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LIVRE 3
Chapitre 2: Le combat
Comme je m'approchais, je vis que, selon l'usage, ce n'était pas seulement toutes les femmes de Lullingford qui étaient là, mais aussi tous les enfants. Je trouvais honteux d'amener ces pauvres êtres, qui connaîtraient bien assez tôt le mal de ce monde, et de leur montrer les chiens déchirés et le pauvre taureau assassiné. C'est ce que j'ai dit à Gideon par la suite mais cela ne le préoccupait guère.
_ Ben tu les rendrais mous comme de la laine, m'avait-il répondu
ils doivent devenir courageux et vaillants.
J'ai répondu que je ne voyais pas en quoi c'était être mou, que de détester un acte cruel, et que je trouvais plus courageux de refuser de voir la souffrance des autres.
_ Ah c'est comme ça, on peut pas refaire le monde il est déjà fait répondit Gideon
Tout y était, donc, la foule, les cris, les paris, les hurlements et grondements de chiens, les gens jouant des coudes et se bousculant, ceux qui vendaient à la criée des pommes de terre chaudes, des marrons, des pommes, de la bière épicée, du pain d'épices et les jeunes enfants dans leurs vêtements blancs observant le taureau, mugissant de frayeur. Pauvre chose qui pensait, je n'en doutais pas, à sa jolie pâture à lui, entourée de buissons de mûres, à l'arrière du terrain de chez Callard. Il n'avait de haine ni pour les hommes ni pour les chiens et ne leur en aurait pas voulu pourvu qu'il fût ramené là-bas et qu'il pût fouler sa prairie pleine de rosée.
Tout le monde était là et Kester était là aussi. Je l'avais perdu de vue dans la foule et je me hâtais en me demandant ce qu'il était bien venu faire en cet endroit, car je me l'étais figuré différent des autres hommes. Cependant j'avais une telle foi en lui, que j'étais certaine que s'il était là, c'était pour une bonne action. Et quelque chose m'incitait et me poussait à le chercher dans la foule, pour prendre soin de lui, comme si ce jour-là j'avais été son ange. Un pauvre ange, mais Dieu ne se préoccupe pas, je pense, de l'aspect de Ses anges du moment qu'ils font correctement Son travail. Le colley du berger qui court à la maison prévenir sa dame que son mari vient de tomber du rocher, est assurément son ange, même si c'est un bâtard de la pire espèce avec les oreilles aussi plates que celles d'un épagneul.
Aveuglément et sans raison, comme le chien du berger, je me tenais assez près de Kester Woodseaves, sans toutefois être si près qu'il eût pu me voir. Aussi ai-je pu entendre tout ce qu'il disait aux hommes qui s'étaient mis un peu en dehors de la foule, près de l'arène. Et, bien que ce fussent des hommes de ma campagne, que j'en connaissais même quelques uns, je dois quand même dire, que parmi eux, il s'en trouvait deux ou trois à la face méchante. Les chiens étaient féroces et laids, la plupart avec de grandes machoires, grondant, bavant et les yeux injectés de sang. Cependant si j'avais eu à choisir entre ces hommes et les chiens, j'aurais choisi les chiens. Il y avait surtout des terriers mais il y avait un bon nombre de bulldogs, et le tout nouveau de Grimble était de loin le plus hargneux et son rictus me fit froid dans le dos. On devinait beaucoup de la race mastiff chez deux ou trois d'entre eux et il y avait aussi des bâtards.
Quand Kester arriva, les hommes se tournèrent vers lui et leur chef, le fermier Huglet s'écria:
_ Où est ton chien?
Monsieur Huglet était un homme grand à l'aspect grossier qui semblait provenir de deux ou trois corps différents assemblés accidentellement. C'était un géant un peu maladroit avec des bras
énormes et longs, son torse était si impressionnant que les tailleurs qui apportaient leur propre tissu lui comptaient toujours plus cher pour confectionner ses vêtements. Il avait la bouche d'une grenouille, un gros nez retroussé tout rouge, et des yeux si petits qu'ils se perdaient dans la montagne de chair qui formait le visage. Quand il lui arrivait de ne pas comprendre quelque chose, il se mettait à rire et son rire suffisait à vous effrayer, ce qui arrivait assez souvent. Grimble et lui s'entendaient comme les doigts de la main et quand Huglet levait en l'air son nez rouge et retroussé, Grimble gardait le sien, long et pâle, baissé, si bien qu'à eux deux, il ne ratait pas grand chose. Ils avaient chacun deux chiens.
_ Eh, c'est le tisserand dit Grimble, tu connais le tisserand, Huglet?
_ Eh! non, nos chemins se sont pas croisés jusque-là. C'est mon beau-frère qui tisse pour moi, tu comprends. Alors Tisserand, où est ton chien?
_ Je n'en ai pas.
