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#162085
BruissementBruissement
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    LIVRE 2
    Chapitre 4: Le sorcier de Plash

    Noël arriva sans que rien ne soit venu troubler le calme habituel, sauf si l'on veut bien compter le moment où l'on a tué le cochon. Il  ne vint personne durant les fêtes,  d'ailleurs d'où aurait-on bien pu venir et pourquoi? Mère ne se sentait pas bien et comme elle toussait, elle garda le lit, si bien que je ne pris pas de leçon avant la nouvelle année. Le Jour de l'An, j'y allais, et comme j'ai toujours préféré payer d'abord, j'emmenais les bœufs directement dans le champ que je devais labourer pour Beguildy. Il avait horreur de labourer, aussi pour chaque leçon, ai-je dû en faire des sillons! Je labourais pratiquement aussi bien que la plupart des hommes, mais certes moins bien que Gideon. Il réussissait le sillon le plus droit que j'ai jamais vu. Il lui était impossible de faire médiocrement la moindre chose. Quoi qu'il fît, que ce fut destiné à être vu ou non, que ce fut réalisé une fois pour toute ou quotidiennement, il l'accomplissait comme si sa vie en dépendait. Rien n'était à demi fait. Il assemblait la paille en meules, même celle qu'on allait défaire immédiatement pour l'utiliser, avec autant de soin que s'il avait travaillé pour obtenir la médaille des faiseurs de meules. Besognant tout seul dans les champs, coupant les haies ou liant des gerbes, avec pour seuls témoins une traînée de nuages et les bois qui flottaient dans la vapeur d'été, il le faisait avec le même courage que ceux qui veulent se montrer dans les foires. Certaines fois je trouvais dommage qu'il se privât à ce point de repos. Et d'autres fois j'imaginais une foule de gens, des fermiers qui observaient, un juge assis sur son chariot ou trottant de-ci, de-là sur son bidet. Et j'arrivais presque à entendre les murmures de la foule, des moqueries quand Gideon ratait son coup, un bruissement de joie quand il réussissait, et la voix du juge proclamant d'une voix forte: “J'attribue le prix à Gideon Sarn, le meilleur homme pour tailler une haie, lier une gerbe et labourer un champ”.
    Puis je revenais à moi et je ne voyais que les grands nuages qui n'avaient pas bougé, les haies toujours si hautes dont les pieds étaient fleuris de reines des prés, les bois et les collines, des alouettes suspendues dans l'air bleu voluptueux, comme par un fil et qui se secouaient tellement en s'égosillant de joie, qu'on aurait pu craindre pour ce fil. Elles ne se souciaient aucunement de savoir qui gagnerait le prix ou qui gazouillait le mieux et le plus fort,  du moment qu'elles gazouillaient toutes et qu'aucune n'était privée de nid, de récolte à manger, de rosée à boire et d'espace pour chanter.
    Je pensais à tout cela pendant que je labourais les cinq acres de terre de Plash avec les bœufs blancs qui paraissaient jaunâtres à côté de la gelée blanche répandue sur la terre comme un linceul, mais qui, cependant n'était pas durcie au point d'empêcher le travail. À mesure que la lame de la charrue avançait, la terre retournée brillait d'un beau brun rouge, et les corbeaux, terriblement affamés, les pauvres bêtes, suivaient derrière, marchant gravement dans les sillons.

