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3. Une lettre pour la Némédie
Astreas l’érudit, voyageant vers l’est dans son infatigable quête de savoir, écrivit une lettre destinée à son ami le philosophe Alcemides, en sa Némidie natale. Cette lettre rassemblait tout ce que les nations de l’ouest pouvaient savoir à propos des nations de l’est, concernant les évènements de cette période dans cet orient qui était encore une terre mythique et inconnue dans l’esprit des peuples d’occident.
Astreas écrivait, entre autres : « Tu peux à peine imaginer, mon cher vieil ami, quelle est la situation dans ce petit royaume depuis que la Reine Taramis a accepté Constantius et ses mercenaires, un évènement que je t’avais brièvement relaté dans ma dernière lettre, écrite à la hâte. Sept mois ont passé depuis, pendant lesquels le diable lui-même semble avoir fondu sur ce malheureux royaume. Taramis semble être devenue folle ; alors qu’elle était jadis renommée pour sa vertu, son équité et son calme, elle est maintenant célèbre pour des qualités précisément opposées à celles que je viens d’énumérer. Sa vie privée est scandaleuse – mais le terme « privée » est peut-être inadéquat, car la Reine ne fait aucun effort pour dissimuler la débauche de sa cour. Elle se livre constamment à d’infâmes orgies, auxquelles les malheureuses dames de la cour sont obligées de se joindre, les jeunes mariées aussi bien que les vierges.
« Elle-même ne s’est même pas souciée d’épouser son amant, Constantius, qui siège sur le trône à ses côtés, et règne comme son prince consort, et ses officiers suivent son exemple, n’hésitant pas à débaucher toute femme pour laquelle ils éprouvent du désir, sans se soucier de leur rang ou de leur situation. Ce malheureux royaume croule sous les taxes exorbitantes, les fermes sont exsangues, et les marchants vont en haillons qui sont tout ce que leur ont laissé les collecteurs d’impôts. En fait, ils sont heureux d’en réchapper avec la vie sauve.
Je devine ton incrédulité, mon bon Alcemides, et tu vas penser que j’exagère la situation à Khauran. Il est vrai que de telles conditions sont inimaginables dans n’importe quel pays d’occident. Mais tu réalises l’énorme différence qui existe entre l’ouest et l’est, et particulièrement cette partie de l’est. D’abord, Khauran est un royaume de petite taille, l’une des nombreuses principautés qui formaient jadis la partie orientale de l’empire de Koth, et qui regagnèrent par la suite l’indépendance qu’elles avaient déjà connue longtemps auparavant. Cette partie du monde est divisée entre ces petits pays, minuscules en comparaison des grands royaumes de l’ouest, ou des grands sultanats qui s’étendent plus loin à l’est, mais qui sont importants par le contrôle qu’ils exercent sur les routes des caravanes, et la richesse qui s’y concentre.
De toutes ces principautés, Khauran est celle qui se trouve le plus au sud-est, au bord des déserts du Shem oriental. La ville de Khauran est la seule cité de quelque importance dans le royaume, et elle se trouve en vue de la rivière qui sépare les prairies du désert de sable, comme une tour de guet qui garde les plaines fertiles qui s’étendent derrière elle. La terre y est si riche qu’elle permet trois ou quatre récoltes par an, et les plaines au nord et à l’ouest de la ville sont couvertes de villages. Pour celui qui est habitué aux grandes plantations et aux grandes fermes de l’ouest, il est étrange de voir ces petits champs et ces petites vignes, et pourtant des montagnes de fruits et de grain en sortent comme d’une corne d’abondance. Les villageois sont uniquement agriculteurs. D’une race mélangée, aborigène, ils ne sont pas bons à la guerre, et incapable de se protéger eux-mêmes, et ne peuvent posséder d’armes. Ils dépendent complètement des soldats de la ville pour leur protection, et sont donc sans recours dans la situation présente. Une révolte brutale des campagnes, qui serait certaine dans une nation de l’ouest, est ici impossible.
Ils se tuent au travail sous la main de fer de Constantius, et les Shemites à la barbe noire chevauchent sans cesse dans les plaines, le fouet à la main, comme les maîtres de ces esclaves noirs qui travaillent dans les plantations du sud de Zingara.
Mais les gens de la ville n’ont pas beaucoup plus d’espoir. Leurs richesses sont pillées, leurs plus belles filles leur sont ravies pour apaiser la lubricité insatiable de Constantius et de ses mercenaires. Ces hommes n’ont absolument aucune pitié, aucune compassion ; ils possèdent toutes les caractéristiques que nos armées ont appris à détester dans nos guerres contre les alliés Shémites d’Argos – une inhumaine cruauté, un désir et une férocité de bête sauvage. Les gens de la cité appartiennent à la caste dirigeante de Khauran, ce sont surtout des Hyboriens ; ils sont valeureux et volontiers guerriers ; mais la trahison de leur reine les a laissés à la merci de leurs oppresseurs. Les Shémites constituent la seule force armée de Kauran, et la plus épouvantable punition est infligée à tout Khauranien trouvé en possession d’une arme. Les jeunes Khauranien aptes à porter des armes sont l’objet d’une persécution systématique qui vise à les éliminer. Beaucoup ont été impitoyablement massacrés, d’autres vendus comme esclaves à des Turaniens. Des milliers d’entre eux ont fui le royaume pour entrer au service d’autres maîtres, ou pour se faire brigands, rôdant en bandes nombreuses le long de la frontière.
Il y a actuellement un risque d’une invasion depuis le désert, qui est habité par des tribus de nomades Shémites. Les mercenaires de Constantius viennent des villes Shémites de l’ouest, Pelishtim, Anakim, Akkharim, et les Zuagirs et les autres tribus nomades les détestent. Comme tu le sais, mon bon Alcemides, le pays de ces barbares est divisé entre les prairies de l’ouest, qui s’étendent jusqu’au lointain océan, et où s’élèvent les villes de ces citadins, et les déserts de l’est, où se tiennent les robustes nomades ; et les guerres sont incessantes entre ceux des cités et ceux du désert.
