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LIVRE 2
Chapitre 9 Le jeu du conquérant
Le matin suivant, alors que je labourais avec Gideon l'un des champs les plus éloignés, je remarquai dans une haie, les châtons jaunes d'un noisetier, j'en cueillis pour en rapporter à la maison et les mettre dans un pot sur mon coffre au grenier. Mais, en attendant, je les attachais par brassées sur chacune des cornes des bœufs, si bien que durant toute cette journée où le temps avait été maussade, les bestiaux blancs qui grimpaient et descendaient le champ rouge, couvert, par-ci par-là, de givre blanc, paraissaient jaunes avec ces plumes d'or qui dodelinaient sur leur tête, comme à la foire. Quand nous dételâmes, Gideon dit:
“_ Qu'est-ce qui t'a pris de décorer le bétail
_ C'est le jour de mai répondis-je
Gideon parut perplexe, mais dit que je pouvais m'amuser un peu et qu'il n'avait pas à s'en plaindre puisque je travaillais bien.
_ Quand donc ces labours épuisants seront finis dis-je parce que je les détestais, non en eux-mêmes, mais parce qu'ils envahissaient toute notre vie ne laissant plus aucune place à autre chose. Lui, il avait la fièvre du labourage. De l'aube à la nuit, qu'il y eût du gel ou de la pluie, il était au champ, dur à la tâche, et le champ donnait plus de mal qu'on en retirait de bien. Toute la ferme devait être en blé. toute la grange devait être remplie de blé lors de la récolte. Suffit de faire pousser du blé, avait-il dit, et on sera riche avant de s'en apercevoir. Je n'aimais pas cette nouvelle loi sur le blé qui le rendait si profitable.
_ Dès qu'on en aura suffisamment, on s'en va Prue, et on reverra plus cet endroit dit-il.
_ C'est c'qui m'chiffonne, lui répondis-je. Si encore, tu te sentais fier de ta terre j'pourrais comprendre. Mais ça fait bizarre de mettre tout son temps et toute sa force sur cette propriété, comme une mère le fait pour son enfant, et de point l'aimer. C'est comme si la mère s'occupait de l'enfant non par amour pour lui, mais seulement pour le vendre.
_ Ah! c'est bien ça Prue, je me fiche pas mal d'la terre, comme je me fiche pas mal d'l'argent, enfin.. d'l'argent lui-même.
_ Ben à quoi tu tiens alors?
_ À planter mes dents dans quelque chose de dur et à le mâcher. À tout conquérir comme dans le jeu, jusqu'à c'qu'y reste plus un noyau plus une coquille qui soient pas à moi. À être le roi du pays et l'unique pomme qui reste sur la branche.
_ Mais pourquoi donc Gideon?
_ T'es toujours à me demander pourquoi. Parce que je suis fait comme ça et qu'y a pas à aller contre.
On en revenait toujours à ça.
_ C'qu'y faut, poursuivit-il, c'est garder les bonnes personnes en haut lieu, pour que la loi change pas avant qu'on soit riche.
On aurait dit que le gouvernement était sa marionnette qui devait faire sa volonté et lui remplir les poches.
_ C'est qui les bonnes personnes
_ Celles-là mêmes qu'ont augmenté le prix du blé.
_ Mais les pauvres gens qui ont faim voudraient bien que le prix baisse.
_ Qu'ils fassent le dos rond et supportent. Qu'ils travaillent. Moi j'travaille ben, non?
Ah! il travaillait! pour sûr!Il n'était qu'os et muscles, et s'il était sans merci pour les autres il l'était aussi pour lui-même en premier lieu. Je lui demandais s'il allait soutenir le Châtelain malgré les paroles de mademoiselle Dorabella.
_ Ouais, faut ben. Il fait une grande quantité de blé sur ses terres, y laissera jamais les prix baisser.
_ Et ce s'ra quand que t'arrêteras de labourer?
_ Pas avant d'avoir acheté la maison et d'avoir mis de l'argent à la banque par-dessus le marché.
