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CHAPITRE I. LA FAMILLE DU DOCTEUR.
On avait coutume de dire dans le village de Beetham que rien n’allait jamais de travers pour Alice Dugdale. Ce qui voulait dire, peut-être, qu’elle était déterminée à faire en sorte tout aille toujours pour le mieux. Elle accueillait toujours les évènements avec une gracieuse bienveillance, et quels qu’ils soient, les évènements eux-mêmes semblaient tellement satisfaits de cet accueil, qu’ils se comportaient à leur tour la plupart du temps avec bienveillance.
Bien sûr, elle avait eu des chagrins, qui n’en a pas ? Mais elle avait gardé ses larmes pour elle-même, et était restée souriante pour le plaisir de tous ceux qui l’entouraient. Cette petite histoire va montrer combien elle souffrit à un certain moment de sa vie, comment elle continua à sourire, et comment elle parvint finalement à vaincre son chagrin.
Son père était le médecin de campagne de la populeuse et paresseuse paroisse de Beetham. Beetham est l’un de ces endroits qu’on trouve si souvent dans le sud de l’Angleterre, moitié village, moitié ville, qui ne semblent pas avoir de vraie raison d’exister. Beetham n’avait pas de maire, pas de municipalité, pas de marché, pas de trottoirs, pas de gaz. Ce n’était en conséquence pas plus qu’un village – mais il y avait un docteur, et le père d’Alice, le Dr. Dugdale, était cet homme. Il était établi à Beetham depuis plus de trente ans, et connaissait chaque fréquence cardiaque et chaque langue à dix miles à la ronde. Je ne sais pas s’il était un très grand docteur, mais c’était un homme libéral, au bon cœur, et il jouissait de la confiance des habitants de Beetham, ce qui compte plus que tout. Pendant trente ans, il avait travaillé dur, et avait élevé une grande famille à l’abri du besoin. Il continuait à travailler dur, même à soixante ans passés à l’époque dont nous parlons ici. Même à cet âge, il avait encore beaucoup d’enfants qui dépendaient de lui, et bien qu’il ait joliment prospéré, il n’était pas devenu un homme riche.
Il avait été marié deux fois, et Alice était le seul enfant de sa première épouse qui était encore à la maison. Deux sœurs ainées étaient mariées, et son grand frère était parti au loin. Alice était bien plus jeune qu’eux, et elle était la seule enfant habitant avec lui quand il ramena à la maison une seconde mère pour elle. Alice avait alors quinze ans. Huit ou neuf ans s’étaient depuis écoulés depuis, et chaque année ou presque avait vu la famille du docteur s’agrandir. Il y avait maintenant sept petits Dugdale dans la nursery, et ce que deviendraient ces sept-là si Alice devait s’en aller, les gens de Beetham étaient bien incapables de le dire. Car Mrs. Dugdale était une de ces femmes qui succombent sous le poids des difficultés – qui semblent être faites de matériaux délicats, et se retrouvent épuisées, usées et démunies face au fardeau de la vie. Mais Alice était faite d’un matériau parfaitement robuste, si bien que, même si elle encaissait des coups, elle n’était jamais brisée. Et le docteur, aussi bon docteur qu’il fût, n’était pas très bon en ce qui concernait les affaires domestiques – et les gens de Beetham avaient bien raison quand il se demandaient ce qui se passerait si Alice devait jamais partir.
Bien sûr, cette perspective pour une jeune fille de « partir » existe toujours. Il n’est pas rare que les jeunes filles projettent de s’en aller. Parfois elles s’en vont très soudainement, sans l’avoir prémédité. En tout cas une jeune fille comme Alice ne pouvait pas être considérée comme définitivement attachée à la maison. Aussi prenantes que soient ses tâches domestiques, il était bien certain que si une occasion favorable de « partir » devait passer à sa portée, elle la saisirait, laissant ses tâches là où elles en étaient. Alice était vraiment une bonne fille – bonne avec son père, bonne avec ses petits frères et sœurs, indiciblement bonne avec sa pauvre stupide belle-mère – mais, aucun doute, elle «partirait » si on le lui demandait comme il le fallait.
