Répondre à : TROLLOPE, Anthony – Alice Dugdale

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#161310
Vincent de l'ÉpineVincent de l’Épine
Maître des clés

    « Sûr qu’il va revenir » dit Mrs. Dugdale à son mari.

    « Il est inutile d’en parler » dit le docteur. « Si vous voulez suivre mon conseil, ne prononcez pas son nom devant elle.  Je pense qu’il ne le mérite pas et ne vaut pas la peine qu’on parle de lui. » Tout cela était bien beau, pensait Mrs. Dugdale, mais tout le monde au village était certain qu’il avait au bas mot 1.500 livres de revenu, et qu’il était bel homme, et que cela ne se trouvait pas tous les jours. Ce sont justement les hommes qui papillonnent le plus avant le mariage qui savent le mieux se stabiliser par la suite. C’est ainsi qu’elle en parlait avec Mrs. Tweed, et elles tombèrent d’accord sur le fait que s’il se présentait à nouveau à la porte du docteur, il faudrait « oublier le passé ».

    Lady Wanless, même après que son mari fût rentré de Londres, ne considérait pas encore l’affaire comme définitivement perdue. Sir Walter, qui avait été le seul messager qu’elle pût envoyer directement au jeune homme, avait été, elle s’en rendait compte, le pire des messagers. Il n’était pas capable de se montrer autoritaire, ni convainquant. En conséquence, quand il lui avait dit, à son retour à la maison, qu’il était facile de se rendre compte que le père du Major Rossiter n’aurait pas pu fréquenter Christchurch, elle n’avait pas ressenti de vraie déception. La prochaine étape pour elle, était de rendre visite à Mrs. Rossiter. Si cela échouait, elle irait débusquer la bête dans sa tanière, et se rendrait en personne chez le Major Rossiter aux Horse Guards. Elle ne doutait pas d’être capable de faire au moins aussi bien que Sir Walter. Mrs. Rossiter, elle le savait, était en ce qui la concernait, favorable à cette alliance.

    « Ma chère Mrs. Rossiter », dit-elle d’un ton très confidentiel, « il y a quelque chose qui ne va pas entre nos jeunes gens, et je crois que si nous y réfléchissons toutes deux, nous pouvons y mettre de l’ordre. »

    « Si j’en juge à ce que je sais de l’un de ces jeunes gens », dit Mrs. Rossiter, « il sera très difficile de le faire changer d’avis. »

    « Il s’est montré très empressé auprès de la jeune fille. »

    « Bien sûr, je ne sais rien de tout cela, Lady Wanless. Je ne les ai jamais vus ensemble. »

    « Cette chère Georgiana est si discrète qu’elle n’en a rien dit, même à moi, mais je pensais vraiment qu’il lui avait fait une proposition. Elle ne dira jamais un mot contre lui, mais je pense qu’il l’a fait. Eh bien, Mrs. Rossiter, que penser de tout cela ? »

    « Comment une mère pourrait-elle répondre pour son fils, Lady Wanless ? »

    « Evidemment, je le sais bien. Les jeunes filles, bien sûr, sont différentes. Mais je pensais que peut-être vous sauriez quelque chose, car je suppose que vous êtes favorable à cette alliance. »

    « Bien sûr, pourquoi ne le serais-je pas ? Personne n’attache plus de prix à la naissance que moi, et à mon avis rien n’aurait pu être plus favorable pour John. Mais il ne voit pas les choses comme moi. Je pourrais lui parler pendant une semaine, cela n’aurait aucun effet. »

    « C’est cette fille du docteur, Mrs. Rossiter ? »

    « Je ne crois pas. J’ai dans l’idée qu’après avoir bien tourné et retourné la question dans son esprit, il en est arrivé à la conclusion qu’il serait mieux célibataire que marié. »

    « Nous pourrions le guérir de ca mal, Mrs. Rossiter. Si je pouvais seulement l’avoir ici à Brook Park une autre semaine, je suis sûre d’y parvenir. »

    Mrs. Rossiter, toutefois, ne pouvait dire qu’elle pensait pouvoir convaincre son fils de séjourner prochainement à Brook Park.

    Une semaine plus tard, Lady Wanless parvint enfin à se frayer un passage jusqu’au Major chez les Horse Guards –  mais sans beaucoup de succès. Je rapporterai seulement au lecteur les derniers mots de cet entretien, tels qu’ils furent prononcés par Lady Wanless et le gentleman.