_ Mais quand tous nos champs seront labourés sauf quelques prairies en herbe pour la nourriture des animaux, tu seras ben obligé de t'arrêter alors.
_ Non. Si on fait pas assez d'argent j'prendrais sur les bois.
_ Oh pauvre de moi, pauvre de moi dis-je, car j'étais prête à pleurer. C'était pas de chance qu'il ait pensé aux bois. Parce qu'alors plus de repos pour aucun d'entre nous, puisque nous avions des bois tout autour de la ferme, et on pouvait y travailler jusqu'à la fin du monde. Des larmes coulèrent sur mes joues, et je les sentais glisser lentement aussi froides que la lumière glaciale de cette soirée.
_ Qu'est-ce qui va pas? dit Gideon Tu pleures? Mais quelle fille! Regarde plutôt qu'c'est pour not' avenir qu'on va travailler.
_ J'aime pas trop l'avenir, dis-je c'est comme le pâté qu'on donne à Noël aux enfants de Lullingford. On peut gagner quelque chose mais la plupart du temps on perd et lorsqu'on gagne, neuf fois sur dix, c'est pas ce qu'on aurait voulu avoir, parce que de toute façon ce qu'on veut n'est pas dans le pâté.
_ Ben parbleu en voilà un monceau de niaiseries! L'avenir est ce qu'on en fait.
_ Mais non, répondis-je, l'avenir c'est cette jolie contrée bleue qu'aperçoit un voyageur à l'aube alors qu'il ne sait pas seulement, s'il se trouve dans une campagne accueillante avec des fermes qui envoient de la fumée au coucher du soleil et offrent un repas à celui qui passe ou s'il s'agit d'une lande sauvage où il mourra de faim et de froid avant le lendemain matin.
_ Quoi encore, dit Gideon t'es complètement gelée, c'est pour ça qu'tu divagues. T'as besoin d'une bonne tasse de thé fort avec un plat de patates au lard. Ben tiens regarde, v'la mère avec un plateau.
Notre pauvre mère appréciait la compagnie quand le soir venait. Elle disait que les jours étaient si longs passés à la maison dans le silence, et comme elle était craintive, elle sursautait à la moindre feuille qui tombe, au moindre craquement de porte. C'est souvent qu'elle me demandait d'arrêter de labourer pour rester un peu auprès d'elle. Mais j'avais promis à Gideon de faire ce qu'il voulait, aussi pour lui faire plaisir je lui inventais d'agréables récits sur ce que serait notre vie quand nous serions riches avec des serviteurs et des servantes, une personne à la cuisine et plus de cochons à s'occuper. Son visage s'illuminait un peu mais bien vite elle soupirait et en hochant la tête elle disait:
_ C'est dans trop longtemps, Prue, trop longtemps. Je ne serais peut-être plus là. J'préfèrerais que les choses aillent un peu mieux tout de suite, ma chérie, j'en ai marre de m'occuper des cochons dans les bois. Debout, j'ai très mal aux jambes et assise j'attrape des rhumatismes. Les cochons vont constamment barboter près de l'eau et j'ai toujours les pieds trempés. J'aimerais mieux moins de servantes et de serviteurs dans les prochaines années et moins de cochons tout de suite. Tout cela c'est pour beaucoup plus tard et ça réconforte pas plus que les lointaines demeures du paradis. Dis-lui ça Prue. Dis à Sarn mon fils, que j'aimerais mieux déjà un petit quelque chose maintenant et pas tant de choses dans les années qui viennent.
_ Oh, je lui dirai Mère, mais toi tu dois penser au temps où on s'arrêtera de labourer.
