle lui est présentement indifférente, mais elle serait l’objet de son mépris s’il connaissait ses sentiments. Sa beauté est très admirée par les Vernon, mais elle n’a aucun effet sur lui. Toutefois elle est en grande faveur auprès de sa tante – bien sûr, puisqu’elle me ressemble si peu. Elle est la compagne idéale pour Mrs. Vernon, qui aime tellement être sur le devant de la scène, et accaparer tout l’esprit et toute l’intelligence de la conversation ; Frederica ne l’éclipsera jamais. A son arrivée, je m’efforçais de l’empêcher de passer trop de temps avec sa tante ; mais j’ai relâché ma surveillance, car je crois qu’elle respectera le cadre que j’ai fixé pour leurs échanges. Mais n’allez pas imaginer qu’avec toute cette mansuétude j’ai oublié ne serait-ce qu’un moment les plans de mariage que j’ai formés pour elle. Non, je suis absolument décidée sur ce point, bien que je n’aie pas encore réfléchi aux moyens que j’emploierai pour atteindre ce but. Je ne veux pas aborder la question en ces lieux, pour la voir analysée par les esprits subtils de Mr. et Mrs. Vernon ; et je n’ai tout simplement pas les moyens d’aller à Londres. Miss Frederica devra donc attendre un peu.
    Bien à vous,
    Susan Vernon.
    LETTRE XX
    De Mrs. Vernon à Lady De Courcy
    Churchhill.
    Nous avons un visiteur très inattendu parmi nous en ce moment, ma chère Mère : il est arrivé hier. J’ai entendu une voiture qui arrivait à la porte, alors que j’étais assise avec mes enfants qui dînaient, et, supposant qu’on aurait besoin de moi, je quittai bien vite la nursery, et j’avais descendu la moitié de l’escalier, quand Frederica, d’une pâleur de cendres, me croisa en montant les marches quatre à quatre pour se précipiter dans sa chambre. Je la suivis à l’instant, et lui demandai ce qui se passait. « Oh » dit-elle, « il est là – Sir James est là, que dois-je faire ? ». Ce n’était pas là une explication ; je lui demandai donc de m’expliquer ce qu’elle voulait dire. A ce moment, nous fûmes interrompues par des coups frappés à la porte : c’était Reginald, qui venait, suivant les instructions de Lady Susan, prier Frederica de descendre. « C’est Mr. De Courcy ! dit-elle, rougissant violemment. « Maman m’a fait appeler, je dois y aller. »
    Nous descendîmes tous trois, et je vis mon frère qui examinait avec surprise le visage terrifié de Frederica. Dans la salle du petit déjeuner nous trouvâmes Lady Susan, et un jeune homme qui avait l’apparence d’un gentilhomme, qu’elle nous présenta comme Sir James Martin – ce même jeune homme, comme vous vous en souvenez peut-être, dont on disait qu’elle avait eu tant de mal à l’arracher à Miss Mainwaring ; mais il semblait bien qu’elle n’avait pas eu l’intention de profiter pour elle-même de cette conquête, ou alors elle avait changé d’avis depuis, et décidé d’en faire profiter sa fille. En effet, Sir James est maintenant désespérément amoureux de Frederica, et avec la bénédiction de maman. La pauvre fille toutefois, ne l’aime pas, j’en suis sûre, et bien qu’il soit très bien de sa personne, il nous a semblé, à Mr. Vernon comme à moi-même, un bien pauvre sire. Frederica semblait tellement intimidée, tellement confuse quand elle est entrée dans la pièce ! J’étais de tout cœur avec elle. Lady Susan s’est montrée très attentionnée pour son visiteur, et pourtant il me semblait déceler qu’elle n’éprouvait aucun plaisir particulier à le voir. Sir James parla beaucoup, et me présenta des excuses fort civiles pour la liberté qu’il avait pris en venant à Churchhill – en mêlant à son discours beaucoup plus d’éclats de rire  que ne le demandait pareil sujet. Puis il parla encore et encore, et dit trois fois à Lady Susan qu’il avait vu Mrs. Johnson quelques jours plus tôt. Il s’adressait parfois à Frederica, mais plus souvent à sa mère. La pauvre fille restait assise sans desserrer les lèvres – les yeux baissés, et changeant de couleur à chaque instant ; et Reginald observait tout ceci dans un complet silence. A la longue, Lady Susan, fatiguée je pense de la situation où elle se trouvait, proposa une promenade, et nous laissâmes ensemble les deux gentlemen afin d’aller mettre nos pelisses. Tandis que nous montions, Lady Susan me demanda la permission de s’entretenir avec moi quelques instants dans mon cabinet, car elle désirait