    « Devrai-je donc voir ma fille mourir le cœur brisé ? » dit Lady Wanless, son mouchoir devant les yeux.

    « J’espère que non, Lady Wanless, mais quelle que soit la cause de sa mort, je n’en serai pas responsable. » Et tandis qu’il parlait, il fronçait le sourcil d’une façon qui fit peur à Lady Wanless elle-même.

    Tandis qu’elle rentrait à Slowbridge cet après-midi-là, puis à Brook Park, elle décida qu’il fallait maintenant considérer l’affaire comme terminée. Il n’y avait plus aucun terrain où livrer bataille. Avant d’aller se coucher, le soir, elle envoya chercher Georgiana. « Ma chère enfant » dit-elle, « cet homme n’est pas digne de vous. »

    « Je l’ai toujours su » dit Georgiana.

    Et ainsi se termina ce petit épisode des aventures de la famille Wanless.

    CHAPITRE X. L’OISEAU QUI TAPAIT A LA FENETRE

     

    L’oiseau qui était entré par la fenêtre et avait été bien accueilli, mais il était reparti sans montrer la moindre gratitude. Il pouvait bien revenir cogner du bec à la fenêtre, il ne recevrait plus la moindre miette d’amour. Alice, l’esprit résolu, l’avait décidé. Malgré ses allures humbles, les heures passées à repriser les chaussettes, à préparer les tartines des enfants, à pousser le landau dans les allées, il y avait une fierté chez elle, une conscience de sa dignité de femme, qui n’auraient pu être plus fortes chez une femme bien née, riche, ou à la mode. Elle ne réclamait rien. Elle  ne s’attendait pas à être admirée. Elle s’était contentée de prendre le monde tel qu’il se présentait à elle, sans penser beaucoup à l’amour. Quand John Rossiter s’était montré pour la première fois à Beetham, à son retour des Indes, et qu’il s’était montré si chaleureux – trop chaleureux – avec son ancienne camarade de jeux, elle n’avait pas pensé un seul instant qu’il pourrait devenir plus que son ancien camarade de jeux. Son cœur était trop précieux pour qu’elle le donne avec légèreté au premier venu. Puis l’oiseau était entré par la fenêtre, et sa présence avait été délicieuse, mais, même pour lui, elle n’aurait rien changé à ses manières, à moins que par chance, un jour, elle ne finisse par lui appartenir. Alors, il serait de son devoir de s’abandonner complètement à lui. Mais en attendant, même s’il lui laissait percevoir par de petites allusions que ses servitudes domestiques pourraient un jour se terminer, elle n’en accomplissait pas moins ses devoirs avec application. S’il lui plaisait de l’accompagner quand elle promenait les enfants, il était le bienvenu. S’il avait envie de la voir quand elle reprisait les chaussettes ou préparait les tartines, qu’il vienne la voir. Et s’il trouvait tout cela dégradant, alors qu’il reste chez lui.

    Et ses sentiments s’étaient développés, jusqu’à ce qu’elle se retrouve surprise, et comme qui dirait prise au piège de l’amour. Mais elle était restée calme, s’était courageusement cramponnée au landau, et son comportement était devenu un peu plus froid qu’auparavant.

    C’est alors que le Major Rossiter, comme le sait le lecteur, avait rendu deux visites à Brook Park. L’oiseau pouvait toujours frapper du bec, on ne lui ouvrirait plus jamais la fenêtre.

    Mais l’oiseau, à partir du moment où il avait fait ses bagages à Brook Park, avait décidé qu’il franchirait la fenêtre à nouveau, ou, tout moins qu’il s’y présenterait, et la frapperait du bec avec constance pour demander qu’on lui ouvre. Quand il pensait maintenant à ces deux jeunes filles, la féminité de l’une, comparée au matérialisme de l’autre, le séduisait complètement. Mais à aucun moment son cœur n’avait véritablement penché vers la jeune athlète de Brook Park. A aucun moment ou presque il n’avait été infidèle à Alice. Mais pendant un temps il avait été sensible à ce qui brille, et pendant un temps, il ne se satisfaisait plus de l’aspect plus terne de l’or pur. Il avait désormais honte de lui-même, et il savait quelle douleur il avait causée. Il avait compris, très clairement, à travers ses discussions avec le père et la mère d’Alice, et avec d’autres aussi, qu’il y avait ceux qui pensaient qu’il épouserait Alice Dugdale, et ceux qui espéraient qu’il épouserait Georgiana Wanless. Mais maintenant, enfin, il pouvait affirmer qu’aucun amour autre que celui qu’il sentait vibrer dans son cœur à présent n’aurait pu être possible. Mais il était conscient aussi qu’il aurait beaucoup à faire pour retrouver l’estime de la jeune femme. Il ne pouvait oublier le regard d’Alice et ses manières tandis qu’elle le saluait devant le portail.

