Répondre à : TROLLOPE, Anthony – Alice Dugdale

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#161309
Vincent de l'ÉpineVincent de l’Épine
Maître des clés

    « Ma chère Lady Wanless

    Il est très délicat pour moi de vous dire qu’il y a eu, je le crains, un malentendu entre nous sur une certaine question. J’en suis très troublé, car vous-même et Sir Walter avez été très bons pour moi. Vous avez prononcé la nuit dernière quelques mots qui me font craindre que vous n’ayez cru déceler en moi des sentiments et des aspirations qui n’ont jamais été les miens. Personne ne peut être plus sensible que moi à l’honneur qui m’était fait, mais je me sens tenu de dire que je ne suis pas en mesure de l’accepter. Veuillez croire que je suis,

    Chère Lady Wanless,

    Votre toujours fidèle,

    John Rossiter. »

    La lettre, une fois écrite, lui sembla très insatisfaisante. Elle était pleine de mots ambigus, et de toute cette phraséologie à l’eau de rose qui lui répugnait. Mais il ne savait pas comment écrire la lettre autrement. Il est difficile de dire une chose irrespectueuse avec respect dans un anglais direct : « Vous voulez que j’épouse votre fille, mais je ne ferai rien de tel. » Et ainsi, la lettre fut envoyée. Mais le comportement dont il avait vraiment honte ne concernait pas Miss Wanless, mais Alice Dugdale.

    Finalement, avec lenteur, il se dirigea vers la maison du docteur. Il ne savait pas très bien ce qu’il dirait une fois là-bas, mais il était certain qu’il ne ferait pas une demande en mariage. Même s’il n’y avait eu aucun autre problème, il y aurait eu quelque chose d’inconvenant à se déclarer ainsi juste après ses histoires avec Miss Wanless. Il n’était pas alors d’humeur à parler d’amour, mais cependant, il pensait qu’il n’eût pas été correct de quitter Beetham sans voir son amie de toujours. Il trouva les deux dames ensemble, avec comme toujours les enfants autour d’elles, assises près d’une porte-fenêtre. Mrs. Dugdale tenait à la main un roman, étendue dans un fauteuil à bascule. Alice avait également un livre ouvert sur la table devant elle, mais elle était penchée sur une machine à coudre. Elles avaient fini par répartir les tâches entre elles : Mrs. Dugdale avait mis les enfants au monde, et Alice les avait lavés, habillés, nourris une fois qu’ils étaient là. Quand le Major entra dans la pièce, Alice avait l’esprit occupé par les nouvelles qu’elle avait apprises de son père – nouvelles qui n’avaient cependant pas été communiquées à Mrs. Dugdale.

    Alice au début resta silencieuse quand Mrs. Dugdale demanda comment s’étaient passées les festivités. « C’était ce qui s’est fait de plus grandiose par ici depuis longtemps. »

    « Et comme toutes les grandes choses, c’était très ennuyeux » dit le Major.

    « Pas pour vous, je suppose, Major Rossiter » répondit-elle.

    Alors la conversation porta sur la description des activités de cette journée. Il avait à cœur de faire comprendre qu’aucun lien permanent n’existait entre lui et Brook Park, mais il ne savait pas vraiment comment le dire sans sortir des limites d’une conversation ordinaire. Mais enfin, il lui sembla qu’il y avait une ouverture – pas exactement celle qu’il aurait souhaitée, mais quand même une ouverture. « Brook Park n’est pas exactement l’endroit » dit-il « où je pourrais jamais me sentir chez moi. » répondit-il à quelques mots prononcés fortuitement par Mrs. Dugdale.

    « J’en suis bien désolée » dit Alice. Elle aurait donné une guinée pour rattraper ces mots avant de les avoir prononcés. Mais les mots, une fois prononcés, ne peuvent pas être rattrapés.

    « Pourquoi désolée ? » lui demanda-t-il en souriant.

    « Parce que – Eh bien, parce que vous serez probablement là-bas très souvent. »

    « Je n’en sais rien du tout. »

    « Vous êtes maintenant si intime avec eux ! » dit Alice. On dit à Beetham que la fête a été organisée en votre honneur. » C’était en effet ce que lui avait dit Sir Walter. Et Maria, la vilaine fille, avait ajouté : « Si ce n’était pour vos beaux yeux, Major Rossiter, il n’y aurait pas eu de fête du tout. » Elle avait prononcé ces mots alors qu’elle le taquinait à propos de sa sœur Georgiana. « Je ne sais pas pourquoi » dit le Major, mais quoi qu’il en soit, je ne me sentirai jamais chez moi à Brook Park. »

    « N’aimez-vous pas les jeunes demoiselles ? » demanda Mrs. Dugdale.

