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#162086
BruissementBruissement
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    LIVRE 2
    Chapitre 5 Le filage d'Amour

    Il fallut un certain temps avant que nous fussions prêts pour la fête, et cela, bien sûr, à cause du jeu des gâteaux. Un bon nombre de dévots y voyait un grand mal, car c'était un jeu de hasard. Mais pour nous autres femmes, qui menions une vie si terne et effacée, il apportait un peu d'amusement et même la femme du sacristain assura qu'elle viendrait et amènerait Tivvy. Elle pria madame Beguildy de choisir le jour qui mènerait le sacristain, partant avec le pasteur, dans une contrée  éloignée où ils devaient considérer le cas d'une femme adultère. Elle savait bien que son mari voudrait rester jusqu'à l'amer dénouement et qu'il ne pourrait rentrer qu'aux petites heures du matin. Et quand bien même il apprendrait qu'elles avaient participé à la fête, le contentement qu'il aurait de la punition de la pécheresse serait tel qu'il ne ferait que maugréer au lieu de se mettre en colère.
    Ce nom de “jeu des gâteaux” venait de ce que nous jouions les gâteaux aux cartes. Pour dire la stricte vérité c'était bien un jeu d'argent. La femme qui donnait la fête faisait une grande fournée de gâteaux, biscuits au safran ou génoises et les vendait un sou l'unité. Nous jouions et gagnions ces gâteaux, les perdants devaient en racheter, si bien qu'un bon joueur pouvait partir avec un gros panier rempli ou en revendre aux perdants à deux sous la pièce.
    On n'aurait pas pu retenir Mère, il fallait qu'elle vienne. Gideon avait promis de s'occuper de nos tâches, aussi pûmes-nous partir tôt. La journée serait entièrement prise, d'abord par le filage le matin, puis après la pause déjeuner, on s'adonnerait aux cartes.
    Ce fut une délicieuse matinée fraîche avec un vent léger plein des senteurs de notre foin. Rien de tel que ce parfum pour rappeler l'été en plein hiver. Quand je le respire maintenant, je revois les longues vagues herbeuses chatoyant comme du velours vert, les grosses têtes rouges des trèfles et les râles des genêts courant sous l'herbe épaisse assombrie par la rosée.
    Mais à cette époque cette odeur de foin évoquait  pour moi le dur labeur que cela nous avait coûté, combien nous avions travaillé et transpiré, jusque tard,  à la clarté de la lune, puis, à peine couchés, le temps d'un rêve,  de nouveau, nous nous étions levés tôt  pour besogner et suer encore. Tout de même, cela sentait bon comme sentaient bon le feu de broussailles des haies de Gideon, l'épais tapis de feuilles  dans le bois, ainsi que la pinède  où pépiaient et jouaient sans discontinuer des mésanges à longue queue.
    Mère était superbe dans son large bonnet et sa pélerine et ressemblait à un oiseau plein de gaîté avec ses yeux bruns vifs et ses joues rouges. Nous avions pris  les petits rouets, puisque nous devions filer, non de la laine, mais du lin et du chanvre; ce fut donc plus facile pour moi de les porter. L'étang était encore gelé dans sa partie nord, pourtant,  même si l'on n'était encore qu'en février, à voir le remue-ménage de nos merles d'eau et le va-et-vient de nos corneilles préparant leur nid, on sentait le printemps tout proche. Il y avait aussi des pousses en forme de langues sur nos lianes de chèvrefeuille, d'un vert si brillant qu'elles me faisaient penser aux langues de feu tombées du ciel. Dans cette saison morte, apparaissant avec une telle promptitude et dans une telle fraîcheur,  elles avaient sur moi, un retentissement plus grandiose qu'en leur pleine floraison d'été.
    Quand nous traversâmes la chênaie, Mère caressa complaisamment ses gants et dit:
       “_ J'ai pas à m'occuper des cochons aujourd'hui, j'suis une grande dame!
          _ Parfaitement, dis-je, grâce à Dieu, c'est ce que tu es, parce que j'aimais tellement quand elle était un peu contente. Je poursuivis en disant qu'elle gagnerait sûrement suffisamment de gâteaux pour nous nourrir durant une semaine de neuf jours!
         _ Est-ce que tu crois, ma chérie, que Jancis sera une bonne fille pour moi me demanda-t-elle?
        _  Sans aucun doute mère lui assurai-je
        _ Est-ce qu'elle me laissera ma place près du feu, et est-ce qu'elle me parlera gentiment?
        _ Oh pour sûr voyons. Mais te fais pas de souci, il se passera encore bien du temps avant que ces deux-là disent “oui” dans l'église.
         _ J'espère que non car j'aimerais bien être grand-mère, Prue. Le bébé ressemblera plus à Gideon ou à elle?