Quand la perspective de cet inconfort futur dans la maison du docteur apparut clairement dans l’esprit des gens de Beetham, l’idée qu’Alice allait peut-être partir très rapidement commença à prévaloir dans le village. Le fils ainé du Pasteur Rossiter était revenu des Indes sous le nom de Major Rossiter, avec, à ce qu’on disait, un revenu annuel de 2.000 livres – disons au moins 1.500 livres – et il avait renoué connaissance avec son ancienne camarade d’enfance. D’autres (et pas seulement un ou deux) avaient déjà essayé auparavant d’inviter Alice à partir avec eux, mais on disait que ce guerrier à la peau sombre, avec son visage basané, sa barbe noire et ses yeux brillants – et sans doute en lui aussi, quelque chose de plus noble que tous ces attributs extérieurs – avait murmuré des mots qui l’avaient emporté. On pensait qu’Alice avait maintenant trouvé le soupirant qu’il lui fallait, et que par conséquent elle ne tarderait plus à partir.
Dans l’esprit des habitants de Beetham, il n’y avait aucun doute quant à la qualité de ce soupirant. Chacun considérait qu’il était parfait – tellement parfait qu’Alice partirait le suivrait dès qu’il le lui demanderait. John Rossiter était un homme que chaque habitant de Beetham considérait comme un héros – un héros que Beetham était fier d’avoir engendré. Dans les petites communautés surgit de temps en temps un homme dont on pense qu’aucune jeune fille ne pourrait le refuser. Cet homme, qui avait dix ans de plus qu’Alice, avait tout pour lui. Il avait été doté de tous les dons : la beauté, la rectitude, la dignité, un bon cœur – et 1.500 livres par an grand minimum. Ses obligations professionnelles exigeaient qu’il vive à Londres, à soixante-dix miles de Beetham, mais ces devoirs lui laissaient amplement le temps de se rendre au presbytère. Et on était tellement sûr qu’il était susceptible d’emmener avec lui toute jeune fille qui pourrait lui convenir, qu’il y en avait d’autres, plus élevées qu’Alice dans le monde, dont on disait qu’elles pourraient priver la jeune villageoise d’une si belle prise. Car Alice Dugdale était une jeune fille du village et rien de plus, alors qu’il y avait des familles aristocratiques aux alentours, avec lesquelles il était d’usage pour les Rossiter de s’allier. Et maintenant qu’un tel Rossiter était passé au premier plan, la famille du presbytère était considérée comme presque égale aux gens de l’aristocratie.
Quel que soit l’avancement des amours d’Alice, elle était restée très silencieuse à leur sujet, et son soupirant n’avait pas encore franchi le pas qui consiste à passer dix minutes enfermé avec le père. Quoi qu’il en soit, tout le monde à Beetham était convaincu qu’il en serait ainsi ; tout le monde… sauf peut-être Mrs. Rossiter. Mrs. Rossiter avait de l’ambition pour son fils, et en cette matière, elle partageait l’opinion des aritocrates du comté : John Rossiter pouvait trouver mieux, et ils ne voyaient vraiment pas ce qu’Alice Dugdale avait de si spécial pour en faire une telle affaire. Bien sûr elle était douce, plutôt brune, avec de beaux yeux. Mais elle n’avait rien d’autre, disaient-ils, dans son visage qui pouvait la faire qualifier de jolie. Son nez était large. Sa bouche était grande. Ils n’aimaient pas ces fossettes sur ses joues, qui, bien que naturelles, semblaient résulter d’un artifice. Elle était forte, presque courtaude, disaient-ils. Sans doute elle dansait bien, car elle avait une bonne oreille et elle était active et en bonne santé, mais avec une taille telle que la sienne, aucune jeune fille ne pourrait véritablement être gracieuse. On lui reconnaissait qu’elle était la meilleure bonne d’enfant qu’ait jamais eu une mère pour sa famille, mais on trouvait regrettable qu’elle pût être éloignée de tâches pour lesquelles sa présence était tellement nécessaire, surtout par quelqu’un comme John Rossiter.
Mais je connaissais bien Beetham à cette époque, et j’étais toujours sensible au charme féminin même si je commençais la seconde moitié de ma vie, et je disais toujours qu’Alice, même si elle était décidément plus campagne que château, était de loin, de très loin, la plus jolie fille dans cette partie du monde.