Les Zuagirs ont combattu Khauran et y ont mené des raids pendant des siècles, sans beaucoup de succès, mais ils n’apprécient pas sa conquête par leurs cousins de l’ouest. On dit que cet antagonisme naturel est encore attisé par l’homme qui était jadis le capitaine des gardes de la reine. Ayant réussi à échapper d’une façon ou d’une autre à la haine de Constantius, qui l’avait fait crucifier, il s’est réfugié chez les nomades. On l’appelle Conan, et il est lui-même un barbare, un de ces sinistres Cimmériens dont nos soldats ont plus d’une fois appris à leur grand dam à redouter la férocité. On murmure qu’il est devenu le bras droit d’Olgerg Vladislav, l’aventurier Kozak qui vint jadis des steppes du nord pour se faire le chef d’une bande de Zuagirs. On dit aussi que cette bande s’est considérablement développée ces derniers mois, et qu’Olgerd, sans nul doute sur les conseils de ce Cimmérien, envisage même un raid sur Khauran.
Cela ne peut être plus qu’un raid, car les Zuagirs ne disposent pas d’engins de siège, ni ne savent comment on prend une ville, et il a été prouvé à de nombreuses reprises que les nomades, avec leurs formations souples, ou plutôt leur absence de formation, ne peuvent se comparer aux guerriers bien disciplinés et bien armés des cités Shémites dans une bataille rangée. Les habitants de Khauran, eux, accueilleraient peut-être favorablement une telle conquête, car les nomades ne sauraient être pires que leurs maîtres actuels, et même une complète extermination serait préférable aux souffrances qu’ils doivent endurer. Mais ils sont tellement terrifiés et sans espoir qu’ils ne pourraient être d’aucune aide pour les envahisseurs.
Leur situation est vraiment désespérée. Rien n’arrête Taramis, qui semble possédée par un démon. Elle a aboli le culte d’Ishtar, et a fait de son temple un lieu d’idolâtrie. Elle a détruit l’image d’ivoire de cette déesse qui est vénérée par ces Hyboriens de l’est, et qui, bien qu’inférieure à la vraie religion de Mitra à laquelle sont vouées les nations de l’ouest, reste supérieure au culte des démons auquel s’adonnent les Shémites. Elle a fait amener dans le temple d’Ishtar des images obscènes de toutes sortes – des dieux et des déesses de la nuit, dans toutes sortes de positions salaces et perverses, et avec toutes ces caractéristiques révoltantes que peut concevoir un cerveau dégénéré. Beaucoup de ces images sont assimilées aux dieux monstrueux des Shémites, des Turaniens, des Vendyens ou des Khitans, mais d’autres sont des réminiscences d’horreurs anciennes à moitié oubliées, sauf dans les légendes les plus obscures. Où la Reine a pu apprendre leur existence, je n’ose même pas essayer de le deviner.
Elle a introduit les sacrifices humains, et depuis qu’elle est avec Constantius, pas moins de cinq cents hommes, femmes et enfants, ont été immolés. Certains sont morts sur l’autel qu’elle a fait installer dans le temple, et elle maniait elle-même la dague sacrificielle, mais beaucoup ont connu un sort bien plus funeste encore.
Taramis a installé dans une crypte du temple une sorte de monstre. Ce qu’il est, et d’où il vient, personne ne le sait. Mais juste après avoir écrasé la révolte désespérée de ses soldats contre Constantius, elle passa une nuit, seule, dans le temple profané, seule à part une douzaine de captifs enchaînés, et le peuple terrifié vit une fumée épaisse à l’odeur épouvantable sortir du temple, et entendit toute la nuit les chants frénétiques de la reine, et les cris d’agonie poussés par les captifs qu’on torturait. Et l’aube venue, une autre voix vint se mêler à ces sons – un croassement strident, inhumain, qui glaçait le sang de ceux qui l’entendaient.
Quand le soleil fut levé, Taramis sortit en titubant du temple, ses yeux brillant d’un triomphe démoniaque. On ne revit plus jamais les captifs, et on n’entendit plus le croassement. Mais il est une pièce dans le temple, dans laquelle jamais personne ne se rend, à part la reine, emmenant avec elle une victime promise au sacrifice. Et cette dernière, on ne la revoit jamais. Chacun sait que dans cette sombre pièce se tient un monstre de l’âge des ténèbres, qui dévore les humains hurlants que Taramis conduit jusqu’à lui.
Je ne peux plus la considérer comme une mortelle ; je l’imagine comme une démone furieuse, allongée dans son repaire souillé de sang, parmi les os et les restes de ses victimes, avec des griffes pourpres et acérées. Que les Dieux puissent lui permettre de poursuivre ces monstruosités, voilà qui ébranle ma foi en la justice divine.
Quand je compare sa conduite actuelle avec son comportement lorsque je suis venu pour la première fois à Khauran, il y a sept mois, je suis abasourdi, et je suis enclin à penser, comme beaucoup d’habitants, qu’un démon a pris possession du corps de Taramis. Un jeune soldat, Valerius, pense autrement. Il croit qu’une sorcière a pris une forme identique à celle de la reine vénérée de Khauran. Il pense que Taramis a été enlevée dans la nuit, et enfermée dans quelque donjon, et que celle qui règne à sa place n’est qu’une sorcière. Il a juré qu’il retrouverait la véritable reine, si elle est toujours en vie. Mais je crains fort que lui-même n’ait été victime de la cruauté de Constantius. Il a été impliqué dans la révolte des gardes du palais, est parvenu à s’échapper et est resté caché quelque temps, refusant obstinément de chercher refuge à l’étranger, et c’est pendant cette période que je l’ai rencontré et qu’il m’a fait part de sa conviction.
Mais il a disparu, comme beaucoup d’autres avant lui, dont on n’ose imaginer ce qu’ils sont devenus, et je crains fort qu’il n’ait été arrêté par les espions de Constantius.
