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LIVRE 2
Chapitre 7: Le Maître est là
_ “Eh ben, Sarn, dit mère, à notre retour, on en a filé une bonne quantité et la fête a été réussie, maintenant tes draps de noces sont sur le métier”
Gideon paraissait un peu gêné quand il déclara qu'il se passerait encore pas mal de jours avant que la somme d'argent nécessaire soit réunie pour cet événement.
_ Notre Prue a gagné à sa table!
_ Oh vraiment? Bien joué!
C'est une chose qu'il comprenait bien et pouvait apprécier, parce que lui-même aimait gagner!
_ Assez de gâteaux pour une semaine de neuf jours ajouta-t-elle, elle a dû se dire que ça ferait des économies.
_ Pas du tout Mère rétorqu'ai-je
_ Mais alors pourquoi?
_ J'en sais rien mais c'est juste que j'voulais gagner aux Couleurs Précieuses, Mère, répondis-je stupidement.
_ Mais à quoi ça sert si ça rapporte pas les gâteaux?
Je dis que bien sûr, ça n'avait pas d'intérêt, mais que je les voulais quand même ces Couleurs Précieuses.
_ Elle est à moitié endormie répliqua Gideon sinon elle aurait son bon sens. Mieux vaut aller vous coucher toutes les deux;
_ Et mon tour pour les agneaux? lui demandai-je
Parce qu'en période d'agnelage, je veillais une partie de la nuit pour permettre à Gideon de prendre un peu de sommeil. Mais il me dit que ce n'était pas la peine et qu'après cette bonne journée je n'avais qu'à finir en beauté par une bonne nuit.
_ J'ai été, comme un châtelain, à pas faire grand chose, toute la journée, ajouta-t-il, obligé que j'étais de faire ces petits travaux d'la maison.
Au fond, c'était un bon gars, malgré tout, et s'il lui arrivait de ne pas faire quelque chose de gentil, c'était uniquement parce qu'il n'y pensait pas ou parce qu'il avait l'esprit tellement fixé sur une seule chose. Il lui arrivait, quand il avait été odieux et qu'il finissait par s'en rendre compte, assez longtemps après d'ailleurs, de le regretter amèrement.
_ Allons, alors au lit Prue!
Mère sautillait avec sa canne comme un rouge-gorge pris de rhumatismes
_ Ça a été une journée magnifique. Une journée dont on se souviendra longtemps. Y'a pas eu d'mal à ça, parc'que même si on est encore en deuil, on y est allées pour rendre service. Personne peut nous reprocher de rendre service. J'me suis bien comportée tu crois, Prue?
_ Oh oui, pas d'inquiétude là-dessus Mère!
_ J'ai bien filé?
_ Tu files merveilleusement bien
Elle posait toujours ce genre de questions, comme un enfant, et c'est aussi comme un enfant qu'on voulait la blottir contre son cœur.
_ Et quel plaisant jeune homme, ce tisserand, Sarn! Un homme que n'importe quelle femme aimerait avoir pour fils.
_ C'était ce Woodseaves?
_ Oui
_ On dit que c'est un bon lutteur. Et pour quelqu'un de notre milieu, il a aussi étudié dans les livres. Le châtelain lui a proposé un travail d'écriture à la mairie mais il a refusé. Il a dit qu'il aimait mieux travailler de ses mains et qu'il pouvait pas supporter les politiques, parce que c'était tous des menteurs et qu'il préférait rester propre. “Je tisserai du linge blanc plutôt que de noirs mensonges” qu'il a dit et le vieux châtelain en a été tout irrité. Il aurait bien aimé pouvoir menacer Woodseaves de quitter l'endroit, seulement la maison était à lui, léguée par son oncle.
Mère voulut savoir si le tisserand me plaisait.
_ J'ai pensé que non, ma chérie, puisque tu n'as pas dit un mot et que tu es restée derrière le banc.
_ S'il me plaisait? dis-je Oh!…s'il me plaisait?
_ Mais regarde-toi Prue, tu dors debout, dit Gideon, ouste au lit ou tu f'ras pas ta journée de travail demain.
En réalité, ce n'était pas que je tombais de sommeil, mais j'étais fort troublée. Je trouvais la situation invraisemblable, totalement invraisemblable: voilà que le maître était là et que vous auriez aimé lui apporter tout ce qu'il y avait de meilleur, du beurre frais, des fromages sur de grands plats, un pichet à ras bord de bon lait, vous auriez voulu être en robe du dimanche avec un bouquet de fleurs et acquiescer à toutes ses demandes, avec le sourire…mais voilà… quel malheur! rien de tout cela n'était possible, parce que vous aviez un bec-de-lièvre, et qu'on vous accusait de sorcellerie.
“Le maître est là et te demande. Le Maître est là…”
[note de la traductrice: l'auteure fait référence à un verset de l'évangile de Jean, quand Marthe dit à Marie que Jésus est là et qu'Il l'attend]
fin de la note reprise du texte:
“Le Maître est là et te demande. Le Maître est là…”
Toute la nuit, dans le grenier, ces mots résonnèrent en moi triomphants et cependant si tristes. Et quand l'obscurité diminua, que des formes commençèrent à sortir des ténèbres, que les parfums de l'aube parvinrent jusqu'à moi, que notre coq lança son chant vibrant et mélodieux pour saluer la venue du printemps, eh bien ces mots, je les entendais encore, il émanait d'eux un profond bien-être mêlé d'un frisson d'angoisse_”Le Maître est là”
Ces mots me hantaient tant, et ils me perçaient l'âme d'une telle suavité que je les inscrivis dans mon cahier.