_ Pas de chien, enlève-toi de là, alors
Mais il resta où il était. Il se trouvait au milieu du demi-cercle que faisait l'arène de pierres grises, et les hommes avec leurs chiens arrivaient de chaque côté, si bien qu'il était en position isolée. Debout là, tellement mince et droit dans son manteau vert, le chapeau sous le bras, ce qui laissait le vent soulever ses cheveux et lui placer une boucle sur le front, il semblait n'avoir rien à voir avec ceux qui étaient là mais plutôt faire partie de la belle prairie dont la couleur allait avec son manteau. Il ne portait ni barbe ni moustache, ce qui permettait de voir la forme, les lignes et la couleur de son visage, que pour ma part je ne pouvais me lasser de contempler. Parfois je me demandais si le Paradis ce serait cela: un long regard sur un visage duquel on ne pouvait se détacher et sur lequel, au contraire, on désirait sans cesse jeter un nouveau coup d'œil. Il avait une allure élancée ce qui, malgré le fait que Huglet le dominait par sa taille, donnait l'impression qu'il dominait Huglet. Kester regarda autour de lui et dit:
_ Les gars je suis venu vous demander d'arrêter ça.
Il y eut un long silence perplexe. Puis Huglet se mit à rire de cette sorte de rugissement qu'il avait en se frappant la cuisse. Grimble regarda ses bottes et eut un ricanement.
_ Tiens en voilà une bonne! hurla Huglet, arrêter le combat de taureau, t'es pas fou jeune homme?
_ En effet, j'aimerais que ça s'arrête.
_ Et pourquoi donc, cher cœur? demanda Grimble d'une voix mielleuse et chantante.
_ Tout arrêter? rugit Huglet, il peut pas tout arrêter.
_ Je voudrais que cela s'arrête par toute l'Angleterre, dit Kester
_ Vous en demandez beaucoup, jeune homme. Parce que faut savoir qu'il y a des combats depuis que l'Angleterre existe! Supprimer ce bon vieux sport et ce sera plus l'Angleterre!
Huglet avait dit cela de sa grosse voix rugissante.
Et Grimble, de sa voix mielleuse et obstinée, répéta:
_ Je vous ai demandé, pourquoi vous voulez tout arrêter?
_ Parce que c'est qu'une affaire minable et cruelle.
_ C'est pas cruel. Les chiens aiment ça, ils en sont contents et le taureau aime ça aussi.
L'intervention venait de monsieur Grimble, il regardait par terre l'herbe piétinée par la foule et semblait y lire ces mots.
_ On se fiche pas mal qu'ils aiment ça ou pas, dit Huglet, Moi, j'aime ça. C'est suffisant pas vrai?
Les autres hommes s'approchèrent. Car, s'il était habituel d'entendre monsieur Huglet éclater de colère, il ne l'était pas de l'entendre hurler si longtemps après la même personne, car en général, celle-ci abandonnait la partie et s'en allait sans mot dire.
_ Où est le problème? demanda monsieur Callard, le propriétaire du taureau?
Monsieur Huglet se retourna et se mit à bégayer:
_ V'là un type idiot qui veut arrêter le combat. Rends-toi compte, le combat, alors qu'on s'est tous fatigués à faire toutes ces lieues pour venir le voir.
_ et qu'on s'est levé très tôt surenchérit monsieur Grimble.
_ Et quoi encore! ma femme et moi on a eu bien du mal pour l'amener tout propre et de bon matin. Qu'est-ce qu'à cet homme?
Il scruta Kester comme l'aurait fait un apothicaire sur une personne malade depuis longtemps.
Ah! répliqua le propriétaire du “Pichet de Cidre”, J'ai déjà entendu dire que des gens voulaient arrêter le long agenouillement à l'église ou même que quelques uns voulaient stopper les guerres ou les bruits de guerre mais le combat de taureau? Jamais de ma vie. À part deux ou trois pasteurs, qui pourrait vouloir arrêter les combats?
_ Il a dû perdre un peu la tête, pauvre gars dit Grimble. Tu te sens bien Tisserand?
Le meunier s'approcha, regarda et secoua la tête en repartant, ce qui pour le meunier était déjà beaucoup.
_ Mais pour quelle raison voulez-vous que ça s'arrête? demanda monsieur Callard, très intrigué.
_ Je leur ai déjà dit pourquoi. Mais qu'importe cela. Regardez-moi monsieur Callard, voulez-vous me vendre le taureau?
_ le vendre?
_ Oui et je ne discute ni ne marchande le prix
_ Mais ça vaut pas le coup pour moi, J'gagne plus et de beaucoup en le laissant pour le combat. S'il gagne je suis riche, s'il perd je reste gagnant les propriétaires de l'arène m'en donne plus que le boucher.
_ Et vous aurez combien s'il gagne?
_ Vingt livres
_ Je vous donne vingt livres et vous partez avec le bestiau
_ C'est Dieu qui me bénit! répondit monsieur Callard, oh Dieu me bénit j'en suis sûr.
Il fixa Kester comme s'il était marqué de l'esprit.
_ D'accord! dit Kester
Madame Callard qui ne parlait jamais qu'à la suite de son mari et encore pour dire la même chose, et qui ne faisait jamais rien qui ne lui fut ordonné, arriva en trombe conduisant le taureau.
