Répondre à : WEBB, Mary – Le précieux fléau

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#162082
BruissementBruissement
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    LIVRE 2
    Chapitre 1 : A cheval vers le marché

    En racontant cette histoire, je n'ai point tenu compte de l'écoulement du temps. Car, lorsque le cœur est en peine, le temps qu'est-ce donc? Ce n’est rien. Est-ce que le jeune marié qui se languit depuis longtemps pour celle qu'il aime, remarque la voix du veilleur de nuit qui épèle la fuite des heures ? Et celui-là qui se meurt à l’aube, éprouve-t-il de l’intérêt pour l’heure marquée au cadran par ce soleil qui ne se lèvera plus pour lui ? Et quand, nous autres, pauvres humains, nous tentons de tenir debout face à la puissance des choses, cherchant à résister pour parvenir à notre paix ou à ce que nous croyons être notre paix, et que, comme sur un ring, nous sommes tout hébétés à force d'avoir été frappés, eh bien, nous n'avons pas conscience du temps. C’est ainsi que quatre années passèrent et bien que des événements  survinrent en ce monde, chez nous rien n’arriva.

    Du pays, cependant, nous parvinrent des rumeurs de fort mécontentement et d'au-delà des mers, celles de batailles. Les Français allèrent en Russie et n'en revinrent pas, à part quelques uns.

    Finalement, par un beau soir doré d’été, un cavalier fougueux arriva jusque chez nous annoncer la grande victoire de Waterloo. Mais la nouvelle qui vint cette même année et que Gédéon apprécia bien plus,  fut celle de la taxe sur le blé.
    _ apporte-moi une chope de not' bière Prue, s’écria-t-il en rentrant du marché et en ajoutant « v'la la meilleure nouvelle jamais entendue ! Nous s’rons riches en deux-trois ans ! Faut mettre plus de terre en blé. J’me doutais ben qu’le blé pouvait pas nous trahir mais j’en espérais pas tant ! Quand Callard est venu à mon stand m’annoncer la nouvelle, j’en ai été comme assommé ! Incroyable qu' j’ai dit ! faire payer les étrangers qui transportent leur blé chez nous ! « Ouais ! C’est à peu près ça » a dit Callard « et ça va le rendre rare et donc plus cher pour sûr ! » J’voyais ben v’nir ça  depuis longtemps mais j' pensais pas qu’ça irait jusqu’au bout ! Et que crois-tu qu’j’ai fait ensuite Prue ? Ben j’l’ai ammené au « Pichet de Cidre » et lui ai payé à boire ! C’est dire si ça m’a fichu un coup !
    Et maintenant c’qui nous reste à faire, c’est d’nous mettre à labourer toi et moi »

    C’est ainsi que l’avenir promettait d’être plus rude que les quatre années que nous venions de passer à trimer de l’aube jusqu'au soir et même pendant la nuit à la lumière vacillante de la lanterne de corne.
    Cela m’aurait paru moins difficile si ce n’avait pas été que pour l’argent, si j’avais pu être un peu satisfaite de mon intérieur et si Gidéon avait mis sa  fierté dans la bonne marche de  la ferme. Mais ce n'était pas le cas ! Il ne s’agissait que de racler et grapiller pour tirer le plus d’argent possible de l’endroit et  puis s’en aller.

    Durant ce temps, je me mis à grandir longue et maigre comme une gaule et Mère commença à se tordre les mains pour cela aussi. Etant elle-même petite, tout comme madame Beguildy, Jancis et la plupart des femmes des environs, il lui semblait qu’une femme devait être petite. Or comme je ne cessais pas de pousser tout en devenant de plus en plus maigre (en vérité, avec une telle charge de travail et peu de temps pour manger, n’importe qui le serait devenu) elle me dit que je devenais comme un peuplier dans une forêt de taillis ou comme un roseau de l’étang plus haut que les autres.
    Ainsi je devins aussi honteuse de ma taille que de mon autre problème jusqu’à ce que…mais n’anticipons  pas sur la suite de ce récit.