    « Oh, si, beaucoup, et Lady Wanless aussi, et Sir Walter. Je les aime tous, d’une certaine façon. Mais jamais je ne me sentirai chez moi à Brook Park. »

    Alice était très fâchée contre lui. Il aurait mieux fait de ne pas y aller du tout. Il aurait dû savoir qu’il ne pouvait y aller sans lui faire de mal. Elle croyait vraiment qu’il était fiancé, et c’était ainsi qu’il parlait de la famille de la jeune fille ! Il avait cru – c’était du moins ce qu’elle pensait – qu’il pourrait atténuer la douleur qu’elle ressentirait en faisant peu de cas de ces grands personnages dont allait dépendre son futur. Comme c’était mesquin ! Il n’était pas le John Rossiter à qui elle avait donné son cœur.  Un tel homme n’avait jamais existé. Elle avait été trompée. « Je crains fort que vous ne soyez de ceux qui, où qu’ils soient, se mettent toujours en quête de trouver mieux ailleurs » dit-elle.

    « Voilà des paroles qui se veulent sévères. »

    « Ma sévérité ne compte pas pour beaucoup. »

    « Je crois que vous l’avez bien mérité » dit Mrs. Dugdale, fort étourdiment.

    « Dois-je voir là une attaque ? » demanda-t-il, les regardant l’une après l’autre.

    « Pas du tout » dit Alice, affectant de rire. « J’aurais mieux fait de ne rien dire si j’avais su que maman le prendrait aussi sérieusement. J’étais seulement désolée de vous entendre parler de vos nouveaux amis avec tant de légèreté. »

    Par la suite, il fut difficile de poursuivre la conversation, et il se leva bientôt pour prendre congé. Ce faisant, il demanda à Alice de l’accompagner pour lui dire un mot dans le jardin. Il leur avait déjà expliqué qu’il ne reviendrait pas à Beetham avant un certain temps. Alice quitta lentement sa machine à coudre, mit son chapeau, et sortit par la porte-fenêtre d’un pas digne et quelque peu compassé. Elle sentait son cœur battre la chamade, mais elle donnait l’impression d’en maîtriser chaque battement. « Pourquoi m’avoir dit cela ? » demanda-t-il.

    « Dit quoi ? »

    « Que je recherche toujours de meilleures choses et de meilleures personnes que celles que j’ai trouvées. »

    « Parce que je vous crois ambitieux – et insatisfait. Il n’y a rien là de répréhensible, même si ce n’est pas le caractère que pour ma part je préfère. »

    « Vous voulez parler plus précisément des Wanless ? »

    « Seulement parce que vous revenez de là-bas et nous parlez d’eux. »

    « Et d’un des membres de cette famille en particulier ? »

    « Non, Major Rossiter. Vous faites erreur. Je ne faisais allusion à personne en particulier. Ils ne me sont rien. Je ne les connais pas. Mais à ce qu’on en dit, ce sont des gens charmants et amicaux, très élégants et avec de bonnes manières. Bien sûr je sais, puisque tout le monde sait tout sur chacun dans cette petite ville, que vous êtes récemment devenu beaucoup plus intime avec eux. Alors quand je vous entends dire que vous n’êtes déjà plus satisfait d’eux, je ne puis m’empêcher de penser que vous êtes décidément difficile à satisfaire. Je suis désolée que maman ait dit que vous l’aviez bien mérité. Je ne voulais pas parler aussi sérieusement. »

    « Alice ! »

    « Oui, Major Rossiter. »

    « J’aimerais que vous puissiez me comprendre. »

    « Je ne vois pas ce qui pourrait en sortir de bon. Nous sommes de vieux amis, et bien entendu je vous souhaite tout le bonheur possible. Je dois vous dire au revoir maintenant. Je ne peux pas aller plus loin que le portail, car je dois emmener les enfants dehors. »

    « Au revoir alors. J’espère que vous n’aurez pas mauvaise opinion de moi. »

    « Pourquoi aurais-je une mauvaise opinion de vous ? Je ne pense que du bien de vous – si ce n’est que vous êtes ambitieux. » Et ce disant, elle rit à nouveau, puis le quitta.