    Deux mois passèrent avant qu’on ne le revît à Beetham. En fait, son devoir l’avait appelé ailleurs durant cette période, et il fit en sorte qu’on le sache à Beetham. L’information, sous une forme ou une autre, parvint jusqu’à Alice. Extérieurement, elle n’y prêta aucune attention, mais en son for intérieur, elle se disait que ceux qui se donnaient du mal pour lui faire parvenir cette nouvelle en seraient pour leurs frais. « Les hommes viennent et les hommes vont », chantonnait-elle doucement. Combien peu ils la connaissaient, ceux qui venaient à elle avec des nouvelles sur les allées et venues du Major Rossiter !

    Puis un jour, il revint. Un matin, au début du mois de décembre, le fait, incontestable, fut annoncé à table. « Le Major est au presbytère » dit la servante. Mrs. Dugdale regarda Alice, qui continuait à servir le hachis de mouton avec un calme imperturbable.

    Ensuite, on ne dit plus un mot sur lui. Le docteur avait demandé à sa femme de garder le silence, et même si elle mourait d’envie de parler, elle parvint à se contenir. Après dîner on se livra aux tâches domestiques habituelles, puis ce furent les jeux dans le jardin. Le temps était sec et clément pour cette période de l’année, si bien qu’Alice était occupée à pousser deux enfants sur la balançoire quand le Major Rossiter franchit le portail. Minnie, qui était sa favorite, se mit à courir vers lui, et il traversa lentement la pelouse jusqu’à l’arbre où était fixée la balançoire. Pour un instant, Alice s’arrêta afin de pouvoir lui serrer la main, puis elle retourna à sa place. « Si je devais m’arrêter avant que ce soit le tour de Bobby » dit-elle, « il trouverait cela injuste. »

    « Non, je trouve pas » dit Bobby. « Tu peux aller si tu veux. »

    « Mais je ne veux pas y aller, Bobby, et le Major Rossiter pourra trouver Maman dans le salon », et un moment Alice envisagea même de mettre son chapeau et de quitter les lieux. Puis elle se dit que fuir serait manquer de courage. Elle n’allait pas partir chaque fois que cet homme viendrait. N’avait-elle pas une fois pour toutes décidé en son for intérieur qu’il n’était rien pour elle ? Alors elle se mit à balancer les enfants, très posément, afin de se convaincre que la visite du jeune homme ne l’avait pas perturbée.

    Dix minutes plus tard, le Major était là à nouveau. Il était naturel de penser que la conversation avec Mrs. Dugdale ne le retiendrait pas trop longtemps. « Puis-je pousser l’un des enfants un moment ? » demanda-t-il.

    « Eh bien, non, je ne crois pas. C’est ma façon de faire de l’exercice, et je n’y renonce jamais. »

    Mais Minnie,  qui savait ce que le robuste bras d’un homme pouvait faire, fut intraitable, et le Major prit possession de la balançoire.

    Et soudain, il s’arrêta. « Alice » dit-il, je veux que vous veniez faire un tour avec moi sur la route. »

    « Je ne sors pas aujourd’hui » dit-elle. Sa voix était ferme et bien contrôlée, mais ses joues s’empourprèrent légèrement.

    « Mais je vous le demande expressément. Vous devez venir aujourd’hui. »

    Elle n’avait qu’un instant pour réfléchir, mais elle prit cet instant pour reconsidérer la chose. Si le jeune homme décidait de lui parler sérieusement, elle devait l’écouter – une fois et une seule. Il avait le droit de demander cela. Lorsqu’un tel oiseau vient frapper du bec de cette façon, il faut lui prêter une certaine attention. Alors elle mit son chapeau, et passant devant lui, elle ouvrit le portail et s’engagea le long de la route en s’éloignant du village. Pendant quelque temps il ne parla pas, et ce fut elle qui la première lui dit : « Je ne peux rester dehors bien longtemps, Major Rossiter, alors s’il y a quelque chose… »