    Je répondis que je n'avais pas le don de double vue pour pouvoir répondre, mais que je pensais qu'il serait le portrait craché de son papa.
        _ Peut-être bien, peut-être bien. Ce serait mieux qu'il nous ressemble à nous plutôt qu'aux Beguildy. C'est dommage pour un bébé d'avoir un grand-père contre lequel on prêche!
       _ Oh, dis-je, il n'y a pas tant de méchanceté en Beguildy, ni d'ailleurs  de bonté. Il est comme une coquille vide, joliment peinte.
        _ J' suis bien aise qu'il sera pas là aujourd'hui dit-elle
    Madame Beguildy avait adressé, par Gideon, un message à sa cousine de Lullingford la priant d'envoyer quérir Beguildy, ce jour précis, pour calmer le mal de dents de son homme à elle. Parce qu'apparemment, ce dernier s'était fait arracher une dent par le vétérinaire, qui étant d'une force terrible, avait ébranlé le reste de la dentition, et il se trouvait dans un état permanent de souffrance. Cela occuperait Beguildy d'aller le soigner. Il était si fier de son incantation qui commençait ainsi: ” Pierre s'assit, pleurant, sur une pierre de marbre” et il répétait cela tant et tant jusqu'à ce que l'on criât grâce. Puis il plaçait un cataplasme de sel, qui vous brûlait comme du feu, et soit que ce fût le sel soit que ce fût le charme, toujours est-il que, la plupart du temps le malade se disait guéri.
       _ Ils vont le garder longtemps pour qu'il gâche pas notre affaire dit mère, frappant doucement des mains comme une enfant.
    Nous sortîmes du bois à l'air libre en plein champ, et je me disais qu'aucune journée n'avait été aussi belle et cependant je ne savais pourquoi. Les collines du côté de Lullingford étaient bleues comme un ciel d'été, d'un bleu profond plein de promesses, tout était beau et pouvait même être qualifié de “somptueux” comme aimait à dire notre pasteur. Il y avait dans le soleil le grenat des terres labourées, l'or du vieux chaume, le bleu transparent de l'étang de Plash et l'écarlate du toit d'un moulin dans la vallée. Toute la prairie était d'un vert clair, de ce vert que l'on voit sur les vitraux de l'église ou de celui des collines lointaines sur lesquelles ne poussait point l'herbe mais le trèfle du Calvaire. Même un jour d'été n'aurait pu rivaliser avec pareil jour, alors que la neige venait à peine de fondre et les eaux de se libérer de la glace, et que tout brillait de la terre au ciel.
    À la Maison de Pierre, l'éclatant feu de cheminée qu'on apercevait par la fenêtre, vous laissait deviner que quelque chose d'inhabituel s'y préparait. Jancis arriva en courant à la porte et fit à Mère une révérence avec beaucoup de grâce . Nous étions les premières si l'on excepte la Polly du meunier et sa mère. Elles arrivaient toujours et partout les premières, parce que disaient-elles, une heure hors de chez elles étaient une heure en paradis. Elles n'expliquaient pas plus avant sauf si vous insistiez lourdement pour savoir pourquoi, était-ce à cause du moulin, de son eau ou de quelque autre chose? Alors elles répondaient que c'était à cause du meunier. Et si vous demandiez pourquoi? qu'est-ce qui n'allait pas avec cet homme? elles rétorquaient “L'avez-vous vu sourire ou éclater de rire une seule fois?” et effectivement ce n'avait jamais été le cas. Il avait aussi un problème d'élocution, alors l'un dans l'autre,  il n'y avait rien d'engageant à passer ses journées avec lui.  On racontait sur lui, cette fable absurde: ayant d'abord été amoureux d'une sirène, celle-ci, à son mariage, lui lança un sort  et le condamna au silence.