    Gideon portait sa blouse dans laquelle il était fort séduisant. Il avait alors vingt-deux ans et c’était un homme bien bâti,  large d’épaules avec une belle silhouette vigoureuse. A mesure que son corps s’affermissait, s'affermissait aussi son esprit qui devint plus dur que la glace de dix jours.
    Il n’avait pas un regard pour les filles sur le marché bien que beaucoup d’entre elles l’admiraient.
    Or, il advint une fois, au marché, alors qu’il portait la veste bleue aux boutons de cuivre de Père, que la fille du châtelain de Camperdine (pas celui de la bouteille, mais son arrière-petit-fils) passa à cheval près de son étal et lui sourit. Mais lui ne fit qu’en rire, tout en se caressant le menton et en me lançant un regard gêné, quand je l’ai questionné là-dessus. À n’en pas douter, il était beau garçon, et je trouvais bien injuste, que ce fût moi et non Gideon qui naquis après que le lièvre regarda Mère. Parce que Gideon aurait pu se faire pousser la moustache et paraître très bien sans que personne sache qu’il avait un bec-de-lièvre, tandis que pour moi il était difficile de le cacher.

    Quant à la ferme, elle prospérait plutôt bien. Nous avions un grand troupeau de moutons si bien que la tonte nous prenait plus d’une semaine. Nous possédions aussi quelques cochons qui gardaient Mère bien occupée tout le temps que durait la saison des glands tandis qu’elle les surveillait dans la chênaie. La prairie près du verger était en blé, mais nous n’en tirâmes rien la première année, le temps ayant été si humide que le blé leva et germa dans l’épi.

    Nos économies nous permirent d’acheter, pour les labours et les autres travaux pénibles de la ferme, deux bœufs qui ne furent pas très chers étant un peu passés de mode.
    Gideon avait dit que quand il irait les acheter, je pourrais l’accompagner pour l’aider à les ramener. Et je pourrais regarder les vitrines pendant qu’il discuterait leur prix, puis nous pourrions voir la maison qu’il avait projetée d’acheter quand elle serait en vente. Mais Mère ne devait rien savoir à propos de la maison, parce qu’elle ne pourrait tenir sa langue.
    _ « Et  si on savait que j’ai cet'idée en tête, disait Gidéon, les gens marchanderaient tous mes prix et doubleraient tous les leurs  et alors comment s'en sortir après ça?»

    Il est facile d’imaginer ma joie à la perspective de pouvoir flâner, alors que je n’avais quitté Sarn que très rarement depuis la mort de Père et que Lullingford  m’était toujours apparu comme un lieu magnifique.

    J’étais en train de glaner dans le champ de blé, quand Gideon vint me faire cette proposition.  Il revenait du marché et traversa ce champ aux dernières lueurs du soir, laissant son ombre et celle de Bendigo s’étendre depuis la lointaine barrière jusqu’au verger tandis que je les regardais arriver.
    _ « Mais comment que j’pourrais y aller, j’peux pas monter derrière, vu qu’y a les paniers » ai-je dit
    _ Si tu glanes un peu plus, j’louerais le poney du moulin quand j’ porterai à moudre le prochain blé. Tu vas à Plash demain pour ta leçon ?
    _ Ouais
    _  Ben ramène les bêtes et j’port’rai le blé samedi
    _ Mais j’ai déjà tout glané ! Reste pratiquement rien dans c’champ comme dans l’autre ! ai-je dit !
    _ Demande à Beguildy de glaner le sien. J’les ai vus transporter leur récolte
    _ Mais Jancis et Madame Beguildy ?
    _ Tu sais très bien qu’Jancis a un poil dans la main et qu’elle f’ra pas grand-chose. Même si j’l’aime bien et que rapport à son apparence…
    Il s’arrêta  et la main posée sur l'encolure de Bendigo, il posa son regard au loin, l'air rêveur, là où Plash brillait comme du miel sous les rayons obliques du soir.
    Il était déjà assez rare de voir Gideon sans mouvement, mais  le voir penser à autre chose qu’à la façon de  faire de l’argent, l'était bien plus encore.
    Il est vrai que le nom de Jancis allait souvent l’apaiser, et chaque fois qu’il tomberait dans ces silences, il me rappellerait cet homme en transes que l’on amena un jour à Beguildy pour qu’il le réveillât. Il me faisait aussi  penser à un saule pleureur ruminant ses songes au-dessus de l’eau, par un jour d'été sans vent ou à cet if rêvant tout au long de l'année,  près du portillon surmonté de l'auvent, car  Gideon gardait ses pensées aussi cachées que l'if, ses baies rouges sous ses branches.
    C’était depuis qu’il avait vu Jancis sous la lumière rose, que Gideon avait pris l'habitude de sombrer dans ce genre de rêveries. Il lui arrivait de temps à autre de murmurer “Non, non” puis de secouer ses épaules comme d’un fardeau et de revenir à lui-même plus déterminé que jamais. Car Gideon avait plus que quiconque l’âme d’un chef et ce qu’il dirigeait c'était sa chair et son sang.
    Or j’aimais beaucoup Gideon et je trouvais dommage qu’un homme comme lui dût se dominer et n’avoir aucun bon moment. Je savais bien où il allait le samedi quand il quittait sa blouse pour l’habit bleu. Il allait plus régulièrement à Plash qu’il n’avait jamais été à l’église. Tout avait commencé par la lumière rose mais même sans elle, cela se  serait tout de même produit.
    Madame Beguildy m’avait raconté comme il venait frapper à la porte et comme Jancis accourait dans sa plus belle robe, un ruban ou une fleur dans les cheveux et comme elle rougissait et pâlissait tour à tour. J’avais d’ailleurs remarqué, quand elle venait chez nous que sa poitrine palpitait sous son fichu, ce qui m’étonnait car pour moi il ne s’agissait que de Gideon mais pour Jancis il était comme le feu ou la tempête, le printemps même et sa voix incarnait pour elle, celle de Dieu tout-puissant.