    Un moment après Jancis arriva en courant depuis chez elle avec sa mère, tout impatiente de m'apprendre ses fiançailles avec Gideon et  la grande colère de Beguildy. Jancis était véritablement aussi ravissante qu'une fée, avec son visage  rose et ses boucles blondes. Madame Beguildy arriva après, essoufflée, le tablier au vent et bien chargée de nouvelles comme une frégate française, dont on disait qu'elles étaient toujours si lourdement remplies.
    “_ Mais s'exclama-t-elle, nous n'allons pas rester là à avoir faim comme les corbeaux. Viens  donc à la maison prendre un bon thé. Sarn m'en a apporté une boîte d'une livre, pas moins!
    Je savais qu'il devait être bien amoureux pour en avoir apporté plus d'une demi-livre, mais je ne dis rien, je me contentais de finir mon sillon et de dételer les bestiaux.
       _ Nous pourrons parler tranquillement, parce que Papa est occupé dans sa chambre à soigner la Polly du meunier, dit Jancis
       _ Qu'a donc Polly?
       _ Demande plutôt ce qu'elle a pas cette enfant? répondit Madame Beguildy, d'abord elle a attrapé la coqueluche et maintenant c'est la teigne. Elle a toujours quelque chose. Il l'a placée sur une chaise avec un collier d'oignons frits autour du cou, et pour les préparer j'ai bien versé plusieurs pintes de larmes. Ne sois jamais la femme d'un sorcier, Prue. C'est pareil à ce qui est écrit dans le livre saint, et j'aurais aimé pouvoir aller à l'église chrétienne pour l'entendre. On y dit “je meurs chaque jour”. Ah, c'est comme ça être femme de sorcier. Quand c'est pas les oignons, c'est quelque chose d'autre. J'ai failli me casser le cou en allant chercher du lichen sur les cloches de l'église, pour cette même enfant, pour la guérir de la varicelle, le maître étant bien trop paresseux pour aller le prendre lui-même.
      _ T'inquiète pas, Maman, quand je serai mariée je m'occuperai de toi, dit Jancis
    Je ne pouvais que soupirer à l'idée de ces projets qu'ils faisaient tous, alors que chaque projet contredisait celui des autres. Je mis les bœufs dans l'étable et pénétrai dans leur maison. Il y avait un bon feu et une agréable odeur de thé, et je me sentis un peu contente, même si ce n'était pas bien gentil, que Polly soit une si fragile enfant, parce qu'alors Beguildy devait prendre du temps pour la soigner. Mère disait toujours que si les enfants du meunier étaient fragiles, cela venait de ce que la fée des eaux de la mare sous le moulin, avait lancé son regard sur la mère alors qu'elle était enceinte d'eux, mais Gideon disait que c'était parce qu'ils étaient nourris de farine dans laquelle les rats étaient passés, tandis que Madame Beguildy prétendait que c'était parce qu'on les envoyait à son mari pour être soignés.
       _ Une dose de soufre et de mélasse, voilà ce qu'il lui faut  avec de la bonne nourriture. Mais y'a pas de bon pain au moulin, comme y'a pas de bon beurre à la ferme, vu que ça vaut d'l'argent, les gens de la maison n'ont que les restes.
     Juste alors la tête de Beguildy surgit dans l'embrasure de la porte et l'homme regardant sa femme d'un air rêveur lui demanda:
       _ Je voudrais du beurre de mai
       _ Du beurre de mai! Demande carrément de l'or tant qu'tu y es. Comment diable peux-tu penser que je puisse avoir du beurre de mai ou de juin, de juillet ou quelqu'autre beurre alors que nous vendons le moindre morceau à peine sorti de la baratte et qu'en fait de graisse nous n'utilisons que du lard.
       _ Je suis obligé d'avoir du beurre de mai ou le sortilège ne fonctionnera pas.
       _ C'est pour faire quoi?
       _ C'est pour frire de l'aubier de sureau qui guérit de la coqueluche.
       _ Eh bien,  vociféra madame Beguildy, elle risque fort de mourir de la coqueluche avec tout le beurre qu'elle pourra trouver chez nous, qu'il soit de mai ou de décembre.
     Alors vint de l'intérieur de la chambre un terrible hurlement parce que la pauvre Polly se crut aux portes de la mort.
      _ Va plutôt lire dans tes vieux bouquins et trouve quelque chose de plus facile, dit madame Beguildy. J'ai mieux à penser qu'à tes sortilèges.
       _ Tu racontes n'importe quoi femme. Tu penses voir notre Jancis mariée et prête à te donner un petit-enfant. Mais je te le dis, tous les serments ne finissent pas à l'église, toutes les bagues ne conduisent pas au mariage, tous les jeunes mariés n'épousent pas leur vierge, et puis j'aime pas cette alliance. Le vieux Sarn me blâme encore pour un écu que pourtant il ne peut utiliser là où il est. Et je te le dis le jeune Sarn est né sous la planète des quat'sous et ne gardera donc pas son argent. De plus il dort sur le ventre. C'est la position des noyés. Ma fille n'est pas pour Sarn. Tu peux passer au-dessus de ma volonté, tu peux envoyer des invitations à une veillée d'amour,  fort bien. Mais de toute façon, je la donnerai à un prétendant beaucoup plus riche. Et pourquoi pas, elle est aussi blanche qu'une dame et aussi saine qu'une pomme de terre de qualité! Pas un châtelain, pas même un Seigneur, ne refuserait de coucher à ses côtés.
       _ mais sans se marier avec elle?
       _ et alors? Il paierait pas vrai?
    Après ça, Jancis se mit à hurler et pleurer tout comme Polly. Beguildy retourna dans sa pièce et nous nous mîmes en devoir de la réconforter. Nous nous rapprochâmes du feu avec notre thé et finîmes par décider que je devais écrire les lettres d'invitation pour la veillée d'amour.
       _ Et puis nous aurons les gâteaux traditionnels dit madame Beguildy. On fait de l'argent avec ça. Et le tisserand viendra deux ou trois jours tisser tout ce qu'on a filé.
    Jancis battit des mains
       _ Oh! dit-elle j'aime énormément les fêtes;
       _ Ah! tout comme moi
       _ Et les gâteaux quelle merveille! Oh J'aime Gideon pour m'avoir demandée en mariage”
    Pendant tout le temps que nous parlions, la pauvre Polly toussait et haletait douloureusement tandis que Beguildy criait:
       _ Assez maintenant! tais-toi j'te dis! sapristi tu es guérie!
    Puis madame Beguildy me demanda d'écrire ces invitations afin qu'elles puissent les voir. C'est ce que je fis et elles furent ravies bien qu'elles n'arrivaient pas plus à lire ce que j'avais écrit que deux papillons d'une haie ne peuvent déchiffrer une borne.
     