_ Sarn arrêtera jamais de labourer ou s'il le fait il se lancera dans quelque chose d'autre. C'est ainsi qu'il est, il peut pas se reposer. Il est comme cet homme dans l'histoire qu'on raconte, qui devait apporter de terribles nouvelles à quelqu'un, alors il a galopé à travers le pays, changeant sans arrêt de chevaux, ayant une seule obsession: arriver à destination. Et quand il y est arrivé et qu'il a dit les nouvelles, il a gardé son idée fixe dans la tête il a pas pu s'arrêter, usant ses chevaux de jour et de nuit, il galopait et galopait mais sans nouvelle à donner et… sans lieu où aller. Et il galope encore qu'on dit. Je te le dis Prue, ç'aurait été bien mieux, pour nous et pour lui si mon fils Sarn était né idiot jouant avec des galets de couleur et enfilant des marguerites sur une cordelette.
Elle paraissait si étrange, debout là dans le sillon, dans sa longue robe et son châle rouge croisé sur la poitrine, avec la bouche tremblante et les yeux qui brillaient comme ceux d'un prophète, les grands cochons maigres grognant et reniflant autour d'elle, avec l'étang de Sarn placé derrière elle comme la couleur bleue autour d'un personnage sur les vitraux à l'église. Je me demandais s'ils avaient jamais mis des cochons sur des vitraux d'église, sur les illustrations du fils prodigue peut-être et je ne pus me retenir de rire, me disant qu'il s'agissait là de la mère prodigue et comme on aurait pu se réjouir si Gideon avait été un peu prodigue aussi.
“_ Qu'est-ce qui t'prend à rire me dit mère
_ Oh, juste que je pensais que tu étais une mère prodigue
_ J'comprends rien. J'comprends aucun de mes deux enfants. Oh pauvre de moi, je trouve que c'est pas gentil de rire quand moi je pleure.
Pauvre Mère! Elle savait énoncer de ces vérités par moments. Elle venait de formuler ce qui causait ma plainte contre ce monde, lui qui riait alors que moi je pleurais.
_ Mais oui, mais oui j'en parlerai à Gideon dis-je
C'était une des choses curieuses entre nous, que je dusses être l'intermédiaire en transmettant à son fils, les messages de Mère. Elle ne trouvait jamais le courage de se lancer ni d'affronter son froid regard d'acier.
Le lendemain matin j'en parlais à Gideon. Il était au champ, avant moi, comme d'habitude; l'air était glacial et il y avait du brouillard, si bien que la terre labourée avait l'aspect de miroirs ternis ou d'un étang par temps couvert, elle brillait et ne paraissait pas solide. Là où le givre tenait, éclaboussé de soleil, les champs luisaient comme de l'eau scintillante.
Gideon et les bœufs arrivaient lentement, offrant, dans la solitude des champs, l'image d'une certaine force sombre. Cela me fit penser aux figurines sculptées dans du chêne noir sur le haut du pignon de quelques demeures de Lullingford et qui se détachaient toujours très sombres face au ciel. L'haleine des bêtes et la transpiration de leur corps restaient figées autour d'elles et les enveloppaient complètement, si bien que montant et descendant le champ, elles ressemblaient à un tableau rond que quelqu'un faisait mouvoir dans ces champs vides.
_ Gideon commençais-je, Mère est pas très en forme. Elle a besoin de repos. Prends un gars pour s'occuper des cochons au bois.
_ Un gars! quel gars?
_ Y'a l'Tim du meunier. Il a que sept ans mais il peut s'occuper des cochons et je lui offrirais le goûter.
_ Quoi! Nourrir un grand gamin de sept ans tous les jours de la semaine sauf le dimanche? T'es pas folle Prue?
_ Mère se sent seule et elle est fatiguée. Elle a besoin de repos et aussi de compagnie dans ses années de vieillesse qui arrivent et d'un peu de confort.
_ Suis-je pas en train de travailler pour ça? Va-t-elle pas avoir des serviteurs et des servantes, le meilleur des bonnes choses , un banc à l'église, et de la vraie porcelaine pour manger dedans.
_ Oh! dans les années à venir si elle tient jusque-là. Elle pourra pas. C'est maintenant que ça compte.
_ Mère a rien. Elle se porte très bien. Elle prend le bon air en s'occupant des cochons et elle peut soigner ses rhumatismes près du feu, le soir venu.
