Accueil › Forums › Textes › AUSTEN, Jane – Lady Susan › Répondre à : AUSTEN, Jane – Lady Susan
LETTRE XXV
De Lady Susan à Mrs. Johnson.
Churchhill.
J’attends de vous, chère Alicia, des félicitations : je suis même gaie et triomphante ! Quand je vous ai écrit l’autre jour, j’étais à vrai dire très irritée, et avec raison. En réalité je ne sais pas si je dois me sentir plus sereine maintenant, car j’ai eu plus de peine que je ne l’avais prévu à rétablir la paix. Qu’il est insolent aussi, avec cette supériorité qu’il s’imagine que lui confère sa prétendue intégrité ! J’aurai bien du mal à lui pardonner, je vous le garantis. Il était réellement sur le point de quitter Churchhill ! J’avais à peine terminé ma dernière lettre quand Wilson vint m’en parler. Je pensais qu’il fallait tenter quelque chose, car je ne souhaitais pas laisser ma réputation à la merci d’un homme aux passions si violentes et si rancunières, et le laisser partir aussi défavorablement disposé envers moi eût été bien léger de ma part. Il était nécessaire de se montrer accommodante. J’envoyai Wilson lui dire que je souhaitais m’entretenir avec lui avant son départ ; il arriva immédiatement. Les violentes émotions qui avaient marqué son visage lorsque nous nous étions séparés commençaient à s’atténuer. Il semblait étonné de mon invitation à venir me rejoindre, et me regardait comme s’il souhaitait et craignait à la fois d’être adouci par ce que j’allais lui dire. Si j’étais bien telle que je souhaitais lui apparaître, j’étais digne et compassée, et pourtant, suffisamment pensive pour le convaincre que je n’étais pas très heureuse. « Je vous demande pardon, Monsieur, pour avoir pris la liberté de vous envoyer chercher » dis-je, « mais je viens d’apprendre votre intention de quitter ces lieux dès aujourd’hui, et je crois de mon devoir de vous prier de ne pas écourter ne serait-ce que d’une heure votre visite ici par ma faute. Je suis tout à fait consciente qu’après ce qui s’est passé entre nous, il serait malvenu pour nos sentiments à tous deux de demeurer sous le même toit. Un si grand, un si complet changement dans nos relations amicales ne peut que rendre tout commerce entre nous des plus pénibles, et votre résolution de quitter Churchhill est à n’en pas douter en accord avec notre situation, et avec ce tempérament vif que je sais être le vôtre. Mais en même temps, je ne puis souffrir le sacrifice de vous voir quitter une famille à laquelle vous êtes si attaché, et à qui vous êtes si cher. Ma présence ici ne peut apporter à Mr. et Mrs. Vernon le plaisir que leur procure votre présence, et mon séjour dans cette demeure a peut-être été trop long. En conséquence mon départ, qui ne devait de toute façon plus trop tarder, peut sans aucun inconvénient être avancé, et je mets un point d’honneur de ne pas être l’instrument qui séparera une famille si affectueusement unie. Où j’irai, cela n’a aucune importance pour qui que ce soit, et en vérité très peu d’importance pour moi-même, mais vous, vous comptez énormément pour vos parents. »
J’en avais fini, et j’espère que vous serez satisfaite de mon petit discours. J’en tire quelque vanité, car son effet sur Reginald ne fut pas moins favorable qu’instantané. Oh, combien il était délicieux de suivre les changements de sa physionomie tandis que je parlais ! De voir cette lutte entre la tendresse qui revenait et ce qui restait de son courroux ! C’est plutôt agréable d’avoir une sensibilité aussi malléable : non que je la lui envie, non que je voudrais, pour l’amour du ciel ! être comme lui, mais c’est bien pratique quand vous voulez influencer les passions des autres. Et ce Reginald, que quelques mots de ma part ont suffi à radoucir et à ramener à la plus complète soumission, docile, plus attaché et plus dévoué que jamais, aurait pu me quitter gonflé d’orgueil à la première colère sans même réclamer une explication ! Mais aussi humble qu’il soit devenu, je ne puis cependant pas lui pardonner cet accès d’orgueil, et je me demande si je ne vais pas le punir en le congédiant juste après cette réconciliation, ou en l’épousant afin de le torturer toute sa vie.
Mais ces mesures sont toutes deux trop violentes pour être adoptées sans y réfléchir. A l’heure présente, j’hésite entre plusieurs plans. J’ai beaucoup à penser : je dois punir Frederica, et avec sévérité, pour en avoir appelé à Reginald ; je dois le punir, lui, pour l’avoir accueillie si favorablement, et pour le reste de sa conduite. Je dois faire payer à ma belle-sœur cet air de triomphe insolent que j’ai perçu dans son regard et ses manières quand Sir James a été éconduit, car, si j’ai pu me réconcilier avec Reginald, je n’ai rien pu faire pour sauver ce malheureux jeune homme. Enfin, je dois trouver des compensations pour toutes les humiliations que j’ai dû endurer ces derniers jours. Pour tout cela, j’ai plusieurs plans. J’ai aussi dans l’idée de me rendre bientôt à Londres, et quel que soient mes choix par ailleurs, je mettrai probablement ce projet-ci à exécution : car Londres sera toujours le meilleur champ d’action quels que soient mes projets. Et au moins, j’y serai récompensée par votre compagnie, et je pourrai me distraire quelque peu après dix semaines de pénitence à Churchhill. Après y avoir si longuement réfléchi, je crois qu’il est dans ma nature de mener à son terme ce projet de mariage entre ma fille et Sir James. Donnez-moi votre avis sur ce point. La flexibilité d’esprit, un tempérament à se laisser guider par les autres, voilà des qualités dont, vous le savez, je ne suis guère désireuse de faire montre. Quant à Frederica, elle n’a droit à aucune indulgence pour ses caprices si ceux-ci sont contraires aux souhaits de sa mère. Et son amour platonique pour Reginald ! C’est sans aucun doute mon devoir de décourager de telles absurdités romanesques. Tout bien considéré, en somme, on dirait qu’il va me falloir la ramener en ville et la marier immédiatement à Sir James. Lorsque j’aurai réussi à lui imposer ma volonté, j’aurai quelque intérêt à rester en bons termes avec Reginald, ce qui, à l’heure actuelle, n’est pas le cas : car, bien qu’il soit en mon pouvoir, j’ai cédé sur le point qui était précisément à l’origine de notre querelle, et il est difficile de dire qui a remporté la victoire. Donnez-moi votre opinion sur tous ces sujets, ma chère Alicia, et dites-moi si vous pouvez me trouver un logement qui me convienne tout près de chez vous.