    Il avait voulu lui dire qu’il ne se mariait pas, mais il n’avait pas su comment le lui dire. Il ne pouvait déclarer qu’il n’épousait pas l’autre fille, sans sous-entendre qu’il pouvait l’épouser elle, si elle le voulait. Alors il quitta Alice au portail et elle retourna à la maison, toujours fermement convaincue qu’il était fiancé à Georgiana Wanless.

    CHAPITRE VIII. SIR WALTER A LONDRES.

    Le Major, quand il quitta la maison du médecin, était plus que jamais amoureux d’Alice. Il y avait eu quelque chose dans sa démarche quand elle l’avait précédé en sortant par la porte-fenêtre, et à nouveau, dans la façon dont elle avait hâtivement pris congé de lui devant le portail, d’un air décidé, qui le forçait à reconnaître que pousser des landaus et fabriquer des jupons n’avait rien enlevé à ses charmes féminins ou à sa dignité féminine. Elle était habillée de ses vêtements ordinaires – ces mêmes vêtements où il avait plus d’une fois vu les marques laissées par les souliers sales du petit Bobby, mais elle avait plus charmé son œil que Georgiana dans toute la gloire de ses atours de Diane chasseresse. La plume qu’elle portait avait de l’allure, la ceinture de cuir à sa taille était colorée et élégante. La robe un peu relevée, adaptée à cette activité, la mettait en valeur. Mais tout cela n’était que décoratif. Elle était comme une boite pleine de friandises multicolores, agréables à l’œil, mais qu’on n’a pas envie de prendre pour les manger. Alice ressemblait plutôt au placard d’une bonne ménagère, parfaitement rangé, mais avant tout conçu pour être pratique. Tandis qu’il remontait vers Londres, il commençait à se dire qu’il ne partirait pas pour l’étranger. S’il laissait passer quelques mois, Alice serait toujours là, et peut-être serait-elle disposée à l’accueillir plus favorablement quand elle aurait entendu dire que ses folies à Brook Park étaient terminées.

    Trois jours après son retour, il était assis à son bureau, pensant peut-être plus à Alice Dugdale qu’à toute la cavalerie britannique, lorsqu’un soldat de garde lui apporta une carte. Sir Walter Wanless était venu lui rendre visite. S’il était libre, Sir Walter serait heureux de le voir. Il n’était pas du tout ravi de rencontrer Sir Walter, mais il n’y avait pas d’alternative, et Sir Walter fut introduit dans la pièce.

    Pour expliquer la raison de la visite de Sir Walter, nous devons retourner quelques instants à Brook Park. Lorsque Sir Walter descendit prendre son petit déjeuner le lendemain de la fête, il fut surpris d’apprendre que le Major Rossiter était parti. A la table était assis le jeune Burmeston ; pour lui au moins il n’y avait pas à s’inquiéter. Et il y avait aussi le jeune Cobble, qui avec l’aide de Sophia avait obtenu  d’être logé pour la nuit. Tous les autres jeunes gens étaient aussi présents, y compris les cinq demoiselles Wanless. Leur père, quoique peu observateur, vit que Georgiana était très morose. Lady Wanless elle-même affectait une bonne humeur qui ne le trompait pas, et ne trompait sans doute personne.

    « Son devoir l’appelait, il a été obligé de nous quitter ce matin » dit Lady Wanless. « Il m’en avait avertie, mais je n’ai pas voulu en parler hier. Georgiana fronça le nez, comme pour signifier que les allées et venues du Major Rossiter n’avaient guère d’importance pour qui que ce soit, et moins encore pour elle. A part le père, personne dans la pièce n’ignorait que Lady Wanless avait laissé filer son poisson.

    Mais elle-même n’était pas encore certaine d’avoir complètement échoué. Elle détestait l’échec, et elle échouait rarement. Elle était brave aussi, et capable de livrer jusqu’au bout un combat perdu d’avance. Elle était très fâchée contre le Major, et elle se rendait bien compte qu’il tentait d’échapper à ses filets. Mais il n’en pas pour autant moins utile en qualité de beau-fils, et elle ne lui permettrait pas de s’enfuir. Avec cinq filles à marier, une mère se devait d’être opiniâtre. Elle n’abandonnerait pas, mais devait examiner attentivement le problème avant de prendre de nouvelles mesures. Elle craignait qu’une simple invitation n’échoue à faire revenir le Major à Brook Park. Sur ce, était arrivée la lettre du Major, qui avait rendu les choses encore plus compliquées.