_ Mais elle se sent seule, elle me veut plus à la maison.
_ Ben tu y seras quand on aura fini les labours.
_ Les journées sont longues. T'as pas le choix tu dois trouver un garçon pour s'occuper des cochons.
_ Tu dois? Mais qu'est-ce que t'es pour me dire ça? C'est moi le maître de Sarn
_ T'as pas le droit de conduire Mère à la mort alors qu'elle est vieille et souffrante.
Gideon me lança son regard foudroyant
Peut-être, commença-t-il lentement d'un ton acerbe, peut-être que t'aimerais te marier et de cette façon ramener un gars à Sarn pour s'occuper des cochons… si y'a quelqu'un pour vouloir de toi.
Il attrapa les manches de la charrue et descendit le sillon. Il me fallut un bon moment dans le grenier pour effacer ces mots, mais le charme qui s'y trouvait finit par les faire disparaître. Je mis tout cela sur le fait que Gideon avait manqué de repos durant de nombreuses nuits puisqu'on était encore en période d'agnelage. Cette période est une épreuve pour le berger. En pleine nuit, au temps mort de l'année, quand les lutins sortent, il doit être debout et tout faire tout seul. Couvert de brume comme d'un linceul, fouetté de vent froid, comme d'un frisson de mort, le berger marche dans la neige crissante, surpris par un cri d'un côté de la forêt, par un hurlement de l'autre, il doit rester éveillé, à l'heure où les bruits réconfortants du labeur journalier se sont tus et tandis que tout semble tranquille, les fantômes arrivent en force avec le vent d'est et celui du nord sans qu'on puisse les conjurer. Aussi quand Gideon était dur avec moi, je me contentais de rester plus longtemps au grenier. On y était si bien, quand le printemps s'y invitait avec une coupe de primeroses sur la table et la douceur du vent tiède qui s'y infiltrait.
Quand avril fut là nous étions encore en train de labourer, et j'y étais si habituée, que cela ne me fatiguait plus autant, j'y trouvais même du plaisir et je chantais quand j'étais seule. J'aimais voir le soc brillant comme de l'argent, trancher la terre dure et tracer les sillons rouges. Quel bonheur de contempler au loin, au-delà de Lullingford, les collines bleues, de voir les bois de chênes, de mélèzes et de saules en bourgeons c'est que le vent chaud y venait faire éclore les feuilles. Quel plaisir aussi de voir les corneilles me suivre sur les talons, semblant avoir été lustrées comme par du cirage noir, de retrouver les oiseaux qui avaient fui l'hiver et de réentendre le chant sauvage et doux du râle d'eau tandis que le vanneau changeait son cri d'hiver en quelque chose de plus chaleureux.
Il y avait maintenant des violettes à cueillir pour le marché, quelques jonquilles dans un coin sous le buisson de lierre et des petits boutons roses serrés comme des petites menottes de bébé dans les pommiers.
Mère se rassérénait un peu, et un jour que nous prenions notre thé près de la fenêtre, avec un bouquet de giroflées sur la table, elle dit
_ On va faire venir le tisserand
J'avalai de travers et mère voulut savoir ce qui m'arrivait
_ Oh! rien, rien du tout, mais pourquoi pas le commis du tisserand? Ce s'rait moins cher
_ Je veux un tissage de qualité
J'en fus toute songeuse parce que si Kester devait venir tisser pour nous, il lui faudrait entrer dans le grenier, marcher tout autour de la machine, jeter un œil par ma petite fenêtre, faire de l'endroit un petit chez lui, de telle façon que j'aurais toujours un peu de sa personne par la suite. Malgré tout je ne pouvais supporter l'idée qu'il pût me voir, et je plaidais pour avoir le commis, tant et si bien que Gideon pensa que j'étais amoureuse du gars, bien qu'il fût connu pour être idiot avec quatorze enfants par-dessus le marché. Mais Mère mit ses lunettes et me considéra, elle les réajusta et me regarda à nouveau , puis une troisième fois encore.