vivement me parler en particulier. Ainsi fut fait, et dès que la porte fut refermée, elle me dit : « Jamais je n’ai été aussi surprise de ma vie qu’en voyant arriver Sir James, et cela est si soudain que je dois m’en excuser auprès de vous, ma chère sœur, encore que pour MOI, en tant que mère, cela soit très flatteur. Il est si vivement attaché à ma fille qu’il ne pourrait plus vivre sans la voir. Sir James est un jeune homme d’un commerce agréable et d’un excellent caractère, peut-être un peu bruyant, certes, mais une année ou deux suffiront à corriger cela. Et à tous autres égards, il est un parti tellement souhaitable pour Frederica, que j’ai toujours considéré cet attachement avec le plus grand plaisir. Je suis persuadée que vous-mêmes et mon frère soutiendrez de tout cœur cette alliance. Je n’ai jusqu’ici jamais évoqué devant personne la probabilité qu’elle se réalisât, parce que je pensais que tant que Frederica était en pension, il valait mieux que cela ne se sache pas. Mais maintenant que je crois Frederica trop âgée pour se soumettre à une telle réclusion, je commence à envisager son union avec Sir James comme une éventualité beaucoup moins lointaine. Et j’avais l’intention de vous faire part de toute l’affaire dans les jours qui viennent, à vous et à Mr. Vernon. Je suis sûre, ma chère sœur, que vous me pardonnerez ce long silence, et vous reconnaîtrez avec moi que de tels projets, tant qu’ils ne sont pas absolument sûres, ne sauraient être cachés avec trop de soin. Dans quelques années, quand vous aurez le bonheur d’accorder la main de votre douce petite Catherine, à un homme tout aussi exceptionnel quant à ses relations et son caractère, vous saurez ce que je ressens maintenant. Même si, grâce au Ciel, vous n’aurez pas les mêmes raisons que moi de vous réjouir d’un tel évènement. Vous pourvoirez amplement aux besoins de Catherine, tandis que ma Frederica est condamnée à rechercher un établissement avantageux pour s’assurer une existence confortable. »
     Elle conclut ce discours en me demandant mes félicitations. Je les lui prodiguai, je crois, avec un certain embarras, car en vérité cette révélation soudaine d’une affaire si importante m’avait privée de ma capacité à m’exprimer clairement. Elle ne m’en remercia pas moins, très chaleureusement, pour le souci que j’avais du bien-être de sa fille et d’elle-même, puis elle dit : « Les grandes déclarations ne sont pas mon fort, ma chère Mrs. Vernon, et je n’ai jamais eu ce talent bien commode d’exprimer des émotions étrangères à mon cœur, c’est pourquoi je sais que vous me croirez si je vous dis que, malgré toutes les bonnes choses qu’on m’avait dit sur vous avant de vous rencontrer, je n’imaginais pas vous aimer autant que je vous aime maintenant. J’irais même jusqu’à dire que votre amitié m’est particulièrement chère parce que j’ai des raisons de croire qu’on a essayé de vous prévenir contre moi. Je voudrais que ceux, quels qu’ils soient, à qui je dois ces si charmantes attentions, puissent voir en quels termes nous sommes maintenant, et l’affection que nous éprouvons l’une pour l’autre. Mais je ne veux pas vous retenir plus longtemps ; Dieu vous garde, pour votre bonté envers ma fille et moi, et que votre présent bonheur dure toujours. »
    Que répondre à une telle femme, ma chère mère ? Un tel sérieux, des expressions tellement solennelles ! Et pourtant, je ne pouvais m’empêcher de douter de tout ce qu’elle m’avait dit.
    Quant à Reginald, je crois bien qu’il ne sait pas du tout quoi penser de tout cela. A l’arrivée de Sir James, il n’était qu’étonnement et perplexité, entièrement absorbé par la sottise du jeune homme et par la confusion de Frederica. Même si un petit entretien avec Lady Susan  a depuis produit quelque effet, je suis certaine qu’il est choqué qu’elle puisse approuver qu’un tel homme courtise sa fille. Avec beaucoup d’aplomb, Sir James s’est invité lui-même à rester quelques jours. Il pensait que nous ne trouverions pas cela malvenu. Il se rendait compte de son impertinence, mais prenait les mêmes libertés que s’il était de la famille, et il conclut en riant qu’il espérait que ce serait le cas très bientôt. Même Lady Susan a semblé quelque peu déconcertée par cette audace ; je suis certaine qu’au fond de son cœur elle aurait souhaité le voir partir.