Votre dévouée
Susan Vernon.
LETTRE XXVI
De Mrs. Johnson à Lady Susan
Edward Street.
Je suis honorée que vous me demandiez mon avis, et le voici : venez en ville sans perdre un instant, mais laissez Frederica là-bas. Il vaut mieux vous établir confortablement en épousant Mr. De Courcy, que l’irriter lui et toute sa famille en forçant votre fille à épouser Sir James. Vous devriez penser plus à vous-même et moins à Frederica. Elle n’est pas à même d’augmenter votre crédit dans le monde, et elle me semble précisément là où elle doit être à Churchhill, avec les Vernon. Mais vous, vous êtes faite pour la société, et c’est une honte que vous soyez ainsi exilée. Laissez donc là Frederica, se punir elle-même pour les soucis qu’elle vous a causés, laissez-la cultiver cette sensibilité romanesque qui fera toujours son malheur, et venez à Londres dès que vous le pourrez. J’ai une autre raison de vous presser : Mainwaring est venu en ville la semaine dernière, et il s’est débrouillé pour me voir, malgré Mr. Johnson. Il est absolument désespéré à votre sujet, et tellement jaloux de De Courcy qu’il serait très imprudent pour eux de se rencontrer. Et si vous ne l’autorisez pas à vous voir ici, je ne puis vous garantir qu’il ne commettra pas une grande imprudence – comme se rendre à Churchhill, par exemple, ce qui serait terrible ! Par ailleurs, si vous suivez mon conseil et épousez De Courcy, il vous sera absolument nécessaire de vous débarrasser de Mainwaring, et vous seule pouvez avoir assez d’influence sur lui pour le renvoyer auprès de sa femme.
En vérité j’ai encore une autre raison de souhaiter votre venue : Mr. Johnson quitte Londres mardi prochain, il va en cure à Bath, où, si les eaux sont favorables à sa bonne santé et à mes souhaits, il restera alité avec la goutte pendant de longues semaines. Pendant son absence, nous pourrons choisir notre propre société, et bien nous amuser. Je vous aurais bien proposé de venir à Edward Street, mais il m’avait fait promettre de ne jamais vous inviter chez moi. Il n’aurait jamais pu obtenir de moi cette promesse sans la grande détresse financière dans laquelle je me trouvais à l’époque. Je peux vous trouver, cependant, un bel appartement dans Upper Seymour Street, et nous serons toujours ensemble ici ou là, car je considère que la promesse que j’ai faite à Mr. Johnson ne vous interdit (du moins en son absence) que de dormir à la maison.
Le pauvre Mainwaring me raconte tellement d’histoires à propos de la jalousie de sa femme. Quelle sotte d’espérer quelque constance d’un homme aussi charmant ! Mais elle a toujours été sotte – surtout en l’épousant : elle, héritière d’une fortune considérable, et lui, sans un sou ! Elle aurait pu avoir un titre, sans parler des baronnets. Elle a fait montre à cette occasion d’une telle folie, que bien que Mr. Johnson ait été son tuteur, et que je ne partage généralement pas ses vues, je ne pourrai jamais la pardonner.
Adieu. Bien à vous,
Alicia.
LETTRE XXVII
De Mrs. Vernon à Lady De Courcy
Churchhill.
Cette lettre, ma chère mère, vous sera remise par Reginald. Sa longue visite arrive enfin à son terme, mais je crains que cette séparation n’arrive trop tard pour nos affaires. Elle va à Londres pour voir son amie intime, Mrs. Johnson. Elle avait d’abord voulu que Frederica l’accompagne, pour qu’elle bénéficie des enseignements qu’on peut trouver là-bas, mais nous avons eu le dessus sur ce point. Frederica était désespérée à l’idée de partir, et je ne pouvais supporter l’idée de la savoir à la merci de sa mère ; tous les maîtres de Londres n’auraient pu compenser la perte de son bien-être. J’aurais pu aussi m’inquiéter pour sa santé, ou pour toute autre chose, à l’exception de ses principes – sur ce point, je pense qu’elle n’a guère à craindre de sa mère ou des amies. Mais elle aurait forcément dû se mêler à ces femmes (un bien mauvais lot, je n’en doute pas), ou au contraire rester dans une complète solitude, et je ne sais ce qui pour elle aurait été le pire. Si elle était restée aux côtés de sa mère, de plus, elle aurait certainement dû, hélas ! côtoyer également Reginald, ce qui aurait été pire que tout.