_ On va faire venir le tisserand dit-elle et ce fut tout.
Ce fut le jour suivant que Jancis arriva en courant, toute échevelée pour dire que Beguildy allait la louer à la foire le jour de la Fête de Mai, sauf si Gideon l'en empêchait. Elle était entrée dans la laiterie où je battais le beurre, elle me dit:
_ Oh Prue, le jeune homme est revenu et me veut, ou plutôt c'est toi qu'il veut. Elle eut un petit rire au milieu de ses pleurs. Et Père a dit que c'était ça ou la foire. Ce s'ra trois ans Prue. Je suis bonne pour être laitière ou femme de cuisine pendant trois ans à moins que Gideon ne me demande en mariage maintenant.
_ Gideon ne voudra pas ma chérie, il a qu'une idée fixe: labourer. Rien le détournera de ça.
_ Mais j' l'en empêcherai pas
_ Tu seras une bouche supplémentaire à nourrir et si tu tombes malade.
_ Ça arrivera pas je suis plus forte que j'en ai l'air.
_ Tu peux pas savoir. Quand on se marie on joue un jeu de colin-maillard qui mène on sait pas où. Et si des petits arrivent que deviendra l'argent de Gideon.
_ Oh pauvre de moi! Je peux pas le supporter Prue. J'aime vraiment Gideon et si on se sépare ce s'ra affreux, comme si on s'était jamais rencontrés.
_ Bon parles-en à Gideon, alors.
_ Et tu pourrais pas lui en toucher un mot pour moi?
_ Si tu veux, mais s'il le fait pas pour toi qui lui es chère, il le f'ra pas pour moi qui suis que sa pauvre sœur.
C'est alors que Gideon traversa la cour pour venir chercher du petit lait pour les cochons.
Il se tenait là sur le seuil de la laiterie, et je me disais qu'il n'y avait rien d'étonnant à ce que Jancis en soit amoureuse, parce que dans sa blouse et sa culotte en cuir, tête nue, les cheveux noirs et ses yeux étincelants sur Jancis, il était le plus bel homme que l'on pût trouver dans dix paroisses à la ronde. Je remarquais en même temps, en regardant la laiterie qu'elle était aussi propice que n'importe quel autre endroit pour une demande en mariage. Le soleil y pénétrait de biais alors que le reste de la journée il n'y venait pas. Les dalles rouges humides et les grosses terrines brunes offraient leurs couleurs chatoyantes tandis que la crème et le beurre dans leur teinte ambrée étaient avec les fromages empilés aussi brillants que des boutons d'or ou des primeroses. Jancis était assortie à l'endroit avec ses beaux cheveux blonds et son visage qui avait rosi à la vue de Gideon. Dans sa robe rose elle faisait penser à une rose. Dehors, de l'autre côté de la fenêtre dans l'églantine aux bourgeons roses une grive chantait. Je m'en souviens très clairement, et ne pourrais l'oublier même si je ne l'avais pas écrit dans mon cahier.
_ Te v'la bien tôt dit Gideon
_ Et bienvenue?
_ Oh! bien sûr que t'es la bienvenue!
Elle me regarda malicieusement comme pour me demander si ça ne me dérangerait pas et se mit sur la pointe des pieds pour que Gideon pût l'embrasser.
_ J'apporte des nouvelles dit-elle, des bonnes ou des mauvaises, ça dépend de toi.
_ De moi?
_ Eh oui, voilà Sarn, Père dit que je dois…
Elle me regarda embarrassée.
_ Beguildy veut vendre son enfant Gideon. Pourquoi minimiser les choses? Il veut la vendre au jeune Camperdine pour son plaisir.
Jancis se cacha le visage dans les mains.
Et, si elle refuse comme elle l'a fait, elle sera louée à la Fête de Mai pour trois ans comme femme de cuisine.
_ quoi vendre ma fiancée! Beguildy veut vendre ma fiancée! Sacrebleu! je le noierai pour ça!