    « Il y a quelque chose, Alice. » Bien sûr, elle le savait, mais elle était résolue. Résolue ! Chaque moment de sa vie, depuis qu’ils s’étaient séparés, n’avait-il pas été consacré à renforcer cette résolution ?  Chaque coup d’aiguille dans le calicot n’avait fait que renforcer sa détermination ! Et maintenant il était là. Oh, comme il était doux de l’avoir là, du temps où ses résolutions étaient d’une toute autre nature ! Mais elle avait été punie pour cela, et était maintenant assez forte pour prévenir de futures souffrances. « Alice, il vaut mieux dire les choses simplement. Je vous aime, et vous ai toujours aimée de tout mon cœur. » A ce moment, Alice fronça légèrement les sourcils et affermit ses pieds sur le sol, mais elle ne dit pas un mot. Oh, si seulement cela était arrivé plus tôt, quelques semaines plus tôt !

    « Je sais ce que vous allez me dire, mais je voudrais que vous m’écoutiez, si c’est possible, avant de le dire. Je vous ai donné des raisons d’être fâchée contre moi. »

    « Oh, non ! » s’écria-t-elle, l’interrompant.

    « Mais je n’ai jamais été un seul instant infidèle envers vous. Vous sembliez me mépriser. »

    « Et si tel était le cas ? »

    « Cela passerait. Si vous me méprisez maintenant, je pourrai le supporter. Et même si vous me disiez en me regardant droit dans les yeux que vous ne m’aimez pas, je pourrais le supporter. Mais j’ai tant d’amour dans mon cœur, qu’il faut que je vous en parle. Jour et nuit, il m’emplit entièrement. Je ne peux penser à rien d’autre. Je rêve que je tiens votre main dans la mienne, mais quand je m’éveille je pense que cela ne sera jamais. »

    Sur le moment, elle eut la tentation de laisser glisser ses doigts dans les mains du jeune homme, mais elle ne fit que joindre ses deux mains entre elles, afin qu’aucun doigt rebelle ne s’aventure dans cette direction et ne la trahisse. « Si vous ne m’avez jamais aimé, si vous n’avez jamais pu m’aimer, dites-le-moi, et je partirai. » Elle aurait dû parler alors, à l’instant, mais elle ne fit que laisser aller son pied sur le gravier en restant silencieuse. « Que je sois puni me semble mérité. Que la punition s’étende à nous deux, voilà qui ne serait pas juste. »

    Elle ne voulait pas le punir, elle ne voulait que se montrer brave. Si se montrer ferme ne revenait qu’à le rendre malheureux, alors était-il juste qu’elle soit ferme ? Il serait bien dommage qu’après s’être tant fortifiée, elle succombe au premier mot, mais pour son salut à lui, pour son salut à lui, ne pourrait-elle pas supporter même cela ? « Si vous ne m’avez jamais aimé, si vous n’avez jamais pu m’aimer, dites-le-moi, et je partirai. » Elle s’était promis de ne pas mentir, même à elle-même. S’il lui avait demandé sans détour d’être sa femme, elle aurait pu répondre qu’elle ne le serait pas. La voie, ensuite, aurait été tracée toute droite devant elle. Mais que répondre à la question qu’il lui avait posée ? Pouvait-elle dire qu’elle ne l’avait pas aimé, ou même qu’elle ne l’aimait pas ?

    « Alice » dit-il, lui posant la main sur le bras.

    « Non ! »

    « Alice, pouvez-vous me pardonner ? »

    « J’ai déjà pardonné. »

    « Et  ne m’aimerez-vous pas ? »

    Elle tourna la tête vers lui dans l’intention de froncer les sourcils, mais l’intensité du regard du jeune homme était trop forte et eut raison d’elle, et une larme apparut au coin de son œil, et sa lèvre trembla, et elle réalisa enfin que sa grande résolution n’avait jamais rien représenté pour elle.

    J’ajouterai que bien avant le mariage d’Alice, Sophia et Georgiana Wanless se marièrent toutes deux – Sophia en premier, comme il se doit, au jeune Cobble, et Georgiana à Mr. Burmeston, le brasseur. Ceci, comme le lecteur pourra s’en rendre compte, était tout à fait inattendu, mais c’était un grand principe bien établi chez Lady Wanless, que ses filles devaient se marier chacune à leur tour.

     

     

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