    Mais il faut faire quelque chose pour cette pauvre fille, si ses sentiments sont bien tels que son oncle et moi le pensons. Elle ne doit pas être sacrifiée à la politique ou à l’ambition, ni même vivre dans la crainte de cette éventualité. Une jeune fille dont le cœur a su aimer Reginald de Courcy mérite, quel que soit l’accueil que lui fera celui-ci, un meilleur destin qu’un mariage avec Sir James Martin.  Dès que je pourrai être seule avec elle, je découvrirai la vérité, mais elle semble chercher à m’éviter. J’espère que cela n’est pas mauvais signe, et que je ne découvrirai pas que je m’étais fait d’elle une opinion trop flatteuse. Son comportement avec Sir James montre bien certainement sa timidité et son embarras, mais rien qui puisse ressembler à des signes d’encouragement.  Adieu, ma chère mère,
    Je suis, etc.
    Catherine Vernon
    LETTRE XXI
    De Miss Vernon à Mr. De Courcy
    Churchhill.
    Monsieur – j’espère que vous voudrez bien excuser cette liberté ; c’est la profonde détresse dans laquelle je me trouve qui m’y force, sinon j’aurais honte de vous importuner.  Je suis désespérée au sujet de Sir James Martin, et je ne vois aucune autre solution pour moi que de vous écrire, car on m’interdit même d’aborder ce sujet avec mon oncle et ma tante. Mais même ainsi, je crains que ma démarche ne vous semble bien équivoque, comme si je ne voulais obéir qu’à la lettre et non à l’esprit des ordres de maman. Mais si vous ne prenez pas mon parti pour la persuader d’arrêter tout ceci, j’en deviendrai folle, car je ne peux pas le supporter. Vous êtes le seul qui puisse avoir une chance de la convaincre. Mais si vous aviez l’infinie bonté de plaider ma cause auprès d’elle, et de la persuader de renvoyer Sir James, je vous serais plus obligée que je ne saurais l’exprimer. Il m’a déplu dès que je l’ai rencontré, je vous assure, Monsieur, qu’il ne s’agit pas d’un caprice soudain, je l’ai toujours trouvé sot, impertinent et désagréable, et il est maintenant pire que jamais. Je préfèrerais gagner ma vie en travaillant que de devoir l’épouser.  Je ne sais comment m’excuser pour cette lettre, je sais qu’elle est d’une grande impudence. Je me rends compte que Maman sera terriblement en colère, mais je suis prête à prendre le risque.
    Je suis, Monsieur, votre très humble servante.
    Frederica Vernon.
    LETTRE XXII
    De Lady Susan à Mrs. Johnson
    Churchhill.
    C’est insupportable ! Ma très chère amie, jamais je n’ai été à ce point en colère, et il me faut me libérer en vous écrivant, à vous qui, je le sais, comprendrez mes sentiments. Savez-vous qui nous est arrivé mardi ? Sir James Martin ! Imaginez mon étonnement  et ma contrariété, car, vous le savez bien, je n’ai jamais voulu le voir à Churchhill. Quel dommage que vous n’ayez pas connu ses intentions ! Non content de venir, il est allé jusqu’à s’inviter ici pour plusieurs jours. J’aurais été capable de l’empoisonner ! J’ai fait de mon mieux, cependant, et j’ai réussi à inventer une histoire à pour Mrs. Vernon, et celle-ci, quels qu’aient pu être ses sentiments réels, n’a rien dit contre moi. J’ai aussi exigé de Frederica qu’elle se montre aimable envers Sir James, et lui ai laissé entendre que j’étais absolument déterminée à ce qu’elle l’épouse. Elle a bien dit quelque chose de son désespoir, mais rien de plus. Depuis quelque temps je suis particulièrement décidée à cette union, car que je constate les rapides progrès de son affection pour Reginald. Si ce dernier s’en aperçoit, peut-être un sentiment réciproque pourrait-il s’éveiller en lui. Aussi méprisable que puisse les faire apparaître à mes yeux un sentiment fondé sur la seule compassion, je ne puis être certaine que tel n’en serait pas la conséquence. Il est vrai que Reginald se montre toujours aussi empressé envers moi, mais il y a peu, il m’a parlé de Frederica spontanément et sans nécessité, et une fois même il a dit du bien d’elle.  Il était vraiment étonné à l’arrivée de mon visiteur, et a d’abord posé sur Sir James un regard d’où j’étais heureuse de constater que la jalousie n’était pas absente, mais malheureusement, il ne m’était pas vraiment possible de le tourmenter, car Sir James, bien qu’extrêmement galant à mon égard, a bien vite fait comprendre à tout le monde que son cœur appartenait à ma fille.
    Je n’ai pas eu de réelles difficultés à convaincre De Courcy, une fois que nous étions seuls, que j’avais parfaitement raison, tout bien considéré, de désirer cette union.  Toute l’affaire paraissait parfaitement réglée. Il n’a pu échapper à aucun d’eux que Sir James n’est pas une lumière, mais j’avais formellement interdit à Frederica de se plaindre à Charles Vernon ou à sa femme, et ils n’avaient en conséquence aucun prétexte pour intervenir, même si mon impertinente sœur, je crois, n’attendait qu’une opportunité pour agir.