    « Mon cher » dit-elle à son époux en s’asseyant en face de lui dans son cabinet, « ce Major Rossiter ne se comporte pas tout à fait comme il le devrait. »

    « Je n’en suis guère surpris » répondit le Baronnet avec colère. « Je n’ai jamais rencontré quelqu’un de Wadham capable de se comporter correctement. »

    « C’est un vrai gentleman, si c’est ce que vous voulez dire » dit Lady Wanless. « Et il est assuré de faire son chemin dans le monde, et la pauvre Georgiana l’adore – ce qui ne me surprend pas du tout. »

    « A-t-il dit quoi que ce soit pour qu’elle se mette ainsi à l’adorer ? Je suppose qu’elle s’est couverte de ridicule – comme Maria. »

    « Pas du tout. Il lui a beaucoup parlé, beaucoup plus qu’il ne l’aurait dû s’il n’avait eu aucun projet en tête. Mais la vérité, c’est que de nos jours les jeunes gens ne savent jamais ce qu’ils veulent si on ne leur montre pas le chemin. Vous devez aller le voir. »

    « Moi ! » fit le père, mortifié.

    « Bien sûr, mon cher. Quelques mots judicieusement choisis peuvent faire tellement dans ce genre de situation. Je ne le demanderais pas à Walter – Walter était le fils aîné, qui se trouvait avec son régiment – car il pourrait en résulter une querelle. Je ne veux rien de tel, dans l’intérêt de ma chère petite. Mais personne ne saura ce que vous lui direz, et cela pourrait avoir les effets souhaités. Bien sûr vous resterez très calme – et aussi très sérieux. Personne ne pourrait le faire mieux que vous. Il ne fait aucun doute qu’il s’est joué de l’affection de la chère petite, sinon pourquoi serait-il resté avec elle tout le temps chaque fois qu’il est venu ici ? C’était tellement visible mercredi que tout le monde me félicitait. La vieille Lady Deepbell m’a même demandé si la date état fixée. J’ai traité le jeune homme comme si c’était le cas. Les jeunes gens sont si souvent sujets à ces accès de doute. Et alors, quelques mots peuvent suffire à les remettre sans le droit chemin. » Et ainsi, le Baronnet comprit qu’il devait aller voir le Major.

    Il repoussa ce désagréable devoir jusqu’à ce que sa femme finisse par le mettre littéralement dehors. « Mon cher » dit-elle, « laisserez-vous votre fille mourir de chagrin pour ne pas avoir voulu prononcer un mot ? »

    Quand les choses lui furent présentées de cette façon, il fut obligé de partir, bien que, pour être honnête, il ne put trouver le moindre signe d’un chagrin d’amour chez sa fille. Il ne put pas parler à Georgiana lui-même, sa femme lui ayant dit qu’elle ne pourrait pas le supporter.

    Sir Walter, quand il fut introduit chez le Major, se sentait bien incapable de mener à bien cette affaire, et pour le Major lui-même, ce fut un moment extrêmement pénible. Il pensait bien qu’il pouvait recevoir une réponse à sa lettre, une réponse qui pouvait être indignée, suppliante, moralisatrice, ou tout simplement injurieuse, selon le cas – une lettre qui l’aurait trop certainement contraint à une correspondance suivie, mais il ne lui était jamais venu à l’esprit que Sir Walter pourrait se déplacer en personne. Mais il était là, dans cette pièce, et il n’arborait pas du tout cette cordialité dont il avait fait montre là-bas à Brook Park. Les deux gentlemen se saluèrent toutefois courtoisement, si ce n’est cordialement, et Sir Walter s’attela à sa tâche.