Mais il me faut conclure cette lettre, et la faire sortir de la ville par le biais d’un rapide pigeon voyageur, qui la portera jusqu’au poste où je l’ai acheté, à la frontière de Koth. A cheval et par la voie les caravanes, elle arrivera jusqu’à toi. Je dois me dépêcher, avant l’aube. Il se fait tard, et les étoiles blanches brillent sur les jardins qui ornent les toits de Khauran. Au milieu du silence inquiétant qui enveloppe la cité, j’entends le battement sinistre d’un tambour dans le temple au loin. Je suis certain que Taramis se trouve là, concoctant de nouvelles diableries. »
Le sage Astreas avait cependant tort quant à la localisation de celle qu’il appelait Taramis. La femme que tout le monde prenait pour la reine de Khauran se trouvait dans une cellule, éclairée par une seule torche qui jouait sur son visage de sa lueur tremblotante, révélant une diabolique cruauté sur son beau visage.
Sur la pierre nue devant elle était étendue une silhouette dont la nudité était à peine recouverte de guenilles. Salomé la toucha dédaigneusement du bout de sa sandale dorée, et sourit cruellement tandis que sa victime se recroquevillait sur elle-même.
« N’aimes-tu pas mes caresses, ma chère sœur ? »
Taramis était toujours belle, malgré ses haillons, son emprisonnement, et les mauvais traitements subis durant ces sept longs mois. Elle ne répliqua pas aux sarcasmes de sa sœur, mais baissa la tête, comme une femme habituée à la moquerie.
Cette résignation ne plut pas à Salomé. Elle se mordit la lèvre, et tapa des pieds tandis qu’elle regardait avec colère la silhouette soumise. Salomé était vêtue avec la splendeur barbare d’une femme de Shushan. Des joyaux brillaient à la lueur des torches sur ses sandales dorées, sur sa casaque d’or, et sur les fines chaines qui la maintenaient en place. Des anneaux de cheville en or tintaient quand elle se déplaçait, et des bracelets incrustés de joyaux ornaient ses bras nus. Sa haute coiffure était celle d’une femme Shémite, et aux anneaux de ses oreilles étaient des pendants de jade, qui brillaient à chaque mouvement d’impatience de sa tête hautaine. Une ceinture incrustée de gemmes ceignait une jupe de soie si transparente, qu’elle n’était qu’une cynique moquerie des conventions.
Suspendu à ses épaules, un manteau rouge sombre tombait dans son dos, et elle le portait négligemment sur le bras, cachant visiblement un objet.
Salomé se baissa soudain, et de sa main libre, elle agrippa la chevelure ébouriffée de sa sœur, et força la jeune femme à la regarder à nouveau droit dans les yeux. Taramis soutint son regard de fauve sans défaillir.
« Tu n’es plus aussi prompte à verser des larmes que jadis, ma chère sœur » murmura la sorcière.
« Tu ne tireras plus aucune larme de moi » répondit Taramis. « Trop souvent tu t’es réjouie du spectacle de la Reine de Khauran implorant ta pitié en sanglotant à tes genoux. Je sais que tu ne m’as épargnée que pour me tourmenter, c’est pourquoi tu as limité tes tortures à celles qui ne peuvent ni me tuer ni me défigurer à jamais. Mais je ne te crains plus, tu as extirpé de mon être les derniers vestiges d’espoir, de peur ou de honte. Tues-moi, et qu’il en soit ainsi, car ce furent les dernières larmes que je versais pour ton plaisir, diablesse des enfers ! »
« Tu te surestimes, ma chère sœur » siffla Salomé. « Jusqu’ici c’est seulement ton joli corps que j’ai fait souffrir ; c’est seulement ta fierté et ton amour-propre que j’ai brisés. Tu oublies que, contrairement au mien, ton esprit peut être torturé. Je m’en suis rendu compte quand je t’ai narré les comédies que j’ai jouées devant tes stupides sujets. Mais cette fois, je t’ai amené des preuves plus réelles de ces amusements. Savais-tu que Krallides, ton fidèle conseiller, était revenu de Turan rôder par ici, et qu’il avait été capturé ? »
Taramis pâlit.
« Que – Que lui as-tu fait ? »
Pour toute réponse, Salome sortit de sous son manteau l’objet qu’elle portait. Elle arracha son emballage de soie et le brandit bien haut : c’était la tête d’un jeune homme, les traits convulsés, comme si la mort l’avait frappé à la suite d’une douleur inhumaine.
Taramis cria comme si une lame avait percé son cœur.
« Oh, par Ishtar, Krallides ! »
« Oui ! Il cherchait à soulever le peuple contre moi, le pauvre fou, il leur disait que Conan avait raison quand il affirmait que je n’étais pas Taramis. Comment le peuple pourrait-il se révolter contre les Shémites du Faucon ? Avec des bâtons et des cailloux ? Bah ! Les chiens dévorent son corps sans tête sur la place du marché, et son cadavre sera jeté aux égouts pour y pourrir. »
« Comment, ma sœur ! » s’interrompit-elle en souriant à sa victime. « Aurais-tu découvert des larmes que tu n’as pas encore versées ? Bien ! Je t’ai réservé le tourment de l’esprit pour la fin. Maintenant je te montrerai de nombreux spectacles comme… celui-ci ! »
Debout là, à la lumière de la torche, avec la tête coupée dans sa main, elle ne ressemblait pas à un être né d’une mère humaine, malgré sa terrible beauté. Taramis ne releva pas les yeux. Elle restait étendue, le visage contre le sol souillé, son corps élancé secoué de douloureux sanglots, battant le sol de pierre de ses poings fermés. Salomé alla nonchalamment jusqu’à la porte, ses bracelets de cheville bruissant à chaque pas, ses boucles d’oreilles brillant à la lumière de la torche.
Quelques instants plus tard, elle émergeait d’une porte sous une arche sombre, qui menait à une cour qui à son tour donnait sur une allée tortueuse. Un homme se tenait là et se tourna vers elle – un immense Shémite, avec des yeux sombres et des épaules de taureau, sa grande barbe noire retombant sur sa poitrine puissante couverte de mailles.