    Cependant, les choses allaient leur cours calmement et sereinement, et, bien que je comptasse les jours avant le départ de Sir James, j’étais pleinement satisfaite de la tournure que prenait cette affaire. Imaginez donc ce que j’ai ressenti lorsque tous mes plans furent soudainement dérangés, ce dérangement ayant son origine là où j’avais pourtant le moins à redouter. Reginald est venu ce matin dans mon cabinet avec une contenance inhabituellement solennelle, et après quelques mots, il m’expliqua longuement qu’il souhaitait me faire prendre conscience de l’inconvenance et de la cruauté qu’il y avait à autoriser Sir James à courtiser ma fille en dépit des inclinations de cette dernière. J’étais stupéfaite. Quand je compris qu’il ne suffirait pas d’en rire pour le faire renoncer à son projet, je lui demandai calmement une explication, et désirai savoir ce qui l’avait poussé, et aussi qui l’avait incité, à venir me réprimander ainsi. Il m’expliqua alors, mêlant à ses propos quelques compliments impertinents, et des expressions de tendresse fort malvenues et que je reçus avec une parfaite indifférence, que ma fille s’était entretenue avec lui de certains faits à propos d’elle-même, Sir James et moi ; et il en était très perturbé. En fait, je compris que c’est elle qui la première lui avait écrit pour lui demander d’intervenir. Après avoir reçu la lettre, il s’en était entretenu avec elle, afin d’en comprendre tous les aspects et de s’assurer de ce qu’elle souhaitait réellement. Je suis absolument certaine que cette fille a saisi là l’opportunité de le séduire. J’en suis convaincue, rien qu’à la manière dont il m’a parlé d’elle. Grand bien lui fasse ! Je ne puis que mépriser un homme qui se réjouit de ce qu’il n’a jamais cherché à inspirer et dont il n’a de plus jamais sollicité l’aveu. Je les détesterai toujours tous les deux. Il ne peut avoir de véritable estime pour moi, sinon il ne l’aurait même pas écoutée, et elle, avec son petit cœur rebelle et ses sentiments déplacés, qui s’abandonne à la protection d’un jeune homme avec qui elle n’avait pas échangé plus de deux mots ! Je suis tout autant consternée de l’impudence qu’elle montre que de la crédulité dont il fait preuve. Comment a-t-il osé croire tout ce qu’elle lui a raconté contre moi ? N’aurait-il pas dû comprendre que j’avais de très bonnes raisons  de faire ce que j’ai fait ? N’avait-il aucune confiance en mon bon sens et en ma bonté ? Pourquoi n’a-t-il pas éprouvé ce ressentiment qu’un véritable amour aurait dû lui dicter à l’égard de celle qui me diffamait, une gamine, une enfant sans talent ni éducation, qu’on lui avait toujours appris à mépriser ? Je restai calme un certain temps, mais la plus grande patience peut trouver ses limites, et j’espère par la suite avoir été suffisamment aimable. Il s’efforça longuement d’atténuer mon ressentiment, mais quelle femme victime d’accusations insultantes peut être adoucie par des compliments ? Il finit par me laisser, tout aussi exaspéré que moi, et manifestant encore plus sa colère. J’étais restée calme, mais de son côté il avait cédé à la plus vive indignation : je puis donc espérer qu’elle n’en sera que moins durable et pourra disparaître à jamais, tandis que la mienne restera vive et implacable.
    Il est maintenant cloîtré dans ses appartements, où je l’ai entendu entrer en sortant de chez moi. On peut imaginer quelles pensées déplaisantes l’agitent ! Mais il est des gens dont on ne parvient pas à comprendre les sentiments. Je ne suis pas encore assez calme pour voir Frederica. Elle n’est pas près d’oublier les évènements de ce jour. Elle découvrira qu’elle a prodigué en vain ses jolis mots d’amour, et s’est exposée pour toujours au mépris du monde, et au vif ressentiment de sa mère blessée.
    Votre affectionnée
    Susan Vernon.
    LETTRE XXIII
    De Mrs. Vernon à Lady De Courcy
    Churchhill.