    La femme du meunier était une petite créature, comme un ver de farine, mais elle parlait avec beaucoup d'amabilité. La femme du sacristain était exactement l'inverse. Elle me faisait toujours penser à un grand et large coche, nouvellement peint, lancé  à toute vitesse sur la grand-route, au son joyeux et bruyant du cor. Elle était aussi rayonnante de gaieté dans sa robe qu'une linotte aux sept couleurs, et si elle pouvait rajouter un châle, un volant ou une broche, elle le faisait. Elle enfilait une telle quantité de jupons que c'était merveille si elle pouvait marcher. Une fois, sa fille m'a dit que la voir se déshabiller, c'était comme voir peler un  oignon jusqu'au cœur, et Tivvy n'était pas fille à faire des blagues, c'est dire que ce n'était pas rien de la regarder  se déshabiller. Quand je les voyais tous deux, elle et son mari, je me faisais souvent la réflexion qu'elle ressemblait à une grosse pelote de laine colorée, et lui à un mince fuseau noir sur lequel elle allait s'enrouler. Quand Tivvy et elle arrivèrent nous étions déjà huit, et dans la pièce douillette, nos rouets ronronnaient agréablement tandis que nous causions. La femme du bouvier, de la ferme de Plash vint ensuite avec ses deux grandes filles, bien calmes et effacées malgré leur taille. Les gens disaient que leur père, les attachait au joug des bœufs, tous les samedis soirs et les battaient pour leur rappeler les bonnes manières. Elles se levaient toujours quand leur mère leur parlait et penchaient leur long cou comme des cygnes dociles. La douzième fut la femme du berger de la lande au-delà de Plash. C'était une personne étrange mais agréable à regarder et les hommes y étaient sensibles. Elle avait les épaules tombantes, les hanches fines, et des cheveux comme des ailes de merle, ses yeux étaient vert clair, son visage avait un beau teint de pêche mûre et elle se souriait à elle-même d'un air mystérieux comme ferait une fée. On disait, mais était-ce avec un brin de vérité, je ne sais, que le berger ne payait pas la lande qui appartenait à un tavernier de Silvertone, mais que Felena, sa femme, le jour de la Saint-Jean, grimpait sur les rochers en haut de la colline et y passait la nuit avec le tavernier. D'autres histoires plus curieuses circulaient sur elle,  on y décrivait sa présence, en tenue d'Ève,  au clair de lune dans un cercle de moutons et de bœufs et comment une créature velue avec des cornes de bouc, qui ne pouvait être que le diable, arrivait et dansait avec elle, sautant et se trémoussant au milieu du cercle de bêtes qui mugissaient doucement. Mais à moi, elle semblait une personne aimable, sans malice, et très habile dans tout ce qu'elle faisait.
    Je voyais bien que la femme du bouvier, ne tenait pas à ce que ses filles soient près d'elle pour filer. Elle était d'une telle respectabilité et d'une telle hauteur de vue, qu'elle n'abordait jamais ce qui avait bien pu se passer entre les bans et le baptême et n'évoquait rien de ce qui occupait les jeunes mariés durant cette période. Elle s'abstint de parler à Felena et ce fut Mère qui lui dit fort gentiment:
       “_ Vous filez comme une fée madame Felena
          _ Il n'y a rien d'autre à faire dans les montagnes, répondit Felena d'une voix basse et chantante, que filer filer et filer, matin midi et soir.
        _ sauf pendant la nuit de la Saint-Jean, gloussa la femme du sacristain parce que m'a-t-on dit vous avez beaucoup à faire cette nuit-là.
    Felena devint écarlate et pencha la tête, et tout à coup Moll  et Sukey s'exclamèrent, comme si depuis des années elles en avaient eu envie:
        _ Oh madame Felena, est-ce que c'est vrai que vous dormez avec le tavernier et que vous dansez toute nue?
    Jamais je n'ai vu femme si en colère que leur mère
       _ Sukey et Moll, cria-t-elle
       _ Mère très honorée, dirent-elles dans un souffle
        _ Vos mains, reprit la mère
       Et se baissant pour ôter sa sandale, qu'elle avait mise parce que c'était la fête, elle en frappa durement les mains de ses deux filles tant et tant qu'elles hurlaient.
    J'ai appris par la suite, que l'une avait épousé un fermier et l'autre un cocher à la retraite, et les deux se conduisirent bien, ce n'aurait pas été faute de corrections si elles s'étaient mal conduites.
    Elles se remirent à filer, silencieuses comme des souris et reniflant au-dessus de leur rouet. Madame Beguildy était très ennuyée parce que la fête tournait un peu tristement. Aussi demandais-je à Jancis de chanter “Le gravier vert” pour nous réjouir un peu. Nous chantâmes toutes avec elle, Polly y compris, qui toussait de temps à autre. Felena chantait d'une voix fraîche, la femme du sacristain chantait très fort, Mère d'une voix chevrotante et la femme du meunier comme un oiseau venant de quitter sa cage.
    Si bien qu'avec les chants et le ronronnement des rouets, la cuisine était comme un arbre plein de sansonnets. C'était déjà le moment de s'arrêter de filer quand Mère voulut que l'on chantât “l'Eternel est mon Berger”; après cela je demandais: “Il m'emmena dans Sa demeure et Sa bannière était l'Amour”.
    Ce fut alors que, tandis que nous chantions ce cantique,  dans le ronronnement des rouets, il y eut un bruit de pas à l'extérieur, puis une bouffée d'air frais en même temps qu'un rayon de soleil qui s'étendit de la porte jusqu'à moi, et il se tint là dans la lumière, le regard posé sur nous.
    Je viens de dire “il” comme si vous pouviez, vous aussi, le reconnaître parmi tous les hommes de la terre, ainsi que je le fis.
    Il se tenait donc dans l'embrasure de la porte, et je jaillis de ma chaise située dans la pénombre au fond de la pièce, comme s'il était l'invité que j'attendais.

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