« Elle a pleuré ? » Son grognement était comme celui d’un bœuf, profond, bas et tempétueux. C’était le général des mercenaires, l’un des rares hommes qui même parmi les proches de Constantius, connaissait le secret de la reine de Khauran.
« Oui, Khumbanigash. Il y a encore des zones entières de sa sensibilité que je n’ai pas encore touchées. Quand un sens est rendu insensible par des tortures continuelles, je peux trouver de nouveaux tourments encore plus terribles. Ici, chien ! » Une silhouette en haillons, tremblante et titubante, aux cheveux sales et emmêlés, s’approcha : c’était l’un de ces mendiants qui dormaient dans les passages et les cours. Salomé baissa la tête vers lui. « Ici, le sourd. Jette cela dans l’égout le plus proche. – Explique-lui par signes, Khumbanigash. »
Le général s’exécuta, et la tête ébouriffée s’éloigna en gémissant de douleur.
« Pourquoi poursuivre cette farce ? » maugréa Khumbanigash. « Vous êtes maintenant si fermement établie sur le trône que plus rien ne peut vous en priver. Qu’importe si ces chiens de Khaurani apprennent la vérité ? Ils ne peuvent rien faire. Révélez votre véritable identité ! Montrez-leur leur ancienne reine qu’ils aimaient tant, et tranchez-lui la tête en place publique ! »
« Pas encore, mon bon Khumbanigash – »
La porte voutée se referma sur la voix cruelle de Salomé, et les sourds grognements de Khumbanigash. Le mendiant muet se recroquevilla dans la cour, et il n’y eut personne pour remarquer que les mains qui tenaient la tête coupée tremblaient fortement – des mains brunes, noueuses, étrangement incongrues comparées à ce corps voûté dans ses loques puantes.
« Je le savais ! » C’était un souffle vibrant et sauvage, mais à peine audible. « Elle vit ! Oh, Krallides, ton martyr ne sera pas vain ! Ils la tiennent enfermée dans ce donjon ! Oh, Ishtar, si tu aimes les hommes de bien, viens maintenant à mon aide ! »
4. Les loups du désert
Olgerd Vladislav remplit son gobelet incrusté de pierres précieuses du vin écarlate d’une carafe d’or, et le fit glisser sur la table d’ébène vers Conan le Cimmérien. Les vêtements d’Olgerd auraient pu satisfaire la vanité de n’importe quel hetman zaporoskien.
Son khalat était de soie blanche, et des perles étaient cousues sur le devant. Ceinte à la taille d’une ceinture bakhauriote, sa chemise était relevée, montrant ses larges chausses de soie, enfilées dans de petites bottes d’un délicat cuir vert, ornées de fils d’or. Il portait un turban de soie verte, enroulé autour d’un casque pointu enchâssé d’or. Sa seule arme était une large lame cherkesse incurvée, dans un fourreau d’ivoire qu’il portait haut sur sa hanche gauche, à la manière des kozaks. Se rejetant en arrière dans son siège doré gravé de figures d’aigles, Olgerd étendit devant lui ses pieds bottés, et avala bruyamment son vin pétillant.
A cette splendeur, le géant Cimmérien offrait un contraste saisissant, avec sa crinière noire coupée au carré, sa peau brune couturée de cicatrices, et ses yeux bleus brillants. Il était vêtu d’une cotte de mailles noire, et la seule partie de son costume qui brillait était la large boucle d’or de sa ceinture, qui portait son épée dans son vieux fourreau de cuir.
Ils étaient seuls dans la tente, qui était tendue de tapisseries finement ouvragées, et dont le sol était couvert de riches tapis et de coussins de velours, butin des attaques de caravanes. Au dehors, un murmure incessant se faisait entendre ; celui qui accompagne toujours des hommes en grand nombre, dans un camp ou ailleurs. Parfois, le vent du désert faisait frémir les feuilles des palmiers.
« Aujourd’hui dans l’ombre, demain au soleil ! » cria Olgerd, desserrant quelque peu sa ceinture pourpre, et s’emparant à nouveau de la carafe de vin. « C’est la vie. Jadis j’étais un hetman de la Zaporoska ; maintenant je suis un chef du désert. Il y a sept mois, tu te balançais sur une croix sous les murailles de Khauran. Maintenant tu es lieutenant de la plus puissante troupe pillards entre Turan et les plaines de l’ouest. Tu devrais m’en être reconnaissant ! »
« Pour savoir utiliser mes compétences ? » Conan rit et leva la carafe. « Quand tu permets à un homme de s’élever, on peut être certain que tu profiteras de cet avancement. J’ai mérité tout ce que j’ai obtenu., avec mon sang et avec la sueur. » Il jeta un regard sur les cicatrices de ses paumes. Il y en avait aussi sur son corps ; des cicatrices qui n’étaient pas là sept mois auparavant.
« Tu te bats comme un régiment de démons » concéda Olgerd. « Mais ne t’imagine pas que cela a quelque chose à voir avec toutes ces recrues qui viennent se joindre à nous. S’ils viennent, c’est grâce au succès de nos raids, qui est dû à mon intelligence. Ces nomades recherchent toujours un chef victorieux à rejoindre, et ils ont plus confiance en un étranger qu’en un homme issu de leur sang.
Il n’y a aucune limite à ce que nous pouvons accomplir ! Nous avons maintenant onze mille hommes. Dans un an, nous en aurons trois fois plus. Nous nous sommes contentés, jusqu’ici, de razzier les avant-postes Turaniens et les cités-états de l’ouest. Avec trente ou quarante mille hommes, nous n’allons plus faire de raids. Nous allons envahir, et conquérir, et régner. Je serai empereur de tout Shem, et tu seras mon Vizir, tant que tu continueras à exécuter mes ordres sans discuter. D’ici là, je crois que nous chevaucherons à l’est pour attaquer ce poste Turanien de Vezek, où les caravanes paient leur passage.
Conan secoua la tête. « Je ne pense pas, non. »
Olgerd, toujours prompt à s’irriter, le regarda fixement.