De tout ce que j'avais pensé écrire sur la veillée d'amour, sur le jeu des Couleurs Précieuses et sur sa venue, à lui, j'écrivis bien peu. Pourtant quand j'ouvre le cahier et que je vois ces quatre mots, de ma plus belle écriture, tout me revient aussi nettement que si cela datait d'hier.
Il m'a toujours suffit de poser les yeux sur le métier pour le revoir là en train de tisser, ou de regarder mon cahier pour me rappeler que je m'étais demandée s'il savait faire la grande et la petite écriture, en rouge et en noir, avec des lettres simples ou ornées et de ne pas avoir douté qu'il savait tout cela et plus encore.
Le lendemain matin, Jancis descendit l'allée en courant et j'aurais voulu lui demander “Va-t-il bien?” Parce qu'il m'apparaissait que n'importe quoi aurait pu lui être arrivé pendant les heures sombres de la nuit. Mais je ne pus que dire “Quand est-ce qu'il part, le tisserand?
_ Oh demain, répondit-elle, comme si cela n'avait eu aucune importance.
Alors elle se mit à pleurer et à implorer mon aide, parce que Beguildy avait décidé de faire apparaître Vénus pour confondre le jeune châtelain quoi qu'il arrive.
_ Et, Vénus ce sera moi! Oh mon Dieu, mon Dieu. C'est pour après-demain et j'ai peur Prue. Parce que si jamais Sarn apprend que je me suis présentée dans une pièce entièrement nue sous une lumière rose alors qu'un étranger s'y trouvait, il ne me reparlera plus jamais.
_ C'est sûr dis-je car je connaissais fort bien Gideon
_ Et il finira par le savoir.
_ oh c'est bien possible.
_ Mais Père est fou à propos de ça. Faire apparaître Vénus, voilà ce qu'il veut. Il dit que le jeune Maître Camperdine a bien ri, qu'il lui a tapé sur l'épaule et lui a dit qu'il lui donnerait cinq livres quelle que soit la chose qu'il ferait apparaître. Cinq livres Prue! Et quand j'ai dit non il m'a frappée. Il m'a dit que si je ne voulais pas lui obéir, il me ferait faire les travaux des champs et qu'il me frapperait tous les samedis pendant un an. Oh Prue, qu'est-ce qu'on peut bien faire?
_ Comment est-ce que ça marche?
_ Oh, je dois me trouver dans la cave sous sa chambre, et la trappe sera ouverte, la corde qui me soutiendra sous les bras est accrochée à une poulie fixée au toit, Mère doit se trouver à la cave pour actionner le propulseur de fumée qui doit m'envelopper et pour me mettre la corde correctement. Alors Père tirera la corde depuis la cuisine sous la porte, et je monterai lentement sous la lumière rouge. Il a dit que ce serait trop brumeux pour qu'on puisse voir mon visage, mais ça me console pas. Ça sera pas une excuse pour Sarn.
_ Non. Aimes-tu vraiment Gideon, Jancis?
_ Oh, oui!
_ Te rappelles-tu ce texte “Le Maître est là?”
_ Dans la Bible? Ah oui je m'en souviens
_ Ressens-tu la même chose pour Gideon?
Son visage se colora joliment.
_ Oh oui vraiment Sarn est le maître.
_ Et l'autre…il part demain tu m'as dit?
_ Quel autre?
_ Ben Monsieur Woodseaves
_ Ah! oui, il part demain
_ Bon écoute bien Jancis, je vais le faire pour toi.
_ Toi?
Sa bouche devint rouge et ronde d'un tel étonnement que je l'aurais battue.
_ Oui moi! Je sais que c'est une chose bien drôle de prétendre jouer les Vénus dis-je amèrement.
_ Mais Père va le savoir
_ T'as dit qu'il doit se trouver dans la cuisine
_ Et le jeune homme!
_ T'as dit qu'il ne peut pas voir ton visage. Il fera sombre et je me tournerai de côté. Je poserai sur ma tête la mousseline, qu'on utilise pour les groseilliers, de façon à ce qu'il voit pas mes cheveux bruns. Il verra ce qu'il est venu voir ce stupide jeune coq, une femme nue. Alors il donnera l'argent et tu seras libre.
_ Oh Prue que tu es gentille! Je t'aime Prue! Je te le rendrai un jour. Ce qu' y a de bien dans tout ça c'est que ça peut pas te faire de tort vu que t'auras jamais d'amoureux.
Les gens peuvent être si cruels sans le vouloir. Telle fut la récompense de ma gentillesse. Et ceux qui prétendent, que les bonnes actions sont récompensées, ont bien tort.
J'aurais aimé l'étrangler pour cette parole. Le sang me fustigeait les oreilles tant j'étais en colère.
_ Va-t-en maintenant lui dis-je, on en reparlera demain mais maintenant disparais de ma vue.
Toute décontenancée et apeurée, elle partit.