    Gideon entrait sans un mot, disait Madame Beguildy, et allait s’asseoir tandis que Beguildy le regardait d’un air renfrogné, n’ayant pas la moindre intention de marier Jancis. Ce dernier lui décochait ses regards depuis le coin de la cheminée où il s’installait parce qu’il ressentait fort le froid, lui qui vivait dans un endroit humide sans bouger beaucoup. Et Gideon lui renvoyait le même genre de regards.
     Jancis rougissait et tremblait au-dessus de son rouet, tout en filant et jetant furtivement les yeux sur Gideon comme un pauvre roitelet. Madame Beguildy avait un visage de marbre : elle faisait des plans pour sortir son homme de la cuisine. Elle était très heureuse de voir que l’on courtisait sa fille, n’ayant que peu de choses sur lesquelles réfléchir ou parler et elle voulait aussi devenir grand-mère. Donc elle faisait tout pour sortir Beguildy de sa pièce. Or, une fois, alors que Gideon était plus sensible que jamais à la beauté de Jancis, qu’il aurait bien voulu embrasser, parée qu’elle était d’un nouveau ruban ou de quelqu’autre fanfreluche, voilà que Madame Beguildy se mit à appeler son mari, à revenir discuter, à repartir encore pour l’appeler de nouveau et lui ne bougeait pas, toujours assis, dans le coin sombre près de l’âtre à la manière d’un lutin. Et bien elle alla jusqu’à mettre le feu au chaume de la grange. Oui, elle le fit ! C’était une femme de caractère ! C’est ainsi qu’elle maintint le pauvre homme occupé à courir avec ses seaux jusqu’au soir, lui qui avait horreur de travailler de ses mains. Quand il avait pratiquement éteint le feu à un endroit, elle en allumait un autre ailleurs au moment où il allait chercher de l’eau à l’étang !

    _ «  le briquet à silex restait chaud ma chérie » me dit-elle et elle éclata de rire. Je n’ai jamais vu une femme rire d'aussi bon cœur pour quoi que ce soit, qu’elle, pour ce tour qu’elle avait joué. Et,  me dit-elle, c'est en jetant un coup d'œil par la fenêtre qu'elle se donnait du courage. A travers les plus clairs des fonds de bouteille qui composaient les carreaux, elle pouvait voir les amoureux  assis l’un à côté de l’autre sur le banc. Tout à fait  convenables se disait-elle et elle retournait à sa tâche.