« Que veux-tu dire, tu ne penses pas ? C’est moi qui pense pour cette armée ! »
« Cette troupe compte maintenant assez d’hommes pour le but que je me suis fixé » répondit le Cimmérien. « Je suis fatigué d’attendre. J’ai une dette à régler. »
« Oh ! » Olgerd lui lança un regard noir, avala son vin, et sourit. « Tu penses toujours à cette croix, hein ! Eh bien, je n’ai rien contre une bonne haine, mais cela peut attendre. »
« Une fois, tu m’as dit que tu m’aiderais à prendre Khauran » dit Conan.
« Oui, mais c’était avant que je commence à comprendre tout ce que pouvait nous apporter notre puissance » répondit Olgerd. « Je ne pensais qu’au butin que nous pourrions trouver dans la ville. Je ne veux pas dépenser nos forces sans profit. Khauran est encore un fruit hors de notre portée. Dans un an peut-être… »
« Dans la semaine » répondit Conan, d’une voix si ferme que le kozak le regarda attentivement.
« Ecoute » dit Olgerd, « même si j’étais d’accord pour envoyer des hommes pour un projet aussi risqué – qu’est-ce que tu espères ? Penses-tu que ces ruffians seraient capables d’assiéger et de prendre une ville comme Khauran ? »
« Il n’y aura pas de siège » répondit le Cimmérien. « Je sais comment attirer Constantius dans la plaine. »
« Et alors ? » jura Olgerd. « Quand on échangera des flèches, nos cavaliers seront dominés, car les Asshuri ont de meilleures armures, et lorsqu’on sortira les épées, leurs rangs bien organisés de soldats entraînés tailleront à travers nos lignes désorganisées et faucheront nos hommes comme des épis de blé. »
« Pas s’il y a là trois mille cavaliers Hyboriens résolus se battant en formation compacte comme je pourrais le leur enseigner » répondit Conan.
« Et où trouveras-tu ces trois mille Hyboriens ? » demanda Olgerd d’un ton sarcastique. « Les invoqueras-tu à partir de l’air ? »
« Mais je les ai déjà » répondit le Cimmérien immuable. « Trois mille hommes de Khauran campent à l’oasis d’Arkel, attendant mes ordres. »
« Quoi ? » Olgerd lui lança un regard de loup acculé.
« Eh oui. Des hommes qui ont fui la tyrannie de Constantius. La plupart ont vécu en hors-la-loi dans les déserts à l’est de Khauran, et sont aussi affamés et désespérés que des tigres mangeurs d’homme. Un seul d’entre eux vaudra autant que trois mercenaires. L’oppression et la cruauté renforcent les cœurs des hommes et allument dans leurs entrailles les feux de l’enfer. Il étaient éparpillés en petites bandes, ils n’avaient besoin que d’un chef. Je leur ai fait porter des messages par mes cavaliers ; ils m’ont fait confiance, se sont rassemblés à l’oasis, et se tiennent à ma disposition. »
« Et tout cela sans m’en avertir ? » Une lueur sauvage commençait à briller dans les yeux d’Olgerd. Il lança un regard vers le fourreau de son arme.
« C’était moi qu’ils voulaient suivre, pas toi. »
« Et qu’as-tu promis à ces parias pour obtenir leur allégeance ? » La voix d’Olgerd était lourde de menace.
« Je leur ai dit que j’utiliserais cette horde de bandits du désert pour les aider à détruire Constantius et rendre Khauran à ses citoyens. »
« Pauvre fou ! siffla Olgerd. « Est-ce que tu te prends déjà pour le chef ? »
Les deux hommes étaient debout, se faisant face devant la table d’ébène, les flammes des enfers dansant dans les froids yeux gris d’Olgerd, tandis que les lèvres de Conan dessinaient un sourire sinistre.
« Je te ferai écarteler entre quatre palmiers » dit calmement le Kozak.
« Appelle les hommes et ordonne-leur ! » le défia Conan. « Voyons s’ils t’obéissent ! »
Retroussant les lèvres en grognant, Olgerd leva la main – puis s’arrêta. Quelque chose l’inquiétait dans la parfaite confiance qu’arborait le visage noir du Cimmérien. Ses yeux devinrent incandescents comme ceux d’un loup.
« Espèce de racaille des collines » murmura-t-il. « Aurais-tu cherché à saper mon pouvoir ? »
« Je n’en ai pas eu besoin » répondit Conan. « Tu avais tort quand tu as dit que je n’avais rien à voir avec l’arrivée des nouvelles recrues. J’avais tout à y voir au contraire. Ils suivaient tes ordres, mais ils se battaient pour moi. Il n’y a pas de place pour deux chefs chez les Zuagirs. Ils savent que je suis le plus fort. Je les comprends mieux que toi, et eux me comprennent mieux aussi, parce que je suis un barbare, comme eux. »
« Et que diront-ils quand tu leur demanderas de se battre pour les Khauraniens ? » demanda Olgerd, sardonique.
« Ils me suivront. Je leur ai promis pleine caravane de l’or du palais. Khauran acceptera de payer ce prix pour se débarrasser de Constantius. Après tout, je les mènerai combattre les Turaniens comme tu l’avais prévu. Ils veulent du butin, et ils combattront tout aussi bien Constantius que n’importe qui d’autre pour en avoir. »
Conan vit naître dans les yeux d’Olgerd la conscience de sa défaite. Tout à ses rêves de grandeur, il en avait oublié ce qui se passait autour de lui. Des évènements et des circonstances qui lui avaient parus jusqu’ici sans importance lui revinrent à l’esprit, avec leur véritable signification, et il sut que Conan ne fanfaronnait pas en vain. Le géant en cotte de mailles noires qui se tenait devant lui était le véritable chef des Zuagirs.
« Sauf si tu meurs ! » siffla Olgerd, et il lança la main vers son fourreau. Mais, aussi rapide qu’un chat sauvage, Conan lui attrapa le bras au-dessus de la table. Il y eut un bruit d’os brisés, et pendant un instant de tension, aucun des deux ne bougea : les deux hommes se tenaient face à face, aussi immobiles que des images, le front d’Olgerd transpirant abondamment. Conan se mit à rire, sans desserrer son étreinte autour du bras brisé.