Le vieux pasteur l’aimait, et aussi Miss Rossiter – Miss Janet Rossiter – qui avait quatre ou cinq ans de plus que son frère, et était donc presque une vieille fille. Mais John n’était pas le genre d’homme à qui l’un ou l’autre aurait osé dire quelques mots d’encouragement – et Mrs. Rossiter de son côté aurait pu gaspiller son éloquence en pure perte en sens inverse. Tous ressentaient qu’une tentative de persuasion aurait pu avoir sur John tout autre effet que celui qui était désiré. Quand un homme est à l’âge de trente-trois ans Inspecteur Général Délégué Adjoint de la Cavalerie, il n’est pas facile de lui prodiguer des conseils sentimentaux d’une façon ou d’une autre. Et John Rossiter, même s’il était l’homme le plus agréable du monde, était fort capable de rester taciturne sur un tel sujet. Souvent, les hommes se marient sans y avoir réfléchi le moins du monde. « Eh bien, sans doute ferais-je aussi bien d’y aller. De toute façon je ne peux pas vraiment y échapper. » C’est trop souvent leur raisonnement. Le dialogue intérieur de Rossiter était d’un plus haut niveau, mais peut-être pas tant qu’on aurait pu le croire. « C’est une chose à laquelle il faut réfléchir encore et encore. Un homme doit penser à lui-même, à la jeune femme, et aux enfants à venir après lui – il doit peser tout le bien et tout le mal qui pourront résulter d’une telle décision. » Dans la première attitude il y a un peu trop de négligence, mais dans la seconde peut-être un peu trop de prudence. La Providence aidant, ceux qui se disent « Sans doute ferais-je aussi bien d’y aller » rencontrent parfois plus de succès que ces héros prudents et longs à se décider.
Le vieux pasteur était très aimable envers Alice, pensant qu’elle serait sa belle-fille, et il en était de même pour Miss Rossiter, qui l’imaginait très bien comme sa sœur. Mais Mrs. Rossiter était quelque peu froide – et Alice se rendait parfaitement compte de tout cela, sans dire un mot. S’il devait en être ainsi, elle accepterait sa chance en étant reconnaissante du fond du cœur pour le bonheur qui lui était donné, mais sinon, jamais personne ne saurait qu’elle avait souffert. Elle ne ferait montre d’aucune indolence. Elle avait du travail à faire, et elle savait que tant qu’il en serait ainsi, elle supporterait son chagrin.
Dans sa propre maison, on était tellement certain qu’elle allait « partir », qu’elle en était très irritée. « Tu ne seras plus là pour les reprendre », lui dit sa belle-mère, presque en gémissant, à propos des volants d’un petit jupon, qui devaient être rallongés afin de pouvoir continuer à être utilisés avant qu’on ne finisse par les abandonner.
« Certainement, si Tiny continue à grandir comme elle grandit maintenant. »
« Je suppose qu’il fera sa demande dans les formes la prochaine fois qu’il descendra ici » dit Mrs. Dugdale. »
Il y avait dans ces paroles quelque chose qui contrariait profondément Alice. D’abord, cette expression « faire sa demande » lui était insupportable. Ensuite, elle se sentait obligée de répondre qu’il n’en serait rien, alors qu’au fond de son cœur, elle pensait que ce serait probablement le cas. Et elle savait que ces mots pouvaient maintenant être compris de la plus âgée de ses petites sœurs, qui était présente. Et de toute façon, elle n’avait aucune envie d’aborder ce sujet, et pourtant elle pouvait difficilement ne pas répondre quand une question aussi directe lui était posée. « Maman », dit-elle, « ne pensons pas à ce genre de choses. » Mais elle n’était pas satisfaite. Elle aurait dû tout nier immédiatement, mais elle ne pouvait se résoudre à prononcer le mensonge qui s’imposait.
« Je suppose qu’il viendra – un jour » dit Minnie, celle qui était assez grande pour comprendre ce que cela signifierait.
« Car les hommes viennent et les hommes vont, mais moi, je continuerai toujours – toujours… » chantonna Alice, s’efforçant d’être drôle, tandis qu’elle se tournait vers sa petite sœur. Mais même sa petite chanson avait un sens : un homme pouvait bien venir, un homme pouvait bien partir, elle continuerait à traverser la vie, sans se troubler, du moins en apparence.
« Evidemment il t’emmènera, et alors que deviendrai-je ? » gémit Mrs. Dugdale. Il est bien triste pour une jeune fille de se voir ainsi jeter au visage un amour dont elle n’est en réalité absolument pas certaine.