    Une autre fois, elle libéra la truie qui courut droit à notre chênaie (puisque c’est de là que Madame Beguildy l’avait reçue). Beguildy aimait son lard et la truie représentait beaucoup de petits cochons et de lard en perspective. Aussi craignant qu’elle ne se fît quelque mal, il se lança à sa recherche avec un bâton tout en jurant considérablement. Au bout d’un moment, il fut un peu intrigué, parce que les ennuis lui arrivaient chaque fois le dimanche et tout païen qu’il était, il tenait à son jour de repos. Aussi dit-il à Gideon : « Tu portes la poisse. Chaque fois que tu viens des embarras sont à prévoir. Aussi ne reviens plus »

    C'est ainsi que Gideon dut cesser ses visites. Alors il se mit à rencontrer Jancis dans les bois. Et il m'arrivait de les voir sur quelque sentier obscur, qu’il pleuve ou qu’il gèle, elle, avec son visage comme une rose blanche et lui, la regardant l’air amoureux tout en étant furieux de l’être.
    Quand ils étaient dans les bois, Madame Beguildy était si intéressée par les bouteilles contenant les fantômes du sorcier, qu’il avait bien du mal à répondre à toutes ses questions. Puis elle lui préparait un thé tellement copieux qu’il en avait presque jusqu’au souper. Cependant il découvrit tout. Il commença à se demander pourquoi Jancis se prenait d’une telle affection pour Tivvy, cette Tivvy qu’elle disait aller voir. Et comme il ne pouvait en parler au sacristain, avec qui il était à couteaux tirés, un soir, il la suivit en cachette. A son retour à la maison, il la frappa tant avec sa ceinture qu’elle en eut les yeux rougis des semaines durant et elle courut vers Gideon tout en larmes. Il fut en colère contre Beguildy et dit à Jancis qu’il l’épouserait bien mais pas avant qu’il n’ait gagné beaucoup d'argent et soit devenu riche. Car comment pouvait-il s’en sortir, disait-il, avec une femme peu à même de l’aider, comme elle, et donc à sa charge, avec probablement toute une tribu d’enfants. Cependant il était d’humeur triste et facilement irritable parce qu’il ne pouvait voir Jancis que très rarement, Beguildy la surveillant de près. J'en vins à me dire que si Gideon voulait me montrer la maison qu’il avait choisie, c'était peut-être pour se conforter lui-même et affermir sa volonté afin de ne pas laisser tomber son projet. Il était bien tenté de le faire tant il était fou de Jancis, mais s’étant engagé, il se disait qu’il ne pouvait abandonner quand bien même l’attente devait durer toujours.

    Il advint que nous ne pûmes louer le poney du moulin pendant bien quelques semaines parce qu’il boitait. Aussi la moisson était faite depuis longtemps, l’hiver était déjà là et les fêtes de fin d'année approchaient quand nous reçûmes du moulin le message que nous pouvions louer le poney pour le marché de Noël, eux-mêmes venant d’acquérir l’un des vieux chevaux de la diligence Lullingford-Silverton avec lequel ils iraient aussi à ce marché. Je peux dire que je me réjouissais d'avance de cette sortie et c'est avec un peu d'anxiété que je scrutais le temps qui semblait tourner à la neige.

    Le jour du marché, je me levai à quatre heures pour pouvoir préparer la maison pour Mère et rassembler les victuailles pour le marché : des œufs, des volailles que nous avions en abondance, des légumes, des pommes et un peu de beurre. Pendant que j’étais en train de faire briller les pommes dans le grenier, la paix m’enveloppa comme elle avait l’habitude de le faire en cet endroit depuis le temps dont j’ai parlé. La chandelle de jonc tremblotait dans l’air  froid et des souris trottinaient, tandis que je me tenais devant la fenêtre ouverte qui ressemblait à un rectangle de papier noir. Aucun bruit n’entrait, rien ne bougeait au-dehors, la mare même était gelée sur ses bords ce qui obligeait, chaque matin, les canards à patiner avant d’atteindre l’eau. Le calme des choses était si profond qu’il en devenait presque audible. Quand le monde était si tranquille, j’avais coutume de me sentir comme tout près de quelqu’un qui me connaissait vraiment bien, oui, c’était comme se trouver auprès d’un être cher.