« Veux-tu vivre, Olgerd ? »
Son sourire ne s’altéra pas tandis que ses muscles se tendaient comme des cordes le long de son avant-bras et que ses doigts s’enfonçaient dans la chair frémissante du Kozak. On entendit le bruit des os brisés qui frottaient l’un sur l’autre, et le visage d’Olgerd prit une teinte de cendres ; le sang gouttait de ses lèvres qu’il mordait profondément, mais il ne fit entendre aucun son.
Avec un rire, Conan le relâcha et le repoussa ; le Kozak vacilla et se retint à la table avec sa main valide.
« Je te laisse la vie, Olgerd, comme tu me la laissas jadis » dit tranquillement Conan, « bien que ce fût seulement pour ton propre intérêt que tu me descendis de la croix. C’était une dure épreuve que tu m’imposas alors, tu n’aurais pu y survivre. Personne ne l’aurait pu, sauf un barbare de l’ouest. »
« Prends ton cheval et va-t’en. Il est attaché derrière la tente, avec des provisions et de l’eau dans les fontes. Personne ne te verra partir, mais fais vite. Il n’y a pas de place pour un chef déchu dans le désert. Si les guerriers te voient, déposé et estropié, ils ne te laisseront jamais quitter le camp en vie. »
Olgerd ne répondit pas. Lentement, sans un mot, il se retourna et, d’un pas raide, traversa la tente et sortit. Toujours muet, il enfourcha le grand étalon blanc qui était attaché là à l’ombre d’un palmier, et muet encore, avec son bras cassé glissé dans son Khalat, il lança sa monture vers l’est et le grand désert, et ainsi il sortit de la vie des Zuagirs.
Dans la tente, Conan finit la jarre de vin, et se lécha les lèvres avec délectation. Jetant le récipient vide dans un coin, il mit sa ceinture et sortit par le devant de la tente, s’arrêtant un moment pour laisser errer son regard sur les alignements de tentes en poils de chameau qui s’étendaient devant lui, et sur les silhouettes vêtues de blanc qui s’affairaient, discutaient, chantaient, et aiguisaient des tulwars.
Il fit entendre jusqu’aux plus lointains confins du campement sa voix de tonnerre : « Hé, chiens, ouvrez les oreilles et écoutez-moi ! Venez par ici. J’ai une histoire à vous raconter ! »
5. La voix dans le cristal
Dans une pièce d’une tour proche des murailles de la ville, un groupe d’hommes écoutait attentivement l’un des leurs. C’étaient des hommes jeunes, mais robustes et musclés, avec cette allure que l’on ne rencontre que chez ceux que l’adversité a rendus prêts à tout. Ils étaient vêtus de cottes de mailles et de cuir, et leurs épées étaient dans leurs fourreaux.
« Je savais bien que Conan disait la vérité quand il affirmait que ce n’était pas Taramis » s’exclama celui qui parlait. « Depuis des mois je rôde aux abords du palais, jouant le rôle d’un mendiant sourd. J’ai fini par avoir la confirmation de ce que je soupçonnais : que notre reine était prisonnière des donjons qui jouxtent le palais. J’ai attendu la bonne occasion, et j’ai capturé un geôlier Shémite – je l’ai assommé alors qu’il sortait de la cour tard dans la nuit. Je l’ai traîné jusqu’à une cave non loin de là et je l’ai soumis à la question. Avant de mourir, il me dit ce que je viens de vous révéler, et ce que nous soupçonnions depuis le début : que la femme qui règne sur Kharan est une sorcière. Taramis, me dit-il, est enfermée dans le plus profond donjon.
L’invasion des Zuagirs nous offre l’occasion que nous attendions. Ce que projette Conan, je l’ignore. Peut-être ne cherche-t-il qu’à se venger de Constantius. Peut-être a-t ’il l’intention de piller la ville et de la détruire. C’est un barbare, et personne ne peut les comprendre.
Mais voilà ce que nous devons faire : délivrer Taramis, pendant que le combat fera rage. Constantius va sortir pour livrer bataille dans la plaine. En ce moment même, ses hommes montent à cheval. Il sortira parce qu’il n’y a pas assez de provisions en ville pour soutenir un siège. Conan a surgi du désert si soudainement, qu’il n’y a plus le temps de rassembler des vivres. Et le Cimmérien est équipé pour un siège : les éclaireurs ont rapporté que les Zuagirs disposent d’engins de siège, construits, sans aucun doute, sur les instructions de Conan, qui a appris l’art de la guerre parmi les nations de l’ouest.
Constantius ne désire pas un long siège ; il marchera donc avec ses guerriers dans la plaine, où il espère écraser d’un seul coup les forces de Conan. Il ne laissera que quelques centaines d’hommes dans la ville, et ils se trouveront sur les murailles et dans les tours qui protègent les portes.
La prison ne sera presque plus gardée. Une fois que nous aurons délivré Taramis, nos prochaines actions dépendront des circonstances. Si Conan triomphe, nous montrerons Taramis au peuple et l’inciterons à se révolter – et il le fera ! Oh oui, il le fera ! Même sans armes, ils seront assez nombreux pour l’emporter sur les Shémites encore en ville, puis fermer les portes pour se protéger à la fois des mercenaires et des nomades. Ni les uns ni les autres ne devront entrer en ville ! Alors, nous parlementerons avec Conan. Il est toujours loyal à Taramis. S’il connaît la vérité, et si elle en appelle à lui, je crois qu’il épargnera la cité. Et si, ce qui est plus probable, Constantius l’emporte, et que Conan est en déroute, nous devrons quitter la ville avec la reine, et chercher notre salut dans la fuite.
Est-ce que tout est clair ? »
Ils répondirent d’une seule voix.