Un jour ou deux plus tard, une autre remarque, beaucoup plus blessante, lui fut faite au presbytère. Elle s’y rendait fréquemment pour montrer que rien dans son cœur ne pouvait l’empêcher de rendre visite à ses vieux amis autant qu’elle le souhaitait.
« John sera ici la semaine prochaine », lui dit le pasteur, qu’elle rencontra sur l’allée de gravier juste devant la porte d’entrée.
« Comme il vient souvent ! Mais que font-ils donc aux Horse Guards, ou je ne sais trop où ? »
« Il sera plus calme quand il aura pris femme » dit le vieil homme.
« Et en attendant, que deviendra la cavalerie ? »
« Je pense bien que vous le saurez avant longtemps », dit le pasteur en riant.
« Mais, mon cher, comment pouvez-vous être assez fou pour mettre de pareilles absurdités dans la tête de cette fille ? » dit Mrs. Rossiter, qui à ce moment sortait de la maison. « Et vous faites du tort à John. Vous allez faire croire aux gens qu’il a dit ce qu’il n’a pas dit. »
Alice à ce moment fut très en colère – aussi en colère qu’il était possible. Il était certain que Mrs. Rossiter ne savait pas ce que son fils avait pu dire ou ne pas dire. Mais il était cruel de la repousser ainsi presque publiquement, elle qui n’avait jamais rien demandé et n’était jamais venue au-devant de celui qu’elle aimait. Aussi discrète qu’elle veuille se montrer, elle devait tout de même dire un mot pour sa défense. « Je ne crois pas que la petite plaisanterie de Mr. Rossiter puisse faire quelque tort à John, ou le moindre mal à moi-même » dit-elle, « mais comme on pourrait la prendre au sérieux, je préfèrerais qu’il ne la répète pas. »
« C’est ce que John pourrait faire de mieux ; voilà mon avis » dit le vieil homme, retournant vers la maison. Il avait déjà eu des mots auparavant avec sa femme à ce sujet, et il s’était quelque peu fâché.
« Ma chère Alice, je suis sûre que vous savez que je ne souhaite que le meilleur pour vous. »
« Si personne ne souhaitait rien pour moi et voulait bien me laisser seule, tout serait pour le mieux. Et quant à la plaisanterie, Mrs. Rossiter, ne me connaissez-vous pas assez bien pour savoir que je ne pourrais me laisser entraîner par ce genre d’idées folles ? »
« Je sais que vous êtes très bonne. »
« Alors pourquoi donc me parlez-vous comme si j’étais mauvaise ? » Mrs. Rossiter comprit qu’elle venait de se faire réprimander, et elle était d’autant moins bien disposée à accepter Alice pour belle-fille.
Alice, tandis qu’elle rentrait à pied, était déprimée, et elle était en colère contre elle-même de se sentir déprimée. Les gens étaient fous. Bien sûr, on ne pouvait espérer d’autre. Elle savait depuis le début que Mrs. Rossiter voulait une femme plus respectable pour son fils, tandis que le pasteur la voulait elle pour belle-fille. Evidemment, elle préférait le pasteur à sa femme. Mais pourquoi donc pensait-elle à ce moment que Mrs. Rossiter finirait par l’emporter ?
« Bien sûr il en sera ainsi », se dit-elle. « Je le vois bien maintenant. Et je suppose que John aura raison. Mais certainement il n’aurait pas dû venir ici. Mais peut-être vient-il seulement pour … voir Miss Wanless ». Elle s’écarta quelque peu du chemin menant à la maison, pas seulement pour avoir le temps de verser une larme, mais pour être sûre que les traces de son chagrin ne seraient pas visibles. Puis elle passa le reste de l’après-midi à jouer à la balançoire avec ses frères et sœurs.
CHAPITRE II. LE MAJOR ROSSITER.