    En bas, de la grange sombre, le coq émit un chant léger et doux et je me fis la réflexion que cela ne semblait pas venir d’un oiseau de notre terre. Il est vrai que je l’entendais du grenier, d’où les choses se perçoivent différemment. Vous devez vous dire qu’il est bien singulier, qu’une femme telle que moi, toujours à travailler de ses mains à de pauvres et rudes tâches, puisse avoir ce genre de considérations, que l’on attendrait plutôt de délicates demoiselles assises devant un ouvrage de tapisserie. En fait j’étais très seule et j’avais bien du temps pour réfléchir. Et puis avec l’étude de mes livres, des idées venaient dans mon cerveau, comme poussent, dans un endroit marécageux où  il n’y a rien d’autre, le jonc fleuri et le délicat myosotis. Et je n’ai jamais vu en quoi cela pouvait nuire puisque toutes ces réflexions ne me venaient qu’au grenier et ne m’incitaient jamais à rêvasser en plein travail.

    Donc au moment où j’entendis le son clair jaillir de notre coq qui réveillait l’aurore, je sus que deux heures venaient de passer et je descendis l’escalier en courant pour préparer le petit-déjeuner. Quand Gideon entra, tout était prêt et le grand feu ronronnait, car nous avions beaucoup de bois à Sarn. Nous pouvions nous en féliciter, car à cette période, il y avait beaucoup de familles pauvres en Angleterre qui s’agglutinaient à six ou sept dans une même chaumière pour chauffer leur bouilloire sur un même feu. J’ai toujours été reconnaissante pour cette abondance de bois qui ne coûtait rien et ne prenait pas non plus trop de temps à Gideon, parce que si j’en brûlais plus qu’il n’en avait coupé, je pouvais en fendre moi-même.
     
    Nous étions aussi bien que possible, assis dans la joyeuse lumière du feu dont la lueur rouge brillait sur les dalles, les faïences et les rouets posés dans un coin. J'étais heureuse de penser que Mère ne resterait pas seule, puisque j'avais demandé à Tivvy de venir lui tenir compagnie. En effet,  je n'aurais rien pu apprécier, en sachant que quelqu'un que j'aimais se retrouvait seule et triste.  Alors que  je secouais la nappe dehors , comme le jour venait de poindre, je vis un manteau rouge avancer sous la pénombre des bois, c'était Tivvy. Elle n'avait aucune raison d'arriver en retard, n'ayant jamais rien à penser ou à faire et possédant tout son temps.

    Dans la nuit, Gideon avait préparé Bendigo et le poney du moulin,  tout était prêt, dès que le soleil se leva nous partîmes.

    On voyait des lumières rouges plein le lac, comme si notre ferme, qui se reflétait dans l'eau, était en feu. Les pins noirs étaient ruisselants  de givre blanc et le bout de leurs branches  affaissées ressemblaient à des doigts trempés d'écume. Les corbeaux étaient très contents, ils croassaient de façon douce et agréable, comme s'ils  attendaient déjà le dégel de notre terre labourée, prêts à se rassasier bientôt, et dans l'arrière-cour s'élevait un grand  pépiement d'étourneaux.
    _ “Apporte-moi quelque chose de la foire” cria Tivvy de l'autre bord de l'étang. Gideon parut contrarié, et je savais que la seule chose qu'il comptait rapporter de la foire serait pour Jancis. Aussi répondis-je:
    _”je le ferai. Mais que veux-tu?”
    _ un bout de ruban couleur cerise pour attacher mes cheveux, répondit-elle. 
    Car tout en étant gourde sur bien des points, elle avait tout à fait conscience d'avoir de jolies boucles épaisses d'un châtain brillant . Elle leur donnait un petit mouvement  chaque fois qu'elle était avec Gideon et ne manquait aucune occasion de dire du mal de Beguildy, tout en évitant d'attaquer de quelque façon Jancis, de crainte que Gideon n'explose de colère. En cela elle était assez futée, comme, même une jeune fille stupide peut l'être quand elle est amoureuse, et elle parvenait à donner l'impression qu'aimer la fille d'un sorcier ne pouvait se comparer à aimer la fille du sacristain, lequel avait autant de facilité que le sorcier pour débiter ses charmes mais lui, c'était pour citer des textes bibliques.