Ici, nous allons retrouver le calme, et nos habitudes, nos livres et nos conversations, et l’exercice, la compagnie des enfants, et tous les plaisirs domestiques qu’il sera en mon pouvoir de lui procurer, sauront à n’en pas douter venir à bout de cet amour d’enfant. Je n’aurais aucune inquiétude si elle affrontait n’importe quelle autre femme que sa mère. Combien de temps Lady Susan restera-t-elle en ville, et reviendra-t-elle ici, je ne le sais. Je ne saurais lui faire une cordiale invitation, mais si elle choisissait de revenir, ce n’est pas un manque de cordialité de ma part qui la tiendra éloignée. Je n’ai pas pu m’empêcher de demander à Reginald s’il entendait rester à Londres cet hiver, dès que j’ai su que Madame s’y rendait. Il a prétendu qu’il n’était pas décidé, mais il y avait quelque chose dans son air et dans sa voix qui contredisait ses paroles. C’en est fini des lamentations. Je considère la chose comme tellement décidée que je m’y résigne en désespoir de cause. S’il vous quitte bientôt pour Londres, alors tout sera joué.
Votre affectionnée, etc.
Catherine Vernon.
LETTRE XXVIII
De Mrs. Johnson à Lady Susan
Edward Street.
Ma très chère amie – je vous écris dans la plus grande détresse ; un évènement des plus graves vient de se produire. Mr. Johnson est parvenu à nous atteindre tous de la plus cruelle manière. J’imagine qu’il a dû entendre dire, d’une façon ou d’une autre, que vous seriez bientôt à Londres, et il s’est arrangé pour avoir une attaque de goutte qui va, au mieux, retarder son départ pour Bath, sinon l’empêcher tout à fait. Je suis persuadée que la goutte peut être convoquée ou renvoyée selon son bon plaisir, il en était de même lorsque j’avais voulu rejoindre les Hamilton aux lacs, et il y a trois ans, lorsque j’étais tentée par un séjour à Bath, rien n’aurait pu l’amener à montrer le moindre symptôme de goutte.
Je suis heureuse de voir que ma lettre vous a fait tellement d’effet, et aussi que De Courcy soit maintenant sans doute tout à vous. Faites-moi savoir quand vous arriverez, et en particulier dites-moi ce que vous comptez faire de Mainwaring. Il est impossible de dire quand je pourrai vous rendre visite, car ma réclusion sera complète. C’est une ruse si abominable que d’être malade ici et non à Bath, que je eux à peine me contenir. A Bath ses vieilles tantes auraient veillé sur lui, mais ici tout m’incombe, et il endure la douleur avec une telle patience que je n’ai même pas la moindre excuse pour perdre mon calme.
Fidèlement votre,
Alicia
LETTRE XXIX
De Lady Susan à Mrs. Johnson
Upper Seymour Street.
Ma chère Alicia – je n’avais pas besoin de ce dernier accès de goutte pour détester Mr. Johnson, mais maintenant l’intensité de mon aversion n’est plus mesurable. Vous savoir confinée dans ses appartements en tant que garde-malade ! Ma chère Alicia, quelle erreur avez-vous donc commise d’épouser un homme de cet âge ! Juste assez vieux pour être exigeant, incontrôlable, et avoir la goutte, trop vieux pour être agréable, trop jeune pour mourir.
Je suis arrivée hier soir vers cinq heures, et j’avais à peine avalé mon dîner que Mainwaring a fait son entrée. Je ne nierai pas le plaisir que j’ai éprouvé à sa vue, ni combien j’ai pu mesurer le contraste qui peut exister entre sa personne et ses manières, et celles de Reginald… au grand désavantage de ce dernier. Pendant une heure ou deux, ma résolution de l’épouser a même vacillé, et bien que cette idée fût trop vaine et insensée pour que je la garde trop longtemps à l’esprit, je ne me sens tout de même pas trop impatiente de me marier, ni de le voir arriver en ville conformément à nos engagements. Je différerai sans doute son arrivée, sous un prétexte ou un autre. Il ne doit pas venir avant que Mainwaring ne soit reparti. J’ai encore par moments des doutes au sujet de ce mariage. Si le vieux mourait, je n’aurais pas la moindre hésitation, mais sinon, dépendre à ce point des caprices de Sir Reginald conviendra fort peu à ma liberté d’esprit. Si je décide au contraire d’attendre ce triste évènement, je pourrai trouver dans mon récent veuvage de dix mois à peine une excuse bien suffisante. Je n’ai donné aucun indice à Mainwaring sur mes intentions, ni ne lui ai donné la moindre raison de voir dans mes rapports avec Reginald autre chose qu’un flirt comme un autre, et j’ai réussi à l’apaiser suffisamment. Adieu, jusqu’à ce que nous nous retrouvions ; je suis enchantée de mon logement.
Fidèlement vôtre,
Susan Vernon.
LETTRE XXX
De Lady Susan à Mr. Reginald De Courcy
Upper Seymour Street.
J’ai bien reçu votre lettre, et je ne cherche pas à vous cacher que je suis flattée de vous voir si impatient de me rejoindre. Toutefois, je me vois dans la nécessité de repousser l’heure de ces retrouvailles au-delà de ce que nous avions prévu. Ne me jugez pas ingrate d’user ainsi de mon pouvoir, et ne m’accusez pas non plus de versatilité avant d’avoir entendu mes raisons. Pendant mon voyage depuis Churchhill, j’ai eu tout le loisir de réfléchir sur l’état de nos affaires, et chaque examen que j’en ai fait a renforcé ma conviction qu’elles demandaient une grande délicatesse et une grande prudence, auxquelles nous avions jusqu’ici été peu attentifs. Nos sentiments nous avaient amenés à un degré de précipitation qui s’accorde mal avec les attentes de nos amis ou l’opinion de la société. Nous avons été imprudents en formant cet engagement quelque peu hâtif, mais nous ne devons pas persévérer dans l’imprudence en le ratifiant, alors qu’il y aurait tant de raisons de craindre que cette alliance ne rencontre l’opposition de ces amis dont vous dépendez.