    Laissez-moi vous féliciter, ma très chère mère ! Cette histoire qui nous a causé tant de soucis s’achemine vers un dénouement heureux. Nos perspectives sont des plus agréables, et puisque les évènements ont pris un tour si favorable, je suis bien désolée de vous avoir fait part de mes craintes, car le plaisir de savoir le danger écarté a été acheté bien chèrement par tous les tourments que vous avez soufferts auparavant. Je suis tellement folle de joie que je puis à peine écrire. Je suis bien décidée à vous faire porter ces quelques lignes par James, afin de vous donner quelques explications sur ce qui va grandement vous étonner, à savoir que Reginald est sur le point de retourner à Parklands. J’étais assise il y a de cela une demi-heure avec Sir James dans la salle du petit déjeuner, lorsque mon frère m’invita à sortir de la pièce. Je vis immédiatement qu’il y avait quelque chose ; son visage était rouge, et il parlait avec beaucoup d’émotion. Vous connaissez ses manières passionnées, ma chère mère, quand il est ému. « Catherine », dit-il, « Je rentre à la maison aujourd’hui, je suis désolé de vous quitter, mais il me faut partir. Cela fait bien longtemps que je n’ai pas vus mon père et ma mère. Je vais envoyer immédiatement envoyer James qui me précèdera, et donc si vous avez une lettre, il pourra la prendre. Je n’arriverai quant à moi pas avant mercredi ou jeudi, car je dois passer à Londres pour affaires. Mais avant de vous quitter », continua-t-il en baissant la voix, mais toujours avec une grande énergie, « je dois vous avertir d’une chose – ne laissez pas Frederica Vernon faire son malheur avec ce Martin. Il veut l’épouser, sa mère encourage cette union, mais Frederica ne peut supporter cette idée. Soyez assurée que je vous parle en étant absolument certain de ce que j’avance ; je sais que Frederica est désespérée du séjour prolongé de Sir James. C’est une douce jeune fille, et elle mérite un meilleur destin. Renvoyez-le immédiatement, ce n’est qu’un sot, mais ce que peut faire la mère de Frederica, Dieu seul le sait ! Au revoir » ajouta-t-il, me serrant la main avec gravité, «  Je ne sais pas quand vous me reverrez, mais souvenez-vous de ce que je vous ai dit à propos de Frederica : vous devez vous attacher à ce qu’il lui soit rendu justice. C’est une aimable jeune fille, dotée d’un esprit bien supérieur à celui que nous lui prêtions. »
    Il me quitta alors et gravit en hâte l’escalier. Je n’essayai pas de l’arrêter, car je savais quels devaient être ses sentiments. Je n’ai pas besoin d’essayer de décrire quels étaient les miens tandis que je l’écoutais ; une minute ou deux je demeurai au même endroit, paralysée, mais paralysée de la plus agréable façon, même s’il me fallut quelque temps pour retrouver ma tranquillité d’esprit. Dix minutes environ après mon retour au salon, Lady Susan entra dans la pièce. J’en conclus, bien sûr, qu’elle et Reginald s’étaient querellés, et je cherchai avec une impatiente curiosité la confirmation de mes soupçons en observant son visage. Mais maîtresse dans l’art de la dissimulation, elle semblait parfaitement imperturbable, et après avoir discuté de différents sujets pendant un moment, elle me dit : « J’apprends de Wilson que nous allons perdre Mr. De Courcy – est-il vrai qu’il quitte Churchhill ce matin ? » Je lui répondis que tel était le cas. « Il ne nous en a rien dit hier soir » dit-elle en riant, « ni même ce matin au petit déjeuner ; mais peut-être ne le savait-il pas lui-même. Les jeunes gens sont souvent si prompts à de décider – mais ils sont tout aussi incertains lorsqu’il s’agit de se tenir à leurs décisions. Je ne serais pas surprise qu’il finisse par changer d’avis, et ne parte plus. »
    Elle ne tarda pas à quitter la pièce. Mais je crois toutefois, ma chère mère, que je n’ai aucune raison de craindre une modification des plans de Reginald ; les choses sont allées trop loin. Ils est certain qu’ils se sont querellés, et à propos de Frederica. Le calme dont fait preuve Lady Susan ne cesse cependant de m’étonner. Comme vous serez heureuse de revoir Reginald, et de le revoir toujours digne de votre estime, toujours capable de faire votre bonheur ! Quand je vous écrirai à nouveau, je serai sans doute en mesure de vous dire que Sir James est parti, Lady Susan vaincue, et Frederica en paix. Nous avons beaucoup à faire, mais cela doit être fait. Je suis impatiente de savoir comment cet étonnant changement a été opéré. Je termine comme j’avais commencé, en vous félicitant sincèrement.
    Je suis, etc.
    Catherine Vernon.
    LETTRE XXIV
    De Mrs. Vernon à Lady De Courcy
    Churchhill.
    J’étais loin d’imaginer, ma chère mère, lorsque je vous ai adressé ma dernière lettre, que l’agréable agitation dans laquelle se trouvait mon esprit aurait à subir un retournement aussi rapide et dramatique. Jamais je ne me pardonnerai ne serait-ce que de vous avoir écrit. Et pourtant qui aurait pu prévoir ce qui est arrivé ?