     _ Écris encore, ajouta madame Beguildy, que Jancis, fille unique de monsieur Felix Beguildy et de Hepzibah sa femme est promise et fiancée à monsieur Gideon Sarn, fermier, vivant sur ses terres à Sarn. Et écris qu'ils se marieront aussitôt que possible et que Jancis les invite à une veillée d'amour.
       _ Écris, interrompit monsieur Beguildy, pointant à nouveau sa tête dans la pièce, que vous êtes une bande de folles et que ce mariage ne se fera pas avant que l'étang de Sarn ne s'enfonce dans la terre d'où il vient. Parce que j'ai vu au travers d'un verre teinté, un jeune châtelain galopant par ici, les poches pleines d'écus.

    Quand Polly partit en toussant aussi péniblement qu'avant, j'allai dans l'autre pièce pour ma leçon en donnant à Jancis une petite tape sur l'épaule, parce que j'étais bien désolée pour elle. Elle ressemblait plus que jamais à une fleur d'aubépine par une froide journée de pluie.
       _ Bon, bon à nous maintenant dit monsieur Beguildy, tu as sans doute labouré un bon bout, n'est-ce pas?
       _ Oui
       _Bien que vais-je donc t'apprendre?
       _ Apprenez-moi à écrire  “le mariage vient du paradis” monsieur, et “Ce que Dieu a uni que l'homme ne le sépare pas”
    Il eut un petit rire
       _ Astucieuse demoiselle! astucieuse demoiselle! Mais tu n'auras pas le dessus avec moi. Tu écriras plutôt “Ne te mêle pas de choses qui te dépassent” Un sorcier qui connaît l'avenir des gens de son comté ne pourrait-il connaître ce qui est mieux pour les siens?
       _ Qu'on la laisse tranquille monsieur! Elle en a bien assez la pauvre enfant, avec son destin et une tête de mule comme Gideon. Si vous vous en mêlez, vous pourriez faire un mal irréparable.
       _ Assez! Assez! J'ai dit ce que j'ai dit. Ne m'ennuie pas”
     Il se mit à pianoter un petit air, ce qui était signe qu'il était à bout de patience. Au tintement des notes je savais qu'il était inutile de continuer à argumenter. Car de même que sa musique sur silex n'exhalait ni  force ni  délicatesse comme peuvent le faire quelques notes sorties  d'une harpe ou d'un violon, de même ces qualités ne se trouvaient pas en son âme. Le silex rendait un son petit et froid parce que c'est un objet petit et froid. Quant à Beguildy, il n'avait pas de compassion parce qu'il n'avait pas de force. En effet ce ne sont pas les mauviettes qui éprouvent  le plus de compassion mais les hommes forts qui savent se maîtriser. Ils peuvent s'en affranchir, comme l'a fait mon frère. Cependant, cette compassion peut les reprendre un jour et plus longtemps ils l'auront ignorée plus fortement elle s'installera. Ah! cela peut même devenir si intense que l'homme en arrivera à détester sa propre vie.

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