« Peut-être vient-il pour voir Miss Wanless » s’était dit Alice. Et pendant le reste de la semaine, elle put vérifier le bien-fondé de cette supposition. John Rossiter ne resta qu’une nuit au presbytère, et il se rendit ensuite à Brook Park où vivait Sir Walter Wanless et tous les Wanless. Le pasteur n’en avait rien dit quand il avait annoncé à Alice la venue de son fils, mais John lui-même avait déclaré dès son arrivée qu’il s’agissait d’une visite à Brook Park, et non à Beetham. Elle était prévue depuis trois mois, même si elle n’avait été fixée que récemment. Il prit la peine de se rendre chez le docteur pour l’expliquer. « Je suppose que vous avez toujours été intime avec eux » dit Mrs. Dugdale, qui était assise avec Alice au milieu d’un petit groupe d’enfants. Elle avait un ton sarcastique qu’elle ne cherchait pas du tout à cacher. « Nous savons tous que vous valez bien mieux que nous autres paysans. Nous ne connaissons pas les Wanless, mais vous, vous les connaissez. Vous vous sentirez bien plus chez vous à Brook Park que dans un endroit comme celui-ci. » Tous ces mots, bien que non prononcés, étaient énoncés clairement par le ton qu’elle avait pris.
« Les Wanless ont toujours été nos voisins » dit John Rossiter.
« Des voisins de dix miles ! » dit Mrs. Dugdale.
« Le Bon Samaritain vivait bien à trente miles » dit Alice.
« Je ne crois pas que la distance ait quelque chose à y voir » dit le Major.
« J’aime que mes voisins habitent dans le voisinage. J’aime les voisins de Beetham » dit Mrs. Dugdale. Chaque mot contenait un reproche. Mrs. Dugdale avait entendu parler de Miss Georgiana Wanless, et le Major Rossiter le savait. A sa manière, cette dame l’accusait d’abandonner Alice.
Alice le comprit également, et pourtant elle devait bien se comporter et se montrer amicale. « Pour ma part je préfère les gens de Beetham » dit-elle, « mais c’est parce que je n’en connais pas d’autres. Je me souviens être allée à Brook Park une fois, à une fête d’enfants, il y a un siècle, et cela m’a semblé être le paradis. Il y avait une telle profusion de fraises que mon imagination s’emballe encore maintenant lorsque j’y pense. Vous y serez juste pour la saison des fraises, Major Rossiter. » Elle l’avait toujours appelé John jusque récemment – le John des souvenirs d’enfance – mais maintenant, il était devenu le Major Rossiter.
Elle l’accompagna un moment dans le jardin quand il prit congé – ils n’étaient pas complètement seuls, car un petit garçon de deux ans s’accrochait à la main d’Alice. « Si je pouvais choisir » dit-elle, « j’aurais des voisins partout, à quelque distance que ce soit. C’est ce que j’envie le plus chez les hommes. »
« Ceux que l’on aime le plus devraient aussi être les plus proches, je pense. »
« Ceux qu’on aime le plus ? Oh, oui, pour qu’on puisse faire quelque chose pour eux. Ca n’irait pas si nous n’étions pas ensemble tous les jours, n’est-ce pas, Bobby ? » Et elle autorisa le petit garnement tout barbouillé de tartines beurrées à monter dans ses bras et à l’embrasser.
« Votre mère voulait dire que je m’éloignais de mes vieux amis. »
« Bien sûr c’est ce qu’elle voulait dire. Voyez-vous, vous êtes dans tous les esprits ici. Vous êtes, comme le dit Dick, tellement chic, que c’est un peu douloureux pour nous quand vous nous ignorez ainsi. Tout le monde aime à être salué par les grands de ce monde, ne le savez-vous pas ? Brook Park, bien sûr, est le lieu qui convient pour vous, mais ne soyez pas surpris si nous laissons libre cours à nos petites déceptions et nos petites fiertés quand nous nous trouvons ainsi délaissés ! »
Rien n’aurait pu moins bien refléter ses sentiments que les mots qu’elle prononçait, mais elle se sentait obligée de se moquer de lui : si la conversation avait pris un autre tour, quelque tendre parole aurait pu lui échapper, ce qui aurait pu blesser le major plus gravement que ses railleries. Elle ne pouvait rien trouver à lui dire qui contienne moins de reproches que ces paroles.
« Je déteste ce mot, « chic » » dit-il.