    « Nous avons été fort surpris de constater que vous nous avez quitté si tôt ce matin-là. »

    « Je l’avais dit à Lady Wanless. »

    « Oui, je sais. Quoi qu’il en soit, nous avons été surpris. Et maintenant, Major Rossiter, quelles sont vos intentions au sujet… au sujet de cette jeune personne ? » Le Major resta silencieux. Il ne pouvait pas prétendre ignorer les intentions de Lady Wanless après la lettre qu’il venait lui-même d’écrire. « C’est quelque chose de très douloureux, vous le savez, Major Rossiter. »

    « Certes, vraiment douloureux, Sir Walter. »

    « Quand je me remémorais que votre excellent père était à Wadham tandis que j’étais à Christchurch, je pensais que je pouvais vous accueillir chez moi sans la moindre crainte. »

    « J’oserais dire, Sir Walter, que vous aviez tout à fait raison de le croire, que ce soit parce que vous avez fréquenté Christchurch, ou en raison de ma bonne réputation ou de ma position dans le monde. » Il savait que l’entretien serait plus facile s’il pouvait se montrer quelque peu indigné.

    « Et pourtant on me dit… on me dit… »

    « Que vous dit-on, Sir Walter ? »

    « Je crois qu’on ne peut nier que vous avez, pour ainsi dire, montré de l’intérêt pour ma fille. » Sir Walter était un gentleman, et il trouvait que la tâche qu’on lui imposait allait à l’encontre de ses sentiments.

    « Si vous voulez dire que je me suis efforcé de gagner son affection, alors vous avez été mal informé. »

    « C’est bien ce que je veux dire. N’avez-vous pas été reçu tout récemment encore à Brook Park comme – comme montrant de l’intérêt pour elle ? »

    « J’espère que non. »

    « Vous espérez que non, Major Rossiter ? »

    « J’espère qu’il n’y a eu aucun malentendu de ce genre. Pas de mon fait, en tout cas. J’étais très flatté d’être reçu chez vous. J’ai écrit l’autre jour quelques lignes à Lady Wanless, et je pensais m’être complètement expliqué sur ce point. »

    Sir Walter fit les gros yeux quand il entendit pour la première fois parler de la lettre, mais il fut assez fin pour ne pas montrer son ignorance sur le moment. « Je ne sais pas ce que vous entendez par « s’expliquer ». Il y a des choses qu’on ne peut pas expliquer aussi facilement. Mon épouse m’assure que la pauvre fille a été trompée – cruellement trompée. Et alors je vous le demande, Major Rossiter, quelles sont vos intentions en tant que gentleman ? »

    « Vraiment, Sir Walter, vous n’avez pas à me poser une telle question. »

    « Même pas au sujet de ma propre enfant ? »

    « Je ne peux pas envisager les choses de ce point de vue. Je peux seulement vous dire que je n’ai rien dit, rien fait que je puisse me reprocher. Je ne parviens pas à comprendre comment il a pu y avoir un tel malentendu, mais en aucun cas il n’est venu de moi. »

    Le baronnet en resta coi. On lui avait expressément recommandé de ne pas terminer l’entretien sans avoir obtenu de l’ennemi un signe de faiblesse. S’il pouvait au moins obtenir la promesse d’une autre visite à Brook Park, ce serait déjà bien. S’il pouvait lui faire exprimer son affection ou son admiration pour la jeune fille, ce ne serait pas si mal. S’il obtenait une allusion au fait qu’il valait mieux prendre son temps, ce serait déjà une base sur laquelle fonder de nouvelles opérations. Mais là, il n’avait rien obtenu. « C’est la chose la plus, la plus, la plus incroyable que j’ai jamais entendue » finit-il par dire.

    « Je ne vois pas ce que je peux vous dire de plus »

    « Eh bien je vais vous dire, moi » dit le baronnet. « Venez chez nous voir Lady Wanless. Les femmes comprennent tout cela beaucoup mieux que nous. Venez, et discutez-en avec Lady Wanless. Elle ne vous proposera rien qui ne vous convienne pas. » En guise de réponse, le Major hocha la tête. « Vous ne viendrez pas ? »

    « Il ne pourrait en résulter aucun bien, Sir Walter. Ce serait douloureux pour moi, et certainement très perturbant pour la jeune personne. »

    « Alors vous ne ferez rien ! »

    « Il n’y a rien à faire. »

    « Ma parole, je n’ai jamais rien entendu de tel de toute ma vie, Major Rossiter. Vous venez chez moi, et alors, alors vous ne… alors vous ne voulez plus revenir ! Certainement il était à Wadham, mais je pensais que le fils de votre père se serait mieux comporté ! » Alors il ramassa son chapeau et sortit de la pièce sans un mot de plus.