« Alors sortons nos armes de leurs fourreaux, recommandons nos âmes à Ishtar, et rendons-nous à la prison, car les mercenaires franchissent déjà la porte de l’ouest. »
C’était vrai. La lueur de l’aube se reflétait sur les casques pointus, qui se déversaient comme un torrent furieux sous la grande arche, et sur les riches caparaçons des chevaux. Ce serait une bataille de cavaliers, comme on n’en voit qu’en orient. Les cavaliers se déversaient par les portes comme un fleuve d’acier – des silhouettes sombres en cottes de mailles noir et argent, avec leurs barbes bouclées, et leurs yeux sans merci où brillait la totale absence de doute ou de pitié qui caractérisait leur race.
Les rues et les murailles étaient noires des habitants qui regardaient en silence ces guerriers étrangers qui partaient à cheval défendre leur ville. Il n’y avait aucun bruit : ils regardaient, le visage dénué de toute expression, misérables et en haillons, leurs chapeaux à la main.
Dans une tour qui dominait la large rue qui menait à la porte sud, Salomé se prélassait sur un lit de velours, regardant cyniquement Constantius, qui ajustait sa ceinture sur ses hanches étroites et enfilait ses gantelets. Ils étaient seuls dans la pièce. Du dehors leur parvenaient le cliquetis des harnachements et le martèlement cadencé des sabots, à travers une fenêtre aux barreaux d’or.
« Avant la tombée de la nuit » proclama Constantius en tortillant sa fine moustache, « tu auras des captifs pour nourrir ton démon du temple. Ne commences-tu pas à manquer de chair fraîche en ville ? Peut-être qu’il se délecterait des muscles puissants d’un homme du désert. »
« Fais attention à ne pas être victime d’une bête plus féroce que Thaug » l’avertit la femme. « N’oublie pas qui commande ces chiens du désert. »
« Je ne risque pas de l’oublier » répondit-il. « C’est l’une des raisons pour laquelle je vais au-devant de lui. Ce chien a combattu à l’ouest et connaît la guerre de siège. Mes éclaireurs ont eu quelques difficultés à approcher ses troupes, car ses flancs-gardes ont des yeux aussi perçants que ceux du faucon, mais ils ont pu s’approcher assez pour voir les machines de guerre qu’il transporte sur des chars tirés par des chameaux – catapultes, béliers, ballistes et mangonneaux par Ishtar ! Il a dû disposer de dix mille hommes qui ont travaillé jour et nuit pendant un mois ! Comment il a pu se procurer les matériaux pour les construire, voilà ce que je ne comprends pas. Peut-être a-t-il signé un traité avec les Turaniens, et ces derniers l’ont-ils ravitaillé.
Mais de toute façon, tout cela ne lui servira à rien. J’ai déjà combattu ces loups du désert – un bref échange de volées de flèches, contre lesquelles mes guerriers sont protégés par leurs armures, puis une bonne charge qui verra mes escadrons enfoncer les lignes désordonnées des nomades, puis les encercler et les disperser aux quatre vents. Je franchirai à nouveau la porte sud avant le coucher du soleil, suivi de centaines de prisonniers nus derrière mon cheval. Nous ferons la fête ce soir, sur la grande place. Mes soldats prennent grand plaisir à écorcher vifs leurs ennemis – nous aurons de la peau à revendre, et nous forcerons ces poltrons de citadins à regarder. Quant à Conan, cela me procurerait un plaisir intense de le prendre vivant, et de l’empaler devant les marches du palais. »
« Ecorche autant que tu voudras » répondit Salomé avec indifférence. « J’aimerais avoir une robe faite de peau humaine. Mais garde-moi au moins une centaine de prisonniers – pour les sacrifices, et pour Thaug. »
« Qu’il en soit ainsi » répondit Constantius, ramenant de sa main gantée sa chevelure en arrière de son front brûlé par le soleil. « Pour la victoire, et pour l’honneur de Taramis ! » dit-il cyniquement, puis, prenant son casque à visière sous le bras, il leva la main en guise de salut, et sortit de la pièce avec un bruit métallique. Sa voix s’éloigna, tandis qu’il donnait des ordres à ses officiers.
Salomé se laissa retomber sur sa couche, bailla, s’étira comme un grand chat, et appela : « Zang ! »
Un prêtre au pied léger, avec des traits qui évoquaient un parchemin jauni tendu sur un crâne, entra sans bruit.
Salomé se tourna vers un piédestal d’ivoire à se trouvaient deux globes de cristal, et prenant le plus petit, elle tendit au prêtre la sphère chatoyante.
« Va rejoindre Contantius » dit-elle. « Donne-moi des nouvelles de la bataille. Va ! »
L’homme à la face de crâne s’inclina bien bas, et cachant le globe sous son manteau noir, sortit en hâte de la pièce.
Au-dehors de la ville, on n’entendait aucun son, à part le martèlement des sabots et, après un moment, le bruit des portes de la ville qui se refermaient. Salomé monta un large escalier de marbre qui menait au toit en terrasse que bordait un rempart de marbre. De là, elle dominait tous les autres bâtiments de la cité. Les rues étaient désertes, la grande place en face du palais était vide. En temps normal, les gens évitaient déjà le sinistre temple qui se trouvait de l’autre côté de la place, mais maintenant Khauran ressemblait vraiment à une ville morte. Il n’y avait que sur le mur sud, et sur les toits qui le dominaient, que l’on trouvait encore quelque signe de vie. La population s’y pressait. Ils ne montraient aucune agitation, ne sachant pas s’ils devaient espérer la victoire ou la défaite de Constantius. La victoire signifiait toujours plus de misère sous son règne impitoyable ; la défaite entrainerait probablement la prise de la ville et un bain de sang. Aucun mot n’était venu de Conan. Ils ne savaient pas ce qu’ils devaient attendre de lui. Ils se souvenaient qu’il était un barbare.
Les formations des mercenaires sortaient dans la plaine. A bonne distance, de ce côté-ci de la rivière, d’autres masses sombres faisaient mouvement, dans lesquelles on pouvait à peine distinguer des silhouettes de cavaliers. Au-delà de la rivière, on distinguait les engins de siège : Conan n’avait pas voulu qu’ils traversent la rivière, craignant sans doute une attaque au milieu de l’opération. Mais il avait traversé avec toutes ses forces de cavalerie. Le soleil se levait, et ces noires multitudes renvoyaient des reflets de feu. Les escadrons de la ville se lancèrent au galop ; les citadins massés sur les murs entendirent une profonde clameur.