    Ma chère mère, tous les espoirs qui me rendaient si heureuse il n’y a pas deux heures se sont évanouis. La querelle entre Lady Susan et Reginald est terminée, et nous voici tous revenus au point de départ. Un point seulement a été marqué : Sir James Martin est renvoyé. Que pouvons-nous maintenant espérer ? Je suis cruellement déçue ; Reginald était presque parti, il avait demandé son cheval qu’on allait lui amener à la porte ; qui ne se serait pas cru à l’abri ? Pendant une demi-heure, j’attendais son départ d’un instant à l’autre. Après avoir envoyé votre lettre, je suis retournée m’asseoir auprès de Mr. Vernon dans ses appartements pour l’entretenir de toute l’affaire, et bien déterminée à aller trouver Frederica, que je n’avais pas vue depuis le petit déjeuner. Je la rencontrai dans l’escalier, et vis qu’elle pleurait. « Ma chère tante » dit-elle, « Il part – Mr. De Courcy part, et tout est de ma faute. Je crains que vous ne soyez très fâchée contre moi, mais vraiment, je n’imaginais pas que cela finirait ainsi. » « Ma chérie » répondis-je, « vous n’avez pas besoin de me présenter d’excuses à ce sujet, c’est moi qui me sens des obligations envers vous qui avez fait en sorte que mon frère rentre chez lui parce que… » et, reprenant mes esprits, je continuai :  « Je sais mon père très désireux de le revoir. Mais qu’avez-vous fait pour déclencher tout ceci ? » Elle rougit vivement et répondit : « J’étais tellement malheureuse à propos de Sir James que je n’ai pas pu m’empêcher. J’ai fait quelque chose de mal, je le sais, mais vous ne savez pas à quel point j’étais malheureuse ; et Maman m’a ordonnée de ne jamais vous en parler ni à vous ni à mon oncle, et – » « et donc, vous avez demandé à mon frère d’intervenir », dis-je, pour lui éviter une longue explication. « Non, mais je lui ai écrit – je l’ai fait, je me suis levée ce matin avant l’aube, et j’y ai passé deux heures, et lorsque ma lettre fut terminée, je pensais que je n’aurais jamais le courage de la lui remettre. Mais après le petit déjeuner, tandis que je retournais dans ma chambre, je l’ai rencontré sur mon chemin, et alors, comme je savais que tout allait dépendre de cet instant, je me suis forcée à la lui donner. Il a été assez bon pour la prendre immédiatement. Je n’osai pas le regarder, et m’enfuis prestement. J’étais tellement terrifiée que je pouvais à peine respirer. Ma chère tante, vous ne savez pas combien j’ai été malheureuse.
    « Frederica » dis-je, « vous auriez dû me confier tous vos chagrins. Vous auriez trouvée en moi une amie toujours prête à vous aider. Pouvez-vous croire que votre oncle et moi n’aurions pas su épouser votre cause avec la même ferveur que mon frère ? » « Vraiment, je n’ai jamais douté de votre bonté », dit-elle, rougissant à nouveau, « mais je pensais que Mr. De Courcy pouvait obtenir tout ce qu’il voulait de ma mère. Je me suis trompée : ils se sont violemment querellés à ce sujet, et maintenant il s’en va. Maman ne me le pardonnera jamais, et je serai encore plus malheureuse. » « Non, il n’en sera rien », répondis-je, « l’interdiction de votre mère n’aurait pas dû vous empêcher d’aborder un tel sujet avec moi. Elle n’a pas le droit de vous rendre malheureuse, elle ne peut pas le faire. Votre appel à Reginald ne peut toutefois qu’être profitable à toutes les parties. Je crois que tout est au mieux. Ainsi vous ne serez désormais plus malheureuse. »
    A ce moment précis, quel ne fut pas mon étonnement de voir Reginald sortir du cabinet de Lady Susan. Le cœur me manqua soudain. Il était évident qu’il était très gêné de me voir. Frederica disparut sur-le-champ. « Partez-vous ? » lui demandai-je. « Vous trouverez Mr. Vernon dans ses appartements. » « Non, Catherine », répondit-il, « je ne pars pas. Puis-je vous parler un moment ? Nous allâmes chez moi. « Je crois » continua-t-il, et sa confusion augmentait tandis qu’il parlait, « que j’ai agi comme d’habitude avec une impétuosité déraisonnable. Je n’ai pas du tout compris Lady Susan, et j’étais sur le point de quitter la maison avec une fausse impression de sa conduite. Il y a eu de grossières erreurs, nous avons tous fait des erreurs, j’imagine. Frederica ne connaît pas sa mère. Lady Susan ne veut rien d’autre que son bien, mais elle ne cherche pas à être son amie. Lady Susan ne sait pas toujours, en conséquence, ce qui peut rendre sa fille heureuse. En outre, je n’ai aucunement le droit d’intervenir. Miss Vernon a fait erreur en s’adressant à moi. En somme, Catherine, tout a mal tourné, mais tout va heureusement rentrer dans l‘ordre. Je crois que Lady Susan souhaite vous en parler si vous avez un moment. » « Certainement », répondis-je, soupirant profondément d’entendre une aussi piètre histoire. Je ne fis cependant aucun commentaire, car cela eût été en pure perte.