Nous ne devons pas blâmer votre père d’espérer pour vous un mariage avantageux. Quand une famille possède des biens aussi considérables, le désir de les accroître, s’il n’est pas complètement raisonnable, est trop couramment répandu pour susciter notre surprise ou notre ressentiment. Votre père est en droit d’attendre que sa belle-fille lui amène de l’argent, et je me fais parfois le reproche d’accepter que vous puissiez consentir à une union aussi déraisonnable, mais l’influence de la raison se fait souvent sentir trop tard par les personnes qui ont une sensibilité aussi vive que la mienne. Je suis maintenant veuve depuis quelques mois, et, bien que je ne sois pas redevable envers mon mari pour le peu de bonheur qu’il m’a apporté pendant ces quelques années, je ne puis oublier qu’un second mariage si rapide serait vu comme une indélicatesse et m’exposerait à la censure du monde, et, ce qui est encore plus insupportable, à encourir le déplaisir de Mr. Vernon. Je devrais peut-être m’endurcir contre l’injustice de la réprobation publique, mais vous savez bien que je ne puis endurer l’idée de perdre son estime. Et si l’on ajoute à cela le sentiment de vous avoir porté préjudice dans les relations avec votre famille, comment pourrais-je le supporter ? Avec une sensibilité aussi délicate que la mienne, la certitude d’avoir séparé le fils de ses parents ferait de moi, même en votre compagnie, la plus malheureuse des femmes. Il est donc certainement plus sage de différer notre union, jusqu’à ce que les circonstances soient plus favorables et que les affaires aient pris un meilleur tour. Pour nous aider dans une telle résolution, je crois que la séparation est nécessaire. Nous ne devons pas nous voir. Aussi cruelle que cette phrase puisse nous paraître, il est nécessaire de la prononcer, afin que je puisse me réconcilier avec moi-même, comme cela vous semblera évident quand vous considérerez la situation sous l’éclairage où la nécessité m’a contraint de vous la présenter. Vous serez peut-être – vous serez certainement – convaincu que rien d’autre que la ferme conviction de mon devoir n’aurait pu m’amener à blesser ainsi mes propres sentiments en exigeant une séparation prolongée. Sans doute ne me suspecterez-vous pas d’être insensible à vos propres sentiments. Une fois de plus je vous le dis, nous ne devrions pas, nous ne devons pas nous rencontrer. Une séparation de quelques mois tranquillisera les inquiétudes fraternelles de Mrs. Vernon, qui, habituée comme elle l’est à la richesse, pense que la fortune est toujours nécessaire, et dont la sensibilité n’est pas de nature à pouvoir comprendre la nôtre. Donnez-moi de vos nouvelles bientôt – très bientôt. Dites-moi que vous vous rendez à mes arguments, et que vous ne m’en faites pas reproche. Je ne suis supporter les reproches. Je dois chercher à m’occuper l’esprit, et heureusement, beaucoup de mes amis sont en ville, et parmi eux les Mainwaring ; vous savez combien je les apprécie l’un comme l’autre.
Bien sincèrement,
Susan Vernon.
LETTRE XXXI
De Lady Susan à Mrs. Johnson
Upper Seymour Street.
Ma chère amie – ce fâcheux de Reginald est ici. Ma lettre, qui avait pour but de le maintenir plus longtemps à la campagne, l’a précipité en ville. Même si j’aimerais le savoir au loin, je ne puis toutefois m’empêcher de me réjouir d’une pareille preuve d’attachement. Il m’est dévoué, corps et âme. Il vous portera ce billet lui-même, ce qui lui servira d’introduction, car il désire depuis longtemps vous être présenté. Permettez-lui de passer la soirée avec vous, afin que je n’aie pas à craindre de le voir revenir ici. Je lui ai dit que je n’étais pas très bien, et devais rester seule ; s’il devait revenir ici il pourrait y avoir une certaine confusion, car il est impossible d’être sûr des domestiques. Gardez-le donc à Edward Street, je vous en supplie. Vous ne le trouverez pas pénible, et je vous permets de flirter avec lui autant que vous le voudrez. Mais en même temps, ne perdez pas de vue mon intérêt : trouvez tous les arguments pour le convaincre que je serais très contrariée s’il restait ici ; vous connaissez mes raisons : les convenances, etc. Je les lui rappellerais bien moi-même, mais je suis impatiente de me débarrasser de lui, car Mainwaring arrive dans une demi-heure. Adieu !
Susan Vernon.
LETTRE XXXII
De Mrs. Johnson à Lady Susan
Edward Street.