Les deux masses déferlantes se fondirent l’une dans l’autre ; à cette distance c’était un enchevêtrement, une confusion d’où ne ressortait aucun détail. On ne pouvait identifier ni les charges ni les contre-charges. Le piétinement des sabots soulevait des nuages de poussière au-dessus de la plaine, qui dissimulaient tout. A travers ces nuages tourbillonnants se dessinaient des masses de cavaliers, qui apparaissaient et disparaissaient, et des lances brillaient.
Salomé haussa les épaules et descendit l’escalier. Le palais était silencieux. Tous les esclaves étaient sur les murailles, regardant en vain vers le sud avec les citoyens.
Elle pénétra dans la pièce où elle avait parlé avec Constantius, et s’approcha du piédestal, constatant que le globe de cristal était empli de vapeur, et zébré d’éclairs pourpres. Elle se pencha sur la sphère, appelant tout doucement :
« Zang ! » dit-elle. « Zang ! »
La brume tourbillonna dans la sphère, se changeant en volutes de poussière à travers lesquelles des noires silhouettes se déplaçaient sans qu’on pût les reconnaître ; des éclairs d’acier brillaient dans les ténèbres. Alors le visage de Zang se dessina avec une surprenante netteté ; c’était comme si ses grands yeux contemplaient Salomé. Le sang gouttait d’une blessure sur son crâne décharné ; sa peau était grise de poussière et trempée de sueur. Les lèvres s’ouvrirent tandis qu’il grimaçait de douleur ; à d’autres que Salomé le visage dans le cristal aurait semblé se mouvoir en silence. Mais le son parvenait à elle aussi clairement que si les lèvres blêmes du prêtre s’étaient trouvées dans la même pièce qu’elle, alors qu’il se trouvait à des milles de là, criant dans le petit cristal. Seuls les dieux infernaux savaient quel lien magique et invisible reliait ces deux sphères chatoyantes.
« Salomé » hurla le visage ensanglanté. « Salomé ! »
« J’entends » cria-t-elle. « Parle ! Comment se déroule la bataille ? »
« Nous sommes perdus ! » cria l’apparition à face de crâne. « Khauran est perdue ! Malheur, mon cheval est tombé et je ne peux m’enfuir ! Les hommes tombent autour de moi ! Ils tombent comme des mouches, dans leurs mailles d’argent ! »
« Arrête de gémir et raconte-moi ce qui s’est passé ! » dit-elle durement.
« Nous avons chevauché vers les chiens du désert et les avons rejoints » miaula le prêtre. « Des nuages de flèches volaient entre les deux armées, et les nomades hésitèrent. Constantius ordonna la charge. En conservant notre formation, nous fondîmes sur eux.
Alors les rangs de leur horde s’ouvrirent vers la droite et la gauche, et à travers l’espace ainsi dégagé s’engouffrèrent trois mille cavaliers hyboriens dont nous n’avions même pas suspecté la présence. Des hommes de Khauran, fous de haine ! De grands hommes en armures complètes sur des chevaux massifs ! Ils étaient tels une solide pointe d’acier, qui nous a frappés comme un éclair. Ils ont divisé nos rangs avant que nous comprenions ce qui se passait, et alors les hommes du désert ont déferlé sur nous par les deux flancs.
« Ils ont déchiré nos rangs, et nous ont dispersés ! C’était une ruse de ce démon de Conan ! Les engins de siège étaient faux – juste des cadres en troncs de palmiers avec des tissus peints, qui ont trompé nos éclaireurs lorsqu’ils les ont vus de loin. Une ruse pour nous attirer vers notre perte ! Nos guerriers s’enfuient ! Khumbanigash est tombé – Conan l’a tué. Je ne vois pas Constantius. Les Khaurani déferlent et broient nos troupes comme des lions ivres de sang, et les hommes du désert nous criblent de flèches ! Je – Ahhh ! »
Il y eut comme un éclair, ou le reflet d’une lame, et un jet de sang, puis soudain l’image disparut, comme une bulle de savon qui éclate, et Salomé se retrouva à regarder une boule de cristal vide, qui ne reflétait que ses traits déformés par la colère.
Elle resta debout un moment, parfaitement immobile, regardant droit devant elle. Puis elle frappa dans ses mains, et un autre prêtre à face de crâne entra, aussi silencieux et immobile que le premier.
« Constantius est battu » dit-elle rapidement. « Nous sommes perdus. Conan enfoncera nos portes dans l’heure. S’il s’empare de moi, je n’ai pas d’illusions à me faire sur mon sort. Mais avant, je vais m’assurer que ma maudite sœur ne pourra pas remonter sur le trône. Suis-moi ! Advienne que pourra ! Nous allons offrir à Thaug un festin. »
Tandis qu’elle descendait les escaliers et les galeries du palais, elle entendit une rumeur croissante qui venait des lointains murs de la ville. Les gens qui s’y trouvaient commençaient à comprendre que la bataille tournait au désavantage de Constantius. A travers les nuages de poussière, on pouvait voir des masses de cavaliers, qui se dirigeaient vers la ville.
Le palais et la prison étaient reliés par une longue galerie, dont le toit voûté reposait sur de sombres arches. La fausse reine et son esclave l’empruntèrent en hâte, puis tout au bout passèrent une lourde porte qui donnait accès aux profondeurs de la prison. Ils émergèrent dans un large corridor voûté, près d’un escalier de pierre qui s’enfonçait dans les ténèbres. Salomé recula soudainement, saisie de peur. Dans l’obscurité du passage, était étendue une forme sans vie – un geôlier Shémite, sa courte barbe pointée vers le plafond, à demi-décapité. Entendant des voix haletantes qui venaient d’en bas, elle se dissimula dans l’ombre d’une arche, poussant le prêtre derrière elle, sa main tâtonnant sur sa ceinture.