    La rumeur selon laquelle Sir Walter était monté à Londres et avait rendu visite au Major Rossiter arriva à Beetham, et parvint aux oreilles des Dugdale – mais ils ne surent rien de la nature de la conversation. « Je me demande quand cela arrivera » dit Mrs. Dugdale à Alice. « Maintenant qu’il est allé à Londres, je suppose que c’est pour bientôt. »

    « Le plus tôt sera le mieux, pour tout le monde » dit Alice gaiement. Quand un homme et une femme se sont mis d’accord, je ne vois pas pourquoi ils ne se dirigeraient pas sur-le-champ vers l’église bras dessus bras dessous. »

    « Il y a tant à faire avec les hommes de loi ».

    « Au diable les hommes de loi ! C’est au pasteur de faire le nécessaire, et le plus tôt est le mieux. Ainsi Il n’y aurait pas tout ce cortège de cadeaux, de robe de mariée, de nourriture et de boisson, et tout cela pour enrichir les commerçants. Si je devais me marier, je m’éclipserais juste pour gagner l’église du quartier, comme si j’allais chercher une miche de pain chez Mrs. Bakewell. »

    « Ca ne conviendrait pas à une demoiselle de Brook Park. »

    « Je pense que non. »

    « Et pas non plus au Major. »

    Alors Alice secoua la tête et soupira, puis sortit marcher seule quelques minutes dans la campagne. Comment pouvait-il être à de point différent de l’homme qu’elle avait cru connaître ? On était maintenant en septembre, et elle pouvait se souvenir d’une soirée de mai, quand les feuilles des arbres s’épanouissaient, où ils marchaient ensemble dans la fraîcheur de l’air, exactement comme elle le faisait maintenant, solitaire, parmi les splendeurs moins fraîches mais encore plus parfaites de l’automne. Combien il lui semblait maintenant une personne différente de celle qu’il était alors – pas différent parce qu’il ne l’aimait pas, mais différent parce qu’elle ne pouvait plus l’aimer. « Alice », lui avait-il dit ce jour-là, « vous et moi sommes pareils, nous aimons ce qui est simple, ce qui est utile. » Elle n’avait jamais oublié ces mots, qui étaient si profonds pour elle. Etait-elle simple et utile, et pouvait-il donc l’aimer ? A ce moment-là, elle était certaine que lui-même était simple et utile, et qu’en conséquence elle pouvait l’aimer. C’était ainsi qu’en son for intérieur elle parlait de lui, et qu’elle était sûre de sa valeur. Et maintenant, l’été n’était pas encore fini, et il était fiancé à une Georgiana Wanless et s’apprêtait à devenir le héros d’un mariage mondain !

    Mais, tandis qu’elle marchait seule, elle était fière de sentir qu’elle avait déjà vaincu l’amertume de cette douleur qui, pendant un jour ou deux, avait été tellement forte qu’elle avait craint qu’elle ne finisse par la terrasser. Pendant un jour ou deux après ces adieux devant le portail, elle s’était obligée à se concentrer sur ses devoirs – et même le devoir de rester souriante aux yeux de son père, de participer aux jeux des enfants, d’écouter les bavardages de sa belle-mère. Mais ce faisant elle avait ressenti une souffrance qui avait failli l’écraser. Elle avait maintenant traversé cette épreuve, et elle voyait clairement le chemin devant elle. Elle n’était pas complètement guérie de cette blessure à son cœur, mais elle s’était assurée qu’elle pourrait vivre désormais sans en ressentir la douleur.

    CHAPITRE IX. LADY DEEPBELL.

     

    Peu à peu, on commença à dire dans les environs, et jusqu’à Beetham, que les fiançailles entre le Major Rossiter et Miss Georgiana Wanless n’étaient peut-être pas une affaire aussi fermement conclue qu’on le pensait. Mr. Burmeston avait laissé entendre qu’il y avait un grain de sable ; peut-être pensait-il que si un autre avait pu s’échapper, lui-même pourrait en faire autant. Cobble, qui lui n’avait aucune intention de s’échapper, déclara qu’à son avis le Major Rossiter méritait une bonne correction à coups de cravache, mais le véritable crieur public qui diffusait partout la nouvelle, c’était Lady Deepbell. Tout le monde le sut avant Alice, et tout le monde y croyait, tandis qu’Alice, elle, refusait d’y croire – ou plutôt, elle ne se souciait pas d’y croire ou de ne pas y croire.