Ma chère créature – Je suis désespérée, et ne sais que faire. Mr. De Courcy est arrivé juste au mauvais moment. Mrs. Mainwaring venait tout juste d’entrer dans la maison, et de forcer le passage pour voir son tuteur. Je n’en ai rien su sur le moment, car j’étais sortie lorsque Reginald et elle sont entrés, sinon je l’aurais renvoyé d’une façon ou d’une autre. Mais elle s’était enfermée avec Mr. Johnson, tandis que Reginald m’attendait dans le salon. Elle est arrivée hier, poursuivant son mari ; mais peut-être vous l’a-t-il déjà appris lui-même. Elle est venue en cette maison pour implorer mon mari d’intervenir, et avant que je puisse faire quoi que ce soit, tout ce qu’il aurait dû ignorer était déjà connu de lui. Pour comble de malheur, elle a réussi à faire dire au valet de Mainwaring que ce dernier vous avait rendu visite tous les jours depuis que vous étiez en ville, et elle venait justement de le suivre jusqu’à votre porte ! Que pouvais-je faire ! Ces évènements sont tellement horribles ! Tout est maintenant connu de De Courcy, qui est seul avec Mr. Johnson. Ne m’accusez pas ; il m’était réellement impossible de l’empêcher. Mr. Johnson suspectait depuis longtemps De Courcy d’avoir l’intention de vous épouser, et il s’est entretenu avec lui dès qu’il l’a su dans la maison. Cette horrible Mrs. Mainwaring, qui, pour votre bonheur, est plus maigre et plus affreuse que jamais, est toujours ici, et ils sont tous enfermés ensemble. Que faire ? Au moins je l’espère, Mainwaring accablera sa femme plus que jamais. Je pense à vous,
Fidèlement vôtre,
Alicia.
LETTRE XXXIII
Lady Susan à Mrs. Johnson
Upper Seymour Street.
Cet éclaircissement est assez malheureux. Quelle malchance que vous ayez été absente ! J’étais certaine que vous seriez là à sept heures. Mais je ne suis toutefois pas découragée. Ne vous tourmentez pas pour moi ; sachez-le, je peux arranger mon histoire pour qu’elle convienne à Reginald. Mainwaring vient juste de partir ; il m’a informée de l’arrivée de sa femme. Quelle sotte, qu’espère-t-elle donc de telles manœuvres ? Mais j’aurais préféré qu’elle reste tranquillement à Langford. Reginald sera furieux un temps, mais demain pour le dîner, tout sera à nouveau pour le mieux.
Adieu !
Susan Vernon.
LETTRE XXXIV
De Reginald De Courcy à Lady Susan
Hôtel ***
J’écris juste pour vous dire adieu ; le charme est rompu ; je vous vois telle que vous êtes. Depuis que nous nous sommes séparés hier, j’ai reçu d’une autorité indiscutable des informations sur vous qui m’ont douloureusement convaincu de la tromperie dont j’ai été victime, et de l’absolue nécessité d’une séparation immédiate et définitive. Vous ne pouvez ignorer ce à quoi je fais allusion. Langford ! Langford ! Ce mot suffira. Je tiens mes informations de Mrs. Mainwaring elle-même, et je les ai obtenues chez Mr. Johnson. Vous savez combien je vous ai aimée ; vous pouvez aisément deviner quels sont mes sentiments aujourd’hui ; mais je ne suis pas faible au point de trouver plaisir à les décrire à une femme qui se glorifiera de les avoir mis au supplice, sans qu’ils aient jamais pu gagner son affection.
Reginald de Courcy.
LETTRE XXXV
De Lady Susan à Mr. Reginald De Courcy
Upper Seymour Street.
Je n’essaierai pas de vous décrire mon étonnement lorsque j’ai lu ce billet que je viens de recevoir de vous. Je reste perplexe lorsque je m’efforce d’imaginer avec quelque vraisemblance ce qu’a bien pu vous dire Mrs. Mainwaring pour occasionner un tel revirement dans vos sentiments. Ne vous ai-je pas exposé tout ce qui dans mes affaires pouvait se prêter à une interprétation douteuse, et que la société a perfidement présenté en ma défaveur ? Et qu’avez-vous bien pu entendre pour faire ainsi vaciller l’estime que vous aviez pour moi ? Vous ai-je jamais caché quoi que ce soit ? Reginald, vous m’inquiétez plus que je ne saurais dire. Je ne puis croire que cette vieille histoire de jalousie de Mrs. Mainwaring puisse ressortir, et moins encore qu’elle puisse être encore écoutée. Venez à moi à l’instant, et expliquez-moi ce qui pour l’heure est absolument incompréhensible. Croyez-moi, le seul nom de Langford n’a pas un pouvoir évocateur suffisant pour qu’il ne soit pas besoin d’en dire plus. Si nous devons effectivement nous séparer, il serait au moins aimable à vous de prendre congé en personne – mais je n’ai pas le cœur à plaisanter ; en vérité je suis très sérieuse, car baisser dans votre estime, ne serait-ce que pour une heure, est une humiliation à laquelle je ne sais comment faire face. Je compterai chaque minute d’ici à votre arrivée.
Susan Vernon.