    Le matin était superbe, la route crissait sous nos pas et  quelques oiseaux des marais, surtout des canards siffleurs, volaient alentour. Nous trottions vers les collines. C'est au travers des bois lointains, des rudes marais qui les jouxtaient,  de quelques champs labourés ici et là et des chaumes couverts de givre d'où s'échappaient quelques perdrix au bruit de notre attelage,  que nous pouvions apercevoir ces collines aussi bleues que le bleu des pensées.  Ô collines promises! c'est ainsi que vous m'apparaissiez! Il y eut un caquetage dans un bosquet puis une troupe de palombes qui déployèrent au soleil leurs ailes d'un bleu étincelant, prit son envol, précisément vers ces collines. C'était comme si là-bas se trouvait quelque merveille, un puits dont l'eau guérissait, ou un autre phénomène miraculeux, ou bien encore  une de ces  personnes saintes telles qu'il s'en trouvait dans les temps anciens.

    Je dis tout cela à Gideon mais il avait le regard perdu au loin, par-dessus son épaule, dans la direction de Plash et de la longue spirale de fumée bleue qui sortait de la Maison de pierre. Il se prit à siffloter tout bas, en fait, il ne sifflait  jamais franchement, même dans ses moments les plus heureux, mais toujours très doucement et pour lui-même. Aussi je ne dis rien de plus, et quelques instants plus tard, notre route, qui nous venait du fond des âges, prit fin et nous atteignîmes la route principale sur laquelle on avançait fort mal; c'est vrai, que, quel que fût le temps, la route faite par les Romains était agréable et bien meilleure que la route à péage. D'abord, nous dépassâmes des gens du moulin qui marchaient tranquillement, puis quelques autres, et assez rapidement nous fûmes à grimper la colline vers la  ville accompagnés des pluviers qui poussaient leurs cris à la façon qu'ils avaient l'hiver.

    C'est ainsi que nous chevauchâmes jusqu'à Lullingford pour entrevoir un rêve. Car la maison que nous étions sur le point de contempler était toute tissée des rêves de  vie de Gideon, je parle de la maison et de tout ce qui allait avec: les servantes, les  hommes à tout faire, les bals et les dinners avec les notables  au Pichet de Cidre en période électorale.

    Au moment où nous passions le gué qui se trouve au bas de la ville, Gideon  s'exclama:
    _ J'voudrais ben que Jancis soit sur mon cheval
    _ Et pourquoi pas, dis-je, la prochaine fois que nous viendrons? Et même toutes les fois?
    _ Y'a Beguildy
    _ Oh Beguildy, je l'emberlificoterai avec ses propres dires et le charmerai avec  ses propres charmes, dis-je en riant alors que nous grimpions la rue étroite tandis qu'ici et là sortaient des têtes par les fenêtres pour  voir ceux qui passaient.
    _ Chut maintenant, fille dit Gideon, Ris moins fort, pas comme un courlis sauvage.
    _ Mais le courlis est de bonne compagnie et je n'ai guère entendu de voix plus agréable que la sienne, merci du compliment gars.

    Et vraiment j'étais satisfaite du monde et de tout. Parce qu'il y avait à Lullingford quelque chose d'exceptionnel, comme si un air différent y soufflait, comme si le soleil y était plus brillant et la lumière du jour plus apaisante. Je ne savais pourquoi il en était ainsi. L'endroit était tranquille quoique loin d'être aussi tranquille que maintenant. De nos jours les gens vont vers les grandes villes,  mais quand j'étais jeune, ils venaient de plusieurs lieues à la ronde, s'assembler dans les petits marchés des bourgs. Ainsi, Lullingford était tranquille et très paisible, mais sans la torpeur, presque mortelle parfois, de Sarn.

    Il y avait une seule rue principale  pourvue de maisons noires et blanches qui débordaient quelque peu par leur pignon dont le bas comportait des boutiques aux vitrines arrondies. À l'arrière de ces maisons se trouvaient de petits jardins. Tout en haut de la rue, on voyait l'église,  longue et basse, avec une immense flèche joliment sculptée que l'on avait plaisir à regarder. A l'ombre de l'église, se nichait la grande auberge accueillante dont l'enseigne portait un pichet de cidre bleu sur fond rouge. Elle avait  aux fenêtres des rideaux rouges,  la lueur d'un feu y brillait en hiver, et elle semblait dire, ainsi placée tout près de l'église, que la conscience du propriétaire était sans tache, sa bière non trafiquée et que personne ne pouvait y boire plus que de raison. Mais j'avais un petit doute sur ce dernier point.