_ Il ne l'a pas encore vendue Gideon
_ Tant mieux pour lui
_ Mais elle devra faire l'apprentie pendant trois ans quelque part au-delà de Lullingford.
Gideon se pencha et écarta les mains de Jancis, la regardant brutalement
_Es-tu restée une femme pure pour moi? demanda-t-il, sacrebleu, si tu as perdu ta virginité pour le jeune Camperdine, j' vas l'abattre à coups de hache et toi je t'étrangle.
_ Mais non, non Sarn, j' l'ai pas fait, j'l'ai pas fait dit-elle en pleurant.
J'ai été loyale envers toi, Sarn, j't'assure.
_ Mais qu'est-ce qu'elle doit faire, Gideon? Parce qu'à moins d'être le jouet du jeune homme, elle sera obligée de s'en aller loin.
_ Je supporterais pas de partir loin dit Jancis et elle éclata de nouveau en sanglots.
J'attendais que Gideon dise quelque chose mais il se taisait.
_ y'a une autre solution Gideon
J'essayais d'être persuasive, parce que je sentais que le moment était venu pour lui de faire le choix qui les engagerait tous les deux. Il était en leur pouvoir ce jour-là d'opter pour la bonne voie. Ce fut, dans la vie de Gideon, un de ces jours où il pouvait se prononcer en faveur de la bénédiction pour lui, et prendre le chemin de l'amour et des jours heureux sur lequel poussent les jolis coucous, ces clés du paradis ou bien prendre l'inquiétant chemin plein de détours qui cache cette chose terrible, ce fléau, ce poison qu'est la richesse et qui se nourrit de sang.
Jancis aussi semblait se rendre compte que leur vie, d'une certaine façon, dépendait de cette heure. Elle se pencha et lui embrassa la main et lui demanda d'une voix douce implorante:
_ O sois mon amoureux, Sarn!
Gideon émit une sorte de gémissement
_ Je devine où tu veux me tirer Prue dit-il, avec tes yeux plantés dans les miens. Tu veux me pousser vers la pauvreté et l'abandon de tous mes rêves.
_ Je travaillerai pour deux mon gars lui répondis-je
_ Quel intérêt? Tu sais bien ce qui va arriver. Y a-t-il un seul homme capable de faire autrement avec une aussi belle personne pour femme? Y'aura des bouches à nourrir, des bouches à nourrir. Fini à jamais la grande demeure, les serviteurs, les servantes, le banc à l'église. Plus d'argent pour toi. Plus de bal pour Jancis. Plus de familiarité avec la noblesse du coin pour moi. Si jamais on faisait de l'argent à nouveau ce s'rait pas avant des années et des années. Nous perdrons la maison et poursuivrons petitement mangeant à mesure tout ce qu'on fera comme argent. Un homme avec une femme et une famille peut pas s'en sortir. Il doit s'enrichir d'abord.
_ Mais tu travailleras mieux si tu es heureux, avec Jancis heureuse avec toi, tu crois pas?
_ Ben non. Bonheur et oisiveté vont de pair. Si tu veux travailler faut être ni heureux ni malheureux. Faut pouvoir penser qu'au travail et à rien d'autre.
De plus, si maintenant j'enlève Jancis des griffes du jeune Camperdine qui la désire tant, il m'en voudra et mettra toute la noblesse contre moi. Quoi qu'il est arrivé pour rendre cet homme si fou de désir, c'est fait maintenant et faut faire attention.
Il jeta un œil soupçonneux sur Jancis qui me supplia du regard de tout lui expliquer. Mais cela je ne pouvais pas le faire. J'aurais fait beaucoup pour elle mais là c'était trop. Parce que je craignais que le peu que je dirais aille aux oreilles de Kester Woodseaves. Jancis avait promis de ne rien dire à personne sauf à Gideon en cas de nécessité absolue. Aussi restais-je silencieuse, d'ailleurs je ne voyais pas ce que ça changeait, car révéler la chose n'aurait servi à rien, Beguildy ayant son idée fixée à propos de Jancis, et si ce n'était plus le jeune châtelain ce serait un autre. Il valait mieux que Gideon décidât une fois pour toutes, et s'il faisait le bon choix, Jancis et lui seraient mariés et Beguildy n'aurait plus aucun pouvoir sur sa fille.