LETTRE XXXVI
De Mr. Reginald De Courcy à Lady Susan
Hôtel ***
Pourquoi m’écrire ? Pourquoi vouloir des détails ? Mais s’il en est ainsi, je suis forcé de dire que tous les rapports sur votre inconduite durant la vie de Mr. Vernon, et depuis sa mort, m’étaient parvenus, à moi comme au monde en général, et que j’y ajoutais foi jusqu’à ce que je vous rencontre. Vous avez su m’amener à les rejeter, par vos perfides artifices, mais on m’a prouvé la véracité de ces rapports d’une manière indiscutable. Mieux encore, je suis certain qu’une liaison, à laquelle je n’avais jamais songé un instant, a existé un temps, et continue d’exister, entre vous et cet homme dont la famille n’a reçu de vous que des tourments en échange de l’hospitalité qu’elle vous avait offerte. Je sais que vous n’avez cessé de correspondre avec lui depuis votre départ de Langford ; pas avec sa femme, mais avec lui, et qu’il vous rend maintenant visite chaque jour. Pouvez-vous, oserez-vous le nier ? Et pendant ce temps vous m’encouragiez, vous m’acceptiez comme votre prétendant ! A quoi n’ai-je pas échappé ! Je ne peux que m’en réjouir. Je suis loin de me plaindre, ou de regretter quoi que ce soit ! Ma propre folie m’a mis en danger je ne dois mon salut qu’à la bonté et à l’intégrité d’un autre homme. Mais la malheureuse Mrs. Mainwaring, dont la raison semblait vaciller lorsqu’elle me rapportait ces évènements, comment la consoler, elle ? Après une telle découverte, vous aurez mauvaise grâce à continuer à feindre l’étonnement devant ma manière de vous dire adieu. J’ai enfin retrouvé mon bon sens, et j’ai appris non seulement à haïr les artifices qui m’ont trompé, mais aussi à mépriser ma propre faiblesse sur laquelle ils avaient érigé leur pouvoir.
Reginald de Courcy.
LETTRE XXXVII
De Lady Susan à Mr. Reginald De Courcy
Upper Seymour Street.
Je suis satisfaite, et je ne vous dérangerai plus une fois ces quelques lignes terminées. L’engagement que vous étiez si pressé de contracter il y a quinze jours n’est plus compatible avec vos opinions, et je me réjouis de constater que les conseils de prudence de vos parents n’ont pas été prodigués en vain. Vous retrouverez la paix, je n’en doute pas, à la suite de cet acte de soumission filiale, et je me flatte quant à moi, de survivre à cette déception.
Susan Vernon.
LETTRE XXXVIII
De Mrs. Johnson à Lady Susan Vernon
Edward Street.
Je suis bien triste de votre rupture avec Mr. De Courcy, bien que je ne parvienne pas à m’en étonner. Il vient d’en informer Mr. Johnson par courrier. Il quitte Londres, dit-il, aujourd’hui même. Soyez sûr que je partage tous vos sentiments, et ne m’en veuillez pas de vous dire que nos relations, même par courrier, doivent cesser. J’en suis désespérée, mais Mr. Johnson affirme que si je persiste à les maintenir, il s’installera à la campagne pour le reste de sa vie ; et vous savez qu’il m’est impossible de me soumettre à une telle extrémité tant qu’il existe une alternative. Je pense que vous avez appris que les Mainwaring vont se séparer, et je crains fort que Mrs. Mainwaring ne revienne chez nous. Mais elle est si entichée de son mari, et se fait tellement de souci pour lui, que peut-être elle ne vivra plus bien longtemps. Miss Mainwaring vient d’arriver en ville pour y retrouver sa tante, et ils disent qu’elle a déclaré qu’elle ne quitterait pas Londres sans Sir James Martin. A votre place, je garderais celui-ci pour moi.
J’allais oublier de vous faire part de mon opinion au sujet de Mr. De Courcy ; il me plait réellement beaucoup ; il est tout à fait aussi élégant, à mon avis, que Mainwaring, et il est d’un caractère si ouvert, si plein de bonne humeur, qu’on ne peut s’empêcher de l’aimer au premier regard. Mr. Johnson et lui sont les meilleurs amis du monde. Adieu, ma très chère Susan, j’aurais aimé que les choses n’aient pas aussi mal tourné. Cette malheureuse visite à Langford ! Mais je suis sûre que vous avez agi au mieux, et qu’on ne peut rien contre son destin.
Sincèrement vôtre,
Alicia.
LETTRE XXXIX
De Lady Susan à Mrs. Johnson
Upper Seymour Street.
Ma chère Alicia,
J’accepte la nécessité de notre séparation. Au vu des circonstances, vous ne pouviez faire autrement. Notre amitié ne peut en être affectée, et quand les temps seront meilleurs, quand vous serez aussi indépendante que moi, nous retrouverons notre intimité d’autrefois. J’attendrai impatiemment ce moment, et dans l’intervalle je puis sans crainte vous assurer que je n’ai jamais été plus à l’aise, que je n’ai jamais été plus satisfaite de moi qu’au moment présent. Votre mari que je déteste, Reginald que je méprise : je suis assurée de ne plus jamais revoir aucun des deux. N’ai-je pas des raisons de me réjouir ? Mainwaring m’est plus dévoué que jamais, et si nous étions libres, je ne sais pas si je pourrais lui résister s’il m’offrait le mariage. Si sa femme vit chez vous, c’est même là un évènement qu’il est en votre pouvoir de favoriser. La violence de ses sentiments, si elle est proprement cultivée, peut terminer de l’épuiser. Je compte sur votre amitié pour y veiller. Je suis maintenant satisfaite de me rendre compte que je n’aurais jamais pu épouser Reginald, et je suis également déterminée à ce que Frederica ne l’épouse pas non plus. Demain, je la ramènerai de Churchhill, et que Maria Mainwaring tremble de ce qui s’ensuivra ! Frederica sera l’épouse de Sir James avant qu’elle ait quitté ma demeure, et elle pourra gémir, et les Vernon pourront tempêter autant qu’ils voudront, je ne m’en soucie guère. Je suis fatiguée de me plier aux caprices des autres, de plier mon jugement par déférence envers des personnes à qui je ne dois rien, et pour lesquelles je ne ressens aucun respect. J’ai trop donné, je me suis laissée trop aisément manœuvrer, mais Frederica va maintenant se rendre compte du changement. Adieu, vous la plus chère des amies ! Que la prochaine attaque de goutte vous soit plus favorable ! Et puissiez-vous me voir toujours comme éternellement vôtre !