« Moi aussi. »
« Alors pourquoi l’utiliser ? »
« Pour vous montrer à quel point Brook Park est préférable à Beetham. Je suis sûre qu’ils n’emploient pas le mot « chic » à Brook Park. »
« Pourquoi me jetez-vous Brook Park au visage ? »
« J’ai une certaine envie de me montrer désagréable aujourd’hui. Cela ne vous arrive-t-il jamais ? »
« J’espère que non. »
« Et il faut bien que je continue dans la même veine que ce qu’a commencé ma pauvre maman. Mais je ne vous jetterai plus Brook Park au visage. Les Dames que je connais là-bas sont très bien. Sir Walter Wanless est un peu pompeux, n’est-ce pas ? »
« Vous savez » dit-il, « que je serais bien plus heureux ici que là-bas. »
« Parce que Sir Walter est pompeux ? »
« Parce que mes amis d’ici me sont plus chers. Mais il n’en est pas moins vrai que je dois y aller. On ne peut pas toujours être là où on est le plus heureux. »
« C’est avec Bobby que je suis la plus heureuse » dit-elle, « et je peux toujours avoir Bobby avec moi ». Alors elle lui tendit la main devant le portail, et il redescendit au presbytère.
Cette nuit-là, Mrs. Rossiter s’enferma un moment avec son fils avant que tous deux n’aillent se coucher. A Beetham, on la disait plus intelligente (et même d’une façon générale, d’un tempérament plus fort) que son mari ou sa fille, et presque à égalité avec son fils. Elle n’avait pas voyagé autant que lui, mais elle était d’une nature ambitieuse et ses vues allaient plus loin que Beetham. Le pauvre cher pasteur ne se souciait guère de ce qui se passait au-delà des limites de sa paroisse.
« Je suis si heureuse que tu restes quelque temps à Brook Park » dit-elle.
« Seulement trois jours. »
« Dans l’intimité d’une maison, trois jours, c’est toute la vie. Bien sûr, je ne veux pas m’en mêler. » Quand elle prononça ces paroles, le major fronça les sourcils, sachant très bien que sa mère allait effectivement s’en mêler. « Mais je ne peux pas m’empêcher de penser à quel point établir des relations avec les Wanless pourrait être profitable pour toi. »
« Je n’attends rien de quelque relation que ce soit. »
« Ce sont de belles paroles, John, dans la bouche d’un homme, mais en vérité nous dépendons tous de nos relations avec les autres. Tu ne fais que débuter dans le monde. »
« Je ne sais rien de tout cela, mère. »
« A mes yeux en tout cas. Et bien sûr, tu veux progresser. »
« Je prends les choses comme elles viennent. »
« Certainement, mais tu dois toutefois garder à l’esprit l’ambition de t’élever. Un homme peut être très avantagé par la femme qu’il épouse. On serait prêt à faire beaucoup pour le beau-fils de Sir Walter Wanless. »
« Rien, j’espère, du moins en ce qui me concerne. Réussir par faveur, c’est odieux. »
« Mais même pour s’élever par le mérite, une assistance extérieure est souvent nécessaire ! Tu mériteras sans aucun doute tout ce que tu obtiendras, mais tu seras plus susceptible de l’obtenir en tant que beau-fils de Sir Walter Wanless que si tu épousais une fille obscure. Les hommes qui parviennent le mieux à faire leur chemin dans le monde sont ceux qui pensent à ce genre de chose. Je serais bien la dernière femme au monde à demander à mon fils de se marier pour l’argent. »
« Les demoiselles Wanless n’en auront pas. »
« Et je peux d’autant plus t’en parler librement. Elles en auront très peu – selon les standards d’une telle famille. Mais Sir Wanless a une grande influence. Il s’est présenté cinq fois pour le comté. Et puis – as-tu déjà vu plus séduisante jeune fille que Georgiana Wanless ? » Le major pensa bien qu’il en connaissait une, mais il ne répondit pas à la question. « Et elle a toutes les qualités que peut avoir une jeune fille. Ses manières sont parfaites, et son éducation également. Bien sûr, l’assiduité aux tâches domestiques est admirable. S’il faut laver le linge, celle qui lave son linge est une excellente femme. Mais les esprits élevés ne se trouvent généralement pas parmi ces choses mesquines. »
« Je ne suis pas bien sûr de cela. »
« C’est pourtant le cas. Comment trouver du temps pour enrichir son esprit quand chaque heure du jour est consacrée à des tâches domestiques ? S’occuper des vêtements des enfants est certes un devoir, mais c’est aussi un obstacle. »
« Vous parlez d’Alice. »
« Bien sûr que je parle d’Alice. »
« Je gagerais ma tête qu’elle a lu deux fois plus que Georgiana Wanless au cours des deux dernières années. Mais, mère, je n’ai pas l’intention de discuter d’une jeune fille ou de l’autre. Je ne vais pas à Brooke Park chercher une femme, et quand j’en choisirai une, ce sera simplement parce qu’elle a ma préférence, et pas parce que je veux l’utiliser comme un marchepied pour m’élever dans le monde. » Mrs. Rossiter savait bien que toutes ces objections lui seraient faites, et pourtant elle avait pensé que glisser un petit mot à ce moment pourrait avoir son effet.