    Le  dimanche, une étoffe blanche pendait aux vitrines des boutiques  comme un tablier ce qui leur donnait  un air très pieux et respectable. Il y avait peu de magasins et un seul de sa spécialité, si bien que vous ne pouviez pas courir de l'un à l'autre pour y dégoter le produit le moins cher.

    Il y avait le “Coffret Vert” où l'on trouvait  de l'épicerie, de la mercerie et de la quincaillerie. On avait aussi une malterie, une boucherie et une boulangerie, du fait que Lullingford était progressivement devenu cossu. En effet, peu de villes pouvaient se vanter d'avoir un boulanger en ces temps, où presque tout le monde faisait son propre pain à la maison. Puis, venaient le bourrelier qui faisait des bottes et des harnais, et le tailleur qui n'ouvrait que l'hiver,  parce que l'été, il était en tournée dans le pays, proposant son travail. Il y avait aussi le forgeron, chez qui  s'attroupaient les garçons, après l'école, chaque fin d'après-midi d'hiver, demandant à se chauffer les mains et à faire griller des châtaignes et  des pommes de terre. C'était chose plaisante que de voir des étincelles s'envoler en crépitant, et de sentir, sans rien avoir à payer ou à faire, la joyeuse flamme  vous réchauffer jusqu'au profond de l'âme, comme l'amour. Près du forgeron, il y avait une rangée de petits cottages, dans l'un d'eux vivait le tisserand. Comme le tailleur, il parcourait la contrée en été, et parfois, même l'hiver il allait jusqu'à un village, si le temps le permettait. Mais par mauvais temps  il restait dans sa douillette petite maison, écoutant le vent rugir des montagnes du nord vers celles du sud. Je n'ai jamais su dire pourquoi cette maisonnette m'attirait et cela déjà depuis l'enfance. On y voyait un  jardin étroit, une allée de briques rouges, une palissade en chêne et des pieds de lavande de chaque côté de l'allée. Trois marches blanchies conduisaient à la porte et la fenêtre n'était pas faite de fonds de bouteille, mais de véritables petits carreaux. Au-dessus se trouvait une autre fenêtre. À l'arrière un bout de jardin descendait vers les prairies et il y avait une deuxième fenêtre dans la pièce à vivre qui donnait sur les montagnes par-delà le jardin et les prairies. Cela je le savais, parce que j'y étais venue une fois porter un message, du temps du vieux tisserand. Une vigne courait sur le devant de la maison, elle était très ancienne et tarabiscotée. La chose était rare dans un endroit où les hivers étaient tellement rudes, mais le bourg était abrité par les montagnes, et la maison du tisserand  était exposée plein sud, aussi cette vigne pouvait croître, et même s'il est vrai que ses grappes ne parvenaient pas toujours à mâturité, quand la saison avait été trop froide, il arrivait certaines années qu'elles mûrissaient vraiment bien. Alors que ce fût la vigne ou la lavande, ou les ombres charmantes sur la verdure de la pelouse, que ce fût le lilas près de la porte, ou le métier à tisser dans la pièce à vivre, qui était si bien tenue et si douillette avec son feu dont les flammes étincelaient sur la vaisselle de cuivre …que ce fût tout cela à la fois, toujours est-il  que je ne pouvais passer près de cette maisonnette sans désirer qu'elle  fut mienne. J'enviais jusqu'aux belles grives qui sautillaient sur sa pelouse. Cette maisonnette m'attirait comme le paradis attire le pauvre pécheur fatigué de ses errements.
    Aussi ce jour-là comme nous chevauchions tout près, je dis:
    “_ Gideon, qu'est-ce qui fait que cette maison est différente des autres?
    _ Elle n'est pas différente.
    _ Oh, mais sa différence est telle qu'on la croirait construite  avec une pierre et un chaume venus d'un autre monde, me suis-je écriée, elle est aussi différente que si sa charpente avait été prise des forêts de la Terre Promise
    _ Ma foi, fille, tu délires, me dit-il, tais-toi ou le garde  va t'enfermer.”

    Alors je me tus et nous atteignîmes le Pichet de Cidre, et après avoir placé nos chevaux dans l'aire de repos, nous prîmes nos marchandises pour le marché.

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