Susan Vernon.
LETTRE XL
De Lady De Courcy à Mrs. Vernon
Ma chère Catherine,
J’ai de charmantes nouvelles pour vous, et si je n’avais pas envoyé ma lettre ce matin, vous auriez pu vous éviter le tracas de savoir Reginald parti pour Londres, car il est revenu. Reginald est revenu, non pas pour demander notre consentement pour épouser Lady Susan, mais pour nous annoncer qu’ils s’étaient séparés pour toujours. Il n’est resté qu’une heure à la maison, et je n’ai pas pu apprendre les détails, car il est si déprimé que je n’avais pas le cœur à lui poser des questions, mais je crois que nous saurons bientôt tout. C’était l’heure la plus heureuse qu’il nous ait offerte depuis le jour de sa naissance. Rien ne manque plus que de vous avoir parmi nous, et nous vous demandons, et vous supplions même de venir nous rejoindre dès que vous le pourrez. Vous nous aviez promis une visite il y a de longues semaines ; j’espère que Mr. Vernon n’y verra pas d’inconvénient, et s’il vous plaît, amenez tous mes petits-enfants, et votre chère nièce également bien sûr ; j’ai hâte de la voir. Ce fut un hiver bien triste et bien rude jusqu’ici, sans Reginald ni personne de Churchhill. La saison ne m’avait jamais semblé aussi triste, mais ces joyeuses retrouvailles nous rendront notre jeunesse ! Frederica ne quitte pas mes pensées, et quand Reginald aura retrouvé son habituelle bonne humeur (prochainement j’en suis sûre), nous essaierons de lui ravir son cœur une fois de plus, et j’ai bon espoir de les voir unis dans peu de temps !
Votre mère affectionnée,
C. De Courcy.
LETTRE XLI
De Mrs. Vernon à Lady de Courcy
Churchhill.
Ma chère mère,
Votre lettre m’a surprise au-delà de toute expression ! Est-il possible qu’ils soient réellement séparés – et pour toujours ? Je serais folle de joie si je pouvais en être assurée, mais après tout ce que j’ai vu, comment en être sûre ? Et Reginald est chez vous, vraiment ? Ma surprise est d’autant plus grande que mercredi, le jour même de son arrivée à Parklands, nous avons reçu une visite inattendue et fort malvenue de Lady Susan, toute de douceur et de bonne humeur, et qui semblait plus être sur le point de l’épouser dès qu’elle rentrerait à Londres, que de l’avoir quitté à jamais. Elle est restée presque deux heures, elle était plus affectueuse et agréable que jamais, et pas une syllabe, ni la moindre allusion, ne fut prononcée qui aurait pu laisser penser qu’il y avait la moindre mésentente ou la moindre froideur entre eux. Je lui demandai si elle avait vu mon frère depuis son arrivée en ville, et vous vous doutez bien que je n’avais aucun doute à ce sujet, mais il s’agissait plutôt de voir sa réaction. Elle me répondit immédiatement, et sans être le moins du monde embarrassée, qu’il avait eu la gentillesse de lui rendre visite lundi, mais qu’elle pensait qu’il était déjà retourné chez lui, ce à quoi j’accordai très peu de crédit.
Nous acceptons votre aimable invitation avec plaisir, et nous serons parmi vous jeudi prochain avec les petits. Prions le ciel pour que Reginald ne soit pas à nouveau à Londres à ce moment-là ! J’aimerais que nous puissions amener aussi cette chère Frederica, mais j’ai le regret de vous dire que sa mère était parmi nous afin de la ramener, et aussi misérable que cela ait pu rendre la pauvre fille, il était impossible de la retenir. J’étais absolument décidée à ne pas la laisser partir, ainsi que son oncle, et nous fîmes tout ce qui était possible, mais Lady Susan déclara que puisqu’elle était sur le point de s’installer à Londres pour quelques mois, elle ne serait pas tranquille si sa fille n’était pas avec elle pour les leçons, etc. Ses façons, c’est certain, étaient aimables et appropriées, et Mr. Vernon pense que Frederica sera maintenant traitée avec affection. J’aimerais le croire également. La pauvre fille avait presque le cœur brisé lorsqu’elle prit congé de nous. Je la pressai de m’écrire très souvent, et de se souvenir que si elle était dans la détresse, elle trouverait toujours en nous des amis. Je me suis arrangée pour la voir seule à seule afin de lui dire tout cela, et j’espère lui avoir redonné quelque force, mais je ne serai pas tranquille tant que je ne serai pas allée à Londres pour y juger par moi-même de sa situation. J’aimerais qu’il y eût une meilleure perspective que l’union que laisse espérer la conclusion de votre lettre. En l’état actuel des choses, cela ne me semble pas très probable.
Bien à vous,
Catherine Vernon.
Conclusion
Cette correspondance, à la suite d’un rassemblement de certaines des parties, et de la séparation des autres, ne pouvait pas, au grand détriment des recettes de la poste, se poursuivre plus longtemps. Bien peu de choses pourraient être déduites des échanges épistolaires entre Mrs. Vernon et sa nièce, car la première se rendit vite compte, par le style des lettres de Frederica, qu’elles étaient écrites sous la surveillance de sa mère ! Et en conséquence, elle différa toute investigation un peu poussée jusqu’à ce qu’elle puisse la conduire personnellement à Londres, et elle cessa d’écrire souvent, et n’écrivit plus que des généralités. En ayant appris suffisamment pendant ce temps par son frère toujours plein de franchise, sur ce qui s’était passé entre lui et Lady Susan pour faire tomber cette dernière encore plus bas dans son estime, elle était d’autant plus désireuse de soustraire Frederica à une telle mère, et de la garder sous sa propre protection. Et, même avec de faibles chances de réussite, elle était décidée à tout tenter qui pût offrir une chance d’obtenir le consentement de sa belle-sœur.