Et tel fut bien le cas. John Rossiter, tandis que la voiture l’emportait à Brook Park le lendemain matin, avait encore à l’esprit cette allusion à la blanchisseuse. Il avait vu les joues d’Alice souillées de miettes graisseuses après les baisers de son petit frère ; il avait vu le bout de ses doigts marqués par les aiguilles ; il avait vu des fragments de fil de couture accrochés à sa robe, et même de la boue laissée par les souliers des enfants. Il avait vu tout cela, et il savait bien que les vêtements de Georgiana Wanless étaient vierges de toutes ces souillures. Il aimait la grâce parfaite des vêtements féminins immaculés, et il avait également à l’esprit les heures que consacrait Alice aux tâches sans fin de la nursery. Il s’était fait les mêmes réflexions que sa mère. C’était simple, c’était beau, cela valait mille louanges, mais était-ce vraiment cela qu’il attendait d’une femme ? Il avait repoussé avec mépris la doctrine froide et matérialiste de sa mère, mais pourtant il avait bien compris qu’il serait bien agréable qu’on sache à Londres que son épouse était la fille de Sir Walter Wanless. Il était vrai qu’elle était merveilleusement séduisante – une peau d’un teint parfaitement clair, un nez comme taillé dans le marbre, une bouche aussi délicate que celle d’une déesse, avec une taille à l’avenant. Ses épaules étaient d’une blancheur d’albâtre. Sa tenue était toujours parfaite. Ses doigts n’avaient pas la moindre marque. Elle manquait peut-être quelque peu d’expression, mais les visages tellement symétriques sont rarement très expressifs. Et, pour couronner le tout, il avait des raisons de penser qu’elle lui était attachée. Et Lady Wanless elle-même le lui avait presque laissé entendre : quelques mots qui voulaient dire beaucoup, surtout qu’ils furent suivis d’une invitation à Brook Park. Il n’en avait soufflé mot à personne, mais il était déjà allé à Brooke Park, et des rumeurs à propos de quelque chose entre lui et Miss Georgiana Wanless avaient atteint Beetham, et étaient même parvenues, comme nous l’avons vu, jusqu’à Mrs. Rossiter, et même Alice Dugdale.
Lorsqu’il était à Londres, il y avait eu des moments où les pensées du Major étaient dirigées vers Miss Wanless. Mais il y avait une petite chose qui venait s’opposer à ces projets, et cette petite chose, c’était son cœur. Il avait commencé à se dire que c’était son devoir d’épouser Georgiana, et plus il y pensait, plus la silhouette d’Alice s’imposait à lui, sans qu’il lui fût possible de l’ignorer. Quand il essayait d’évoquer en lui-même la beauté de statue grecque de l’une, c’étaient les beaux yeux de l’autre qui le regardaient, et sa voix qui parvenait à ses oreilles. Une fois il avait embrassé Alice, juste après son retour et en présence du père de la jeune fille, et le souvenir de cet instant béni était encore présent dans sa mémoire. Quand il pensait à Miss Wanless, il ne songeait guère à des baisers. Comme elle serait majestueuse assise à la table de sa salle à manger, comme elle serait majestueuse dans son salon ! Mais avec Alice, comme il serait doux de s’asseoir au bord de quelque ruisseau, et d’écouter le chant de l’eau !