_ Ça repoussera un peu le moment d'être riches Gideon, dis-je
_ Non. Ça le repoussera pour toujours. La chose qu'il vaut mieux repousser c'est le mariage. On attendra trois ans. Ça donnera le temps de se retourner. C'est pas que je veuille le repousser.
Il sombra dans le silence, les regards sur Jancis. De son visage je voyais sourdre le désir et tout son corps tremblait. Il était bien étrange de voir un pareil gaillard frissonner comme une femme qui vient de voir quelque chose d'effrayant.
Il avança d'un pas vers Jancis et j'allais sortir, me disant qu'il allait la prendre dans ses bras et que tout serait pour le mieux. Quand soudain il balbutia:
_ Non, non! et recula. Puis il dit:
_ T'auras pas ta robe de satin pour danser avec monsieur Roger au bal des chasseurs, Jancis. T'en s'ras bien ennuyée?
_ Ah!
_ Bon si tu fais femme de laiterie ou autre chose, ça t'feras envie aussi bien qu'à moi. Trois ans c'est pas long. Au bout des trois ans, toute la terre labourée rapportera bien et on récoltera ce qu'on aura semé.
_ À Dieu ne plaise dis-je
Gideon se mit dans une rage folle, je n'ai jamais su pourquoi et éclata:
_ Et pourquoi ça? pourquoi ça? J'serais bien content de récolter ce que j'ai semé.
_ Mais pas si c'est le poison Gideon? Pas si c'est le précieux poison dont parle le livre que le pasteur m'a prêté. Tu veux pas au milieu de ton blé cette malédiction qui pousse en enfer?
[note de la traductrice: le livre en question ici est “Paradis perdu” de John Milton où un passage dit selon la traduction de Chateaubriant: “Personne ne doit s'étonner si les richesses croissent dans l'enfer, Ce sol est le plus convenable au précieux poison”_ fin de la note retour au texte]
_ Quoi que ce soit répondit-il si je le sème et que ça m'apporte ce que je veux avoir, je l'accueillerais bien.
Alors on entendit le petit bruit d'un sanglot venant de Jancis et comme je la regardais je vis derrière sa chevelure dorée, la belle journée de printemps évanouie et l'églantier secoué par une bourrasque de vent.
_ Tu ferais bien de rentrer ma chérie, lui dis-je une tempête se prépare.
_ Je viendrai chez toi dimanche pour dire à ton père ce que je pense de lui dit Gideon
_ Non, non ne le mets pas en colère!
_ J'me fiche de sa colère.
_ Oh se mit-elle à dire en pleurant, y'a rien comme je voudrais. Pourquoi les gens peuvent pas vivre tranquilles et en paix? Pourquoi t'es si têtu Sarn? Écoute comme le vent augmente… Ça présage quelque chose.
Elle se remit à pleurer et se cacha le visage dans son tablier.
_ Oh je voulais envoyer les invitations et publier les bans à l'église, dit-elle du ton qu'elle prenait pour dire “Oh, je voulais jouer au Gravier Vert”.
Gideon la saisit contre lui et l'embrassa mais il ne changea pas d'avis. Une fois qu'il avait une idée en tête rien ne pouvait plus l'en écarter.
_ Il faut que je parte, dit-elle, Tu m'accompagnes Sarn.
Comme ils étaient en chemin, je la vis se tordre les mains et j'entendis qu'elle disait:
_ Oh je vois une route sombre qui descend dans l'eau. Et le soleil est parti. Oh Sarn ne me fais pas prendre cette route.
En moins d'une minute, comme un fantôme, elle s'évapora sous l'orage, dans les sombres bois sauvages.