    Lady Deepbell occupait une position intermédiaire,  à mi-chemin entre la supériorité reconnue de Brook Park, et l’humilité reconnue de Beetham. Son titre y était pour quelque chose, mais son époux n’avait été qu’un fonctionnaire, qui avait bien servi son pays avec une longévité méritoire. Elle habitait un joli petit cottage à mi-chemin entre Brook Park et Beetham, qui était juste assez grand pour qu’elle puisse en parler comme de « ses terres ». Elle aimait sincèrement Brook Park, ainsi que toutes les familles aristocratiques du Comté, mais sa passion pour les rapports sociaux en général lui interdisait de manquer les réunions du village, qui étaient plus fréquentes. Elle était intime non seulement avec Mrs. Rossiter, mais aussi avec les Tweed, les Dugdale et les Simkins, et même si appréciait beaucoup la grandeur aristocratique des Wanless, elle pouvait parfaitement se contenter des agréables commérages des gens de Beetham. Elle fut la première à répandre à Beetham la rumeur selon laquelle le Major Rossiter était, comme elle disait, « hors course ».

    Ce fut auprès de Mrs. Rossiter elle-même qu’elle y fit allusion pour la première fois, mais ce fut d’une façon plus subtile qu’à l’accoutumée. L’ « alliance » était flatteuse, et elle inclinait à penser que Mrs. Rossiter serait fort déçue. « Nous étions certains, Mrs. Rossiter, que ces jeunes gens avaient des intentions sérieuses l’autre jour à Brook Park. »

    Mrs. Rossiter n’était pas une grande admiratrice de Lady Deepbell, et n’apprécia pas beaucoup cette allusion.  « Tout irait beaucoup mieux si les jeunes gens pouvaient arranger leurs affaires entre eux sans faire autant jaser » dit-elle avec aigreur.

    « Fort bien, mais il faut bien que les langues parlent, vous le savez, Mrs. Rossiter. J’en suis désolée pour tous les deux, car je trouvais qu’ils allaient bien ensemble. »

    « Certainement, si les deux jeunes gens, comme vous les appelez, se plaisent. »

    « Mais je suppose que tout est fini à présent, Mrs. Rossiter ? »

    « Je n’en sais vraiment rien, Lady Deepbell. » Alors la vieille dame, très satisfaite de savoir que le projet d’ « alliance » était abandonné, s’en alla chez les Tweed.

    « Je n’y ai jamais vraiment cru » dit Mrs. Tweed.

    « Je ne vois pas pourquoi cela aurait pu être possible » dit Matilda Tweed. « Georgiana Wanless est charmante d’une certaine façon, mais aucune d’elles n’a d’argent, et le Major Rossiter est un homme à la mode. » Les Tweed étaient tout-à-fait en dehors des cercles que fréquentaient les Wanless, et c’est pour cette raison que Matilda appelait toujours la seconde Miss Wanless par son prénom.

    « Je suppose qu’il va revenir vers Alice, maintenant » dit Clara, la plus jeune des demoiselles Tweed.

    « Je ne vois pas du tout les choses comme cela » dit Mrs. Tweed.

    « Je n’ai jamais vraiment cru à cette histoire » dit Lady Deepbell.

    « Ni moi » dit Matilda. « Il s’est promené avec elle, et qu’est-ce que cela veut dire ? Les enfants étaient toujours avec eux. Je ne pense pas qu’il puisse avoir aussi peu d’ambition. »

    « Mais est-on certain que toute cette histoire de Brook Park ne mènera à rien, avec la fête et tout le reste ? » demanda Mrs. Tweed.

    « Sans aucun doute » dit Lady Deepbell avec autorité. « Je peux vous affirmer que tout est terminé. » Alors, elle se leva et se rendit chez les Simkins.

    La rumeur n’atteignit pas la maison du Docteur ce jour-là. La conviction que le Major s’était mal comporté envers Alice – et que celle-ci avait été complètement abandonnée au profit d’une alliance avec les Wanless, avait été si forte, que même Lady Deepbell ne voulait pas aller délibérément mesurer la gravité de cette blessure. Ce sentiment avait été tellement unanime, que personne à Beethmam n’avait eu le courage de parler à Alice du triomphe de Miss Wanless, ou de l’inconduite du Major, et Lady Deepbell craignait de colporter son histoire jusque chez Alice.