Et maintenant, depuis qu’il était venu à Beetham, les causes engendrant des conséquences parfois très inattendues, un charme nouveau s’était ajouté aux charmes d’Alice, simplement parce qu’elle s’était efforcée de le contrarier. Elle lui avait dit qu’il était « chic », et avait prétendu être jalouse des Wanless, uniquement parce qu’elle savait qu’il détesterait l’entendre prononcer ces mots, et qu’il serait vexé de la voir étaler cette jalousie ! Il était bien certain que ce n’était pas là ce qu’elle éprouvait au fond d’elle-même. Rien ne pouvait être plus simple et naturel que les sentiments d’Alice, ou sa façon de s’exprimer. Mais elle avait choisi de lui montrer qu’elle était toute prête à saisir toutes ces petites occasions de l’offenser. Elle lui avait dit, en quelque sorte : « Voyez le peu de cas que je fais de l’image que je vous donne de moi, quand je me range dans la même catégorie que ma pauvre belle-mère ». Alors il se dit qu’il était malgré tout capable de la voir comme il souhaitait la voir, et il ne l’en aima que plus, parce qu’elle avait su courir le risque de lui faire offense.
Tandis qu’on le conduisait vers Brook Park, il savait bien que son destin était d’épouser l’une ou l’autre des deux jeunes filles, et il avait peur de lui-même – il craignait qu’en quittant la maison il ne soit fiancé à celle qu’il n’aimait pas. A un moment même, il pensa à faire demi-tour. « Major Rossiter », avait dit Lady Wanless, vous savez combien nous sommes heureux de vous recevoir. Il n’y a en ce moment aucun jeune homme dont Sir Walter se préoccupe autant ». Alors il l’avait remerciée. « Mais – puis-je vous donner un petit avertissement ? » avait-elle continué.
« Certainement. »
« Et puis-je compter sur votre sens de l’honneur ? »
« Je crois bien, Lady Wanless. »
« N’en faites pas trop avec ma chère enfant… à moins que réellement… »
Et elle n’en dit pas plus. Le Major Rossiter, bien qu’il fût un major et qu’il eût servi plusieurs années en Inde, rougit jusqu’aux sourcils et ne put répondre un mot. Mais il sut qu’on venait de lui offrir Georgiana Wanless, et il était enclin à penser que la jeune fille était tout à fait prête à tomber amoureuse de lui. Lady Wanless, si on lui avait demandé les raisons de sa conduite, aurait répondu que les jeunes gens de nos jours étaient lents à régler leurs propres affaires de cœur, si on ne leur donnait pas un petit coup de pouce.
Et quand aussitôt après, le Major fut invité à revenir à Brook Park, il ne pouvait s’empêcher de penser que, s’il parvenait à faire son choix, il y serait reçu en tant que beau-fils. Et s’il n’avait pas l’intention d’y être reçu comme tel, il ferait mieux de ne pas y aller. Voilà à quoi il songeait tandis qu’on le conduisait à travers le parc, et qu’il était presque tenté de retourner à Beetham.
CHAPITRE III. LADY WANLESS.
Sir Walter Wanless était un de ces grands hommes qui ne font jamais rien de grand, mais atteignent la grandeur en partie grâce à leur tailleur, à l’ampleur de leurs sourcils, à leur bonne tenue – on pourrait dire leur maintien, et en partie grâce aux signes extérieurs de leur richesse. Si l’on regardait sa carrière dans son ensemble, on pouvait dire qu’il n’avait pas eu de chance. Il était un baronnet, avec une belle demeure et une belle propriété – et avec un revenu qui y suffisait à peine. Il avait brigué le Comté à quatre reprises en bon vieux Whig qu’il était, et avait été membre du parlement pendant deux ans. Il n’y avait jamais ouvert la bouche, mais les luttes qu’il avait dû livrer pour y parvenir avaient grandement embarrassé ses finances. Son tailleur avait été bien choisi et avait toujours fait de lui le vieux baronnet le mieux habillé d’Angleterre. Ses sourcils pouvaient imposer le respect à ceux pour qui un froncement de sourcils est efficace. Il ne lisait jamais, évitait l’agriculture, qui lui avait fait perdre de l’argent dans sa jeunesse, et n’avait, pour ainsi dire, pas la moindre occupation. Mais il était Sir Walter Wanless, et ce qu’il pouvait faire avec son tailleur ou avec ses sourcils inspirait un grand respect dans les environs de Beetham. Il avait, en outre, certaines qualités que les gens étaient très heureux de trouver chez un si grand homme. Il payait ses factures, il allait à l’église, était bien élevé, et il maintenait certaines traditions de famille en matière de charité, bien qu’il eût assez peu d’argent.