    Reginald n’était que trop heureux de me quitter, et je me rendis donc auprès de Lady Susan, curieuse à vrai dire d’entendre sa version des faits. « Ne vous ai-je pas dit », commença-t-elle avec un sourire, « que votre frère ne nous quitterait pas finalement ? » « Vous l’aviez dit, c’est vrai », répondis-je avec gravité, « mais j’espérais bien que vous vous trompiez. » « Je n’aurais pas hasardé un tel pronostic » répliqua-t-elle, « s’il ne m’était pas venu à l’esprit à ce moment que sa résolution de partir pouvait trouver son origine d’une conversation que nous avons eue ce matin, et qui s’est terminée de façon très peu satisfaisante pour lui, aucun de nous deux ne parvenant à bien comprendre l’autre. Cette idée me frappa à cet instant, et je résolus immédiatement qu’une dispute accidentelle, pour laquelle j’étais probablement autant à blâmer que lui, ne devait pas vous priver de votre frère. Si vous vous en souvenez j’ai quitté la pièce presque immédiatement. J’étais résolue à éclaircir ces malentendus autant qu’il était en mon pouvoir, et sans perdre de temps. Voilà de quoi il s’agissait : Frederica s’opposait violemment à son mariage avec Sir James. » « Et comment, Madame, pouvez-vous vous en étonner ? » éclatai-je avec quelque vivacité. « Frederica est très vive d’esprit, au contraire de Sir James. » « Je suis très loin de le regretter, ma chère sœur » dit-elle, « bien au contraire, j’y vois un signe remarquable de l’intelligence de ma fille. Certainement, Sir James est très en-dessous d’elle (et ses manières puériles aggravent encore cette impression), et si Frederica avait possédé la pénétration et l’habileté que je pouvais m’attendre à trouver chez ma propre fille – ou même si j’avais su les qualités dont elle dispose effectivement – je n’aurais pas souhaité aussi ardemment ce mariage. » « Il est curieux que vous soyez la seule à ne pas voir le bon sens de votre fille ! » « Frederica ne se rend jamais justice, ses manières sont timides et enfantines, et de plus elle a peur de moi. Du temps de son pauvre père c’était une enfant gâtée ; la sévérité dont j’ai dû faire preuve ensuite m’a fait perdre son affection. Elle n’a ni cette intelligence brillante, ni ce génie ou cette agilité d’esprit qui peuvent la mettre en avant. » « Dites plutôt qu’elle n’a pas eu la chance d’avoir une bonne éducation ! » « Dieu sait, ma chère Mrs. Vernon, que je m’en rends parfaitement compte, mais je m’efforce d’oublier toutes les circonstances qui pourraient entacher la mémoire d’un nom qui m’est sacré. »
    Alors, elle fit semblant de pleurer. Je commençais à perdre patience. « Mais, repris-je, qu’alliez-vous me dire, Madame,  au sujet de votre désaccord avec mon frère ? » « Il provient d’une initiative de ma fille, qui montre ainsi son manque de jugement et la terreur de j’ai le malheur de lui inspirer et à laquelle je faisais allusion tout à l’heure – elle a écrit à Reginald. » « Je sais qu’elle l’a fait. Vous lui aviez interdit de nous entretenir moi et Mr. Vernon des causes de sa détresse ; que pouvait-elle donc faire sinon s’adresser à mon frère ? » « Dieu du ciel ! » s’exclama-t-elle, « quelle opinion devez-vous avoir de moi ! Pouvez-vous imaginer un seul instant que j’étais au courant de sa détresse ! Que c’était mon dessein de rendre mon enfant misérable, et que j’avais pu lui interdire d’évoquer le sujet avec vous par crainte que vous ne puissiez faire obstacle à ce plan diabolique ! Me croyez-vous donc dépourvue de toute honnêteté, de tout sentiment ? Serais-je capable de condamner au malheur éternel celle dont il est de mon devoir sur cette terre de faire le bonheur ? Cette idée est horrible ! » « Mais alors, quelle était votre intention en exigeant d’elle le silence ? » « De quelle utilité, ma chère sœur, aurait pu être une telle démarche auprès de vous, quelle que soit la situation ? Pourquoi vous exposer à des sollicitations que je refusais moi-même d’entendre ? Une telle chose n’était souhaitable ni pour votre bien, ni pour le sien, ni même pour le mien. Une fois prise ma propre résolution, je ne pouvais désirer l’intervention, même amicale, d’une autre personne. Je me suis trompée, il est vrai, mais je croyais faire pour le mieux. » « Mais à quelle erreur, Madame, faites-vous si souvent allusion ? D’où peut donc venir une ignorance aussi étonnante des sentiments de votre fille ! Pouviez-vous ignorer qu’elle détestait Sir James ? » « Je savais qu’il n’était pas absolument l’homme qu’elle aurait choisi, mais j’étais persuadée que ses réserves à son égard ne venaient pas de ce qu’elle avait conscience de l’infériorité de Sir James. Vous ne devez toutefois pas me questionner avec trop d’insistance sur ce point, ma chère sœur », continua-t-elle, me prenant affectueusement par le bras, « je reconnais honnêtement qu’il y a quelque chose à cacher. Frederica me rend si malheureuse ! Sa lettre à Mr. De Courcy m’a particulièrement blessée. »
    « Que sous-entendez-vous », dis-je « par tous ces mystères ? Si vous croyez votre fille un tant soit peu attachée à Reginald, ses objections envers Sir James n’en seraient pas moins valables que si la raison en était qu’elle avait simplement pris conscience de sa sottise. Et de toute façon, Madame, pourquoi pourriez-vous vous quereller avec mon frère pour une intervention qu’il n’est pas dans sa nature de refuser, vous le savez bien, lorsqu’elle lui était demandée avec une telle insistance ?