Son impatience était telle qu’elle pressa Mr. Vernon d’aller sans tarder à Londres, et celui-ci, comme on s’en est peut-être rendu compte, ne vivant que pour faire ce qu’on attendait de lui, trouva vite des affaires qui l’appelaient là-bas bien opportunément. Ne pouvant penser à rien d’autre, Mrs. Vernon rendit visite à Lady Susan dès qu’elle arriva en ville, et elle fut reçue avec tant de naturel et d’affection qu’elle faillit se détourner d’elle avec horreur. Aucun souvenir de Reginald, aucune trace de culpabilité ne semblaient l’embarrasser ; elle était d’excellente humeur, et elle semblait désireuse de montrer par ses attentions envers son frère et sa sœur qu’elle leur savait gré de leur bonté, et qu’elle se plaisait en leur compagnie. Frederica n’avait pas plus changé que Lady Susan. Ses manières étaient toujours aussi réservées ; elle paraissait toujours aussi intimidée qu’auparavant par la présence de sa mère : tout indiquait à sa tante que sa situation restait difficile, et la confortait encore dans sa résolution de changer cet était de choses.
Aucune méchanceté cependant ne se manifestait de la part de Lady Susan. Les persécutions au sujet de Sir James semblaient complètement terminées. Son nom ne fut prononcé que pour dire qu’il n’était plus à Londres, et pour dire la vérité, pendant toute la conversation, Lady Susan ne semblait soucieuse que du bien-être et de l’accomplissement de sa fille, admettant avec satisfaction qu’elle devenait jour après jour tout ce qu’une mère pouvait désirer. Mrs. Vernon, surprise et incrédule, ne savait que redouter, et, sans que cela change en rien ses projets, elle craignait une plus grande difficulté à les accomplir. Elle commença à espérer lorsque Lady Susan lui demanda si elle trouvait que Frederica avait aussi bonne mine que lorsqu’elle était à Churchhill, car elle devait reconnaître qu’elle craignait parfois que Londres ne lui convienne pas parfaitement. Mrs. Vernon, désirant encourager ces craintes, proposa directement à sa nièce de venir avec elle à la campagne. Lady Susan ne put exprimer à quelle point elle appréciait cette gentillesse, même si elle ne savait pas, pour toute une série de raisons, comment elle pourrait se séparer de sa fille. Bien que ses plans ne fussent pas encore complètement fixés, elle avait elle-même l’intention d’emmener Frederica à la campagne. Elle conclut en refusant absolument de profiter d’une attention qui était la plus délicate qu’on eût connue. Mrs. Vernon persévéra toutefois dans son offre, et bien que Lady Susan continuât à résister, cette résistance apparut au fil des jours de moins en moins inébranlable. Une épidémie de grippe fort bienvenue permit de décider ce qui en d’autres circonstances ne se serait pas fait aussi rapidement. Les craintes maternelles de Lady Susan furent à ce moment trop en éveil pour l’empêcher de penser à autre chose que de soustraire Frederica aux risques de l’infection ; plus que tout au monde elle craignait la grippe et ses effets sur la constitution de sa fille !
Frederica retourna donc à Churchhill avec son oncle et sa tante, et trois semaines plus tard, Lady Susan annonça son propre mariage avec Sir James Martin. Mrs. Vernon fut alors convaincue de ce qu’elle n’avait pu que suspecter jusque-là : qu’elle aurait pu s’éviter tout le tracas de travailler à une retraite que Lady Susan avait sans aucun doute planifiée dès le début. La visite de Frederica devait normalement durer six semaines, mais sa mère, même si elle l’invita à revenir dans une ou deux lettres pleines d’affection, était toute prête à témoigner sa reconnaissance à tout le monde si on pouvait consentir à prolonger son séjour. Deux mois plus tard, elle avait cessé dans ses lettres de faire référence à son absence, et après deux autres mois elle avait tout à fait cessé de lui écrire. En conséquence Frederica résida avec la famille de son oncle et de sa tante, du moins jusqu’à ce que Reginald de Courcy puisse être amené, par la parole, la flatterie et la ruse, à ressentir pour elle de l’affection. Ce qui ne pouvait prendre moins d’un an, étant donné qu’il devait vaincre son attachement pour la mère de la jeune fille, son refus de tout engagement ultérieur, et sa détestation des femmes. Trois mois auraient dû suffire en temps normal, mais les sentiments de Reginald n’étaient pas moins durables que forts.
Que Lady Susan ait été ou non heureuse dans son second choix, je ne vois pas comment on pourrait en être sûr. Qui pourrait la croire sur parole, quelle que pût être sa réponse ? On ne peut que faire des conjectures ; il n’y avait aucune difficulté pour elle, si ce n’est son mari, et sa propre conscience. Sir James semblera plus durement puni que ne le méritait sa seule sottise ; je l’abandonne donc à toute la pitié qu’on pourra lui témoigner. Pour ma part, je dois dire que je ne puis plaindre que Miss Mainwaring. Venue à Londres afin de s’assurer d’un mari, et faisant grande dépense pour sa toilette, au point de s’appauvrir pour les deux années à venir, elle fut privée de son dû par une femme de dix ans plus âgée qu’elle.