    Ce fut le docteur qui, le premier, amena les premières rumeurs à la maison, et lorsqu’il le fit, Lady Deepbell était déjà depuis plusieurs jours au village. « Tu ferais mieux de n’en rien dire à Alice. » Telles furent les premières instructions qu’il donna à sa femme. « Quoi qu’il arrive, cela ne pourrait que la perturber. » Mrs. Dugdale pensait que le jeune homme, maintenant qu’il était libéré de son second amour, reviendrait vers le premier.  Dévorée par son secret, mais désireuse d’être obéissante, elle était si agitée et fébrile qu’Alice comprit qu’elle avait quelque chose à lui dire.

    « Vous avez un grand secret, maman » dit-elle.

    « Quel secret, Alice ? »

    « Je le sais. N’attendez pas que je vous le demande. Qu’il sorte, s’il doit sortir. »

    « Je n’ai rien à dire. »

    « Très bien, maman, alors ne dites rien. »

    « Alice, vous êtes la jeune femme la plus exaspérante à qui j’aie jamais eu affaire dans ma vie. Si j’avais vingt secrets, je ne vous en dirais pas un seul. »

    Le lendemain, Alice apprit tout par son père.  « J’avais compris, à voir les manières que faisait maman, qu’il y avait quelque chose » dit-elle.

    « Je lui ai dit de ne rien dire. »

    « Je m’en doute. Mais qu’est-ce que cela peut bien me faire, papa, que le Major Rossiter épouse ou pas Miss Wanless ? S’il lui a donné sa parole, j’espère bien qu’il la tiendra. »

    « Je ne crois pas qu’il la lui ait jamais donnée. »

    « Même dans ce cas, peu m’importe. Papa, ne vous faites donc pas de souci pour lui. »

    « Mais vous ? »

    « J’ai traversé les flammes, et j’en suis ressortie en m’étant à peine brûlée. Cher papa, j’aimerais tellement que vous compreniez. C’est si bon d’avoir quelqu’un à qui l’on peut tout dire. A vrai dire, il me plaisait. »

    « Et lui ? »

    « Je n’ai rien à dire à ce sujet, pas un mot. Je suppose que les jeunes filles sont souvent stupides, et qu’elles s’imaginent beaucoup de choses. Je n’ai rien à lui reprocher. Mais j’ai été faible. Alors il y a eu cette histoire avec Miss Wanless, et j’ai été malheureuse. Je me suis éveillée d’un rêve, et le réveil a été douloureux. Mais j’ai surmonté cela maintenant. Je ne crois pas que vous remarquerez jamais, à voir le comportement de votre fille, qu’il lui soit arrivé quoi que ce soit. »

    « Ma brave petite ! »

    « Mais ne laissez pas maman me dire qu’il va revenir parce que l’autre jeune fille ne lui a pas convenu. Qu’il fasse ce qu’il veut avec l’autre jeune fille, qu’il fasse ce qu’il veut sans elle, qu’il fasse de lui-même qu’il voudra, mais qu’il me laisse en paix. » Il y avait dans sa voix une grande force tandis qu’elle prononçait ces mots, et son père la regardait avec effarement. « Ne pensez pas que je suis une sauvage, papa. »

    « Une sauvage, ma chérie ! »

    « Mais je suis sérieuse. Bien sûr, s’il vient à Beetham, nous le verrons forcément. Mais comme n’importe qui d’autre. Ce n’est pas parce qu’il est venu voleter par ici comme un oiseau à la fenêtre, et qu’il y a reçu un bon accueil, puis qu’il est parti voler autre part, qu’il recevra le même accueil s’il décide de revenir.  C’est tout, papa. » Puis, comme la fois précédente, elle sortit se promener seule, pour puiser de la force dans ses réflexions solitaires. Elle avait si bien soigné la plaie autour de sa blessure, que tout danger était maintenant écarté. Elle devait maintenant éviter de subir de nouvelles blessures. Les gens des environs ne manqueraient pas de venir lui parler de cette rupture entre son ancien amoureux et la demoiselle Wanless. Les Tweed et les Simkins, et la vieille Lady Deepbell n’auraient que cela à la bouche. Elle devait être prête à leur répondre de façon à s’assurer qu’ils ne lui parlent plus par la suite du Major Rossiter. Elle était suffisamment guérie pour ne pas chanceler sous le choc : et maintenant, elle ne se laisserait plus importuner par les petites piqûres des petites personnes qui l’entouraient. Elle avait eu assez d’amour – de l’amour d’un homme – et se contenterait maintenant de Bobby et des autres enfants.

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