    « Son tempérament, vous le savez, est vif, et il est venu me faire des reproches, plein de compassion pour cette jeune fille maltraitée, cette héroïne en détresse ! Nous ne nous sommes pas compris : il me croyait plus à blâmer que je ne l’étais réellement, et je trouvais son intervention moins excusable que je ne la trouve maintenant. J’ai beaucoup de considération pour lui, et j’étais mortifiée de constater que celle-ci avait été aussi mal placée ; c’était du moins ce que je pensais. Nous étions tous deux très énervés, et bien sûr aussi blâmable l’un que l’autre. Sa résolution de quitter Churchhill s’accorde bien avec son empressement habituel. Quand je compris quelle était son  intention, toutefois, et commençai à me rendre compte que peut-être nous nous étions l’un et l’autre mépris sur nos intentions, je résolus que nous ayons une explication avant qu’il ne soit trop tard. Pour chaque membre de votre famille je ressens une égale affection, et je crois que j’aurais été vivement peinée que mes relations avec Mr. De Courcy se terminent si tristement. Il me reste à dire que, maintenant que je suis intimement convaincue de l’antipathie qu’éprouve Frederica pour Sir James, je vais à l’instant informer ce dernier qu’il doit oublier tout espoir de l’épouser. Je m’en veux de l’avoir rendue malheureuse, même si c’était sans le vouloir. Je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour réparer ; si elle attache autant de prix que moi à son bonheur, si elle juge sagement et se comporte comme elle doit le faire, tout ira maintenant bien pour elle. Excusez-moi, ma chère sœur, d’abuser ainsi de votre temps, mais je le devais à ma propre réputation, et après cette explication je crois que je ne risque plus de baisser dans votre estime. »
    J’aurais pu lui répondre : « Certainement pas ! », mais je la quittai presque sans un mot. Ma patience atteignait ses limites : je n’aurais pas pu m’arrêter si j’avais commencé. Quelle assurance ! Quelle perfidie ! Mais il est inutile que je m’étende sur ce sujet, vous en aurez été suffisamment frappée. Je ressens un profond malaise. Dès que j’eus repris contenance, je retournai au salon. La voiture de Sir James était à la porte, et il prit bientôt congé, joyeux comme toujours. Avec quelle facilité Madame parvient à encourager ou congédier un soupirant !
    Malgré cette délivrance, Frederica reste triste ; peut-être craint-elle toujours la colère de sa mère. Et bien qu’elle ait redouté le départ de mon frère, peut-être est-elle jalouse qu’il soit resté. Je vois avec quelle attention elle les observe, Lady Susan et lui, la pauvre fille ! Je n’ai aucun espoir à lui offrir. Il n’y a pas la moindre chance que son affection soit réciproque. L’opinion qu’il a d’elle est très différente de ce qu’elle était ; il lui rend quelque justice, mais sa réconciliation avec sa mère exclut toute possibilité d’une plus grande intimité. Ma chère mère, préparez-vous au pire ! Les probabilités qu’ils se marient viennent d’augmenter ! Il lui appartient plus que jamais. Quand cet évènement terrible se produira, Frederica sera totalement des nôtres. Je suis heureuse que ma dernière lettre ne précède que de peu celle-ci, car chaque instant compte lorsqu’il s’agit d’éviter d’éprouver une joie qui ne peut que se changer en déception.
    Bien à vous, etc.
    Catherine Vernon.

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