_ Prends l'offre du gentleman! Prends-là mon chéri dit-elle hors d'haleine. Prends les vingt livres et qu'on ramène notre bonne bête à la maison.
Callard fut si étonné qu'elle ait osé prendre la parole qu'il ne put que répéter
_ Dieu me bénit
_ Ah tiens! Dieu te bénit? intervint Huglet, commençant à rugir de nouveau, je vas te montrer comme Dieu te bénit si tu fais pareille chose, Callard. Par ma foi! Gacher notre jeu pour vingt livres! Je vas t'apprendre ce qu'il en coûte et à toi aussi jeune homme!
_ Oh, dit Grimble, il doit être pire que seulement tendre et un peu fêlé, il doit être complètement fou à lier pour offrir vingt livres pour une petite bête et la rendre de suite au propriétaire. Oh c'est à pleurer! Le pauvre gars allait bien lundi y'a de ça quinze jours, il a tissé pour nous et il était parfaitement bien. Mais ça c'est gâté depuis, c'est sûr! Oh pauvre de moi!
Il s'essuya le visage et paraissait déconcerté.
Kester sortit son portefeuille et donna l'argent à Callard. C'était probablement tout ce que son oncle lui avait laissé.
Entre temps madame Callard avait appelé ses enfants près d'elle, car elle en avait cinq plus le bébé et après leur avoir murmuré quelque chose, on les entendit, subitement, crier:
_ Accepte Père, accepte père bien-aimé, nous t'en supplions écoute-nous!
Surpris, monsieur Callard sembla plutôt ému, et il tendit la main vers l'argent de Kester. Mais monsieur Huglet frappa cette main, en disant:
_J'veux pas qu'on me vole mon combat! T'avise pas de prendre l'argent, Callard. On veut not' sport, j'te l'dis!
Tous les hommes qui avaient des chiens avaient l'air sombre et marmonaient:
_ Oui, c'est vrai! c'est parole d'évangile On veut not' compétition!
_ Les gars, dit Kester essayant de plaider, ce serait dommage par une si belle journée de lancer une pauvre créature pour en déchirer une autre. C'est une œuvre du démon. Si c'est de la bagarre que vous voulez, pourquoi ne pas faire un tournoi de lutte ou de boxe, homme contre homme? Tenez! Pour vous donner un peu de spectacle sportif, je veux bien lutter contre six d'entre vous l'un après l'autre. Celui qui me gagnera le premier pourra prendre mon manteau, le suivant mon chapeau et mon gilet. Alors qu'est-ce que vous en dites!
Personne ne répondait, ils se balançaient d'un pied sur l'autre et regardaient ailleurs. Tout le monde avait l'air de savoir que Kester était un excellent lutteur, et pas un ne semblait vouloir s'y coller.
Monsieur Grimble regarda Kester comme s'il le détestait et la suite montra à l'évidence que c'était bien le cas. Parce que, dès ce moment, cessant de jouer les seconds après monsieur Huglet, il intervint et dit:
_ Le jeune homme parle bien. Maintenant j'approuve tout ce qu'il dit et je suis d'accord pour arrêter le combat aujourd'hui, à une condition.
_ dites la condition dit Kester
_ que vous vous battiez vous-même avec les chiens.
Monsieur Grimble émit un gloussement haineux, tandis qu'une fois de plus monsieur Huglet hurla de rire en criant:
_ T'es d'accord mon gars!
Et Grimble dit
_ Tu peux aimer les bêtes plus que ta bourse, mais tu pourras pas aller jusqu'à les aimer plus que ton propre sang!
_ Que le combat commence ordonna monsieur Huglet
_ Va rattacher le bestiau dit monsieur Callard à sa femme qui se tenait près du taureau, pressée qu'elle était de le présenter à Kester pour qu'il le lui rende comme il l'avait dit.
Monsieur Huglet ne prêta plus attention à Kester mais s'occupa des arrangements.
_ quel propriétaire envoie le premier son chien, dit-il
_ Le chien de monsieur Towler commence et le deuxième, c'est celui du Pichet de Cidre dit l'un des propriétaires de l'arène.
_ Approche Towler
Kester se tenait très calmement dévisageant monsieur Grimble jusqu'à ce qu'il soit embarrassé. En effet, il ne semblait pas vouloir rencontrer le regard de Kester qui finit par dire:
_ Le match le plus attrayant auquel vous ayez jamais assisté, pas vrai monsieur Grimble, voir un homme déchiqueté comme un taureau.
_ Pourquoi donc? personne ne serait assez fou pour dire oui répliqua l'interpelé
Kester jeta un œil à la ronde et dit:
_ Les gars, si je décide d'accepter le plan de monsieur Grimble et de prendre les chiens un à un, non pour les tuer mais pour les enchaîner au mur, avec rien d'autre que mes mains nues, alors qu'ils sont aussi sauvages que vous savez, donc si je réussis cela en prenant tant de risques, il faudra me mettre par écrit qu'il n'y aura plus de combat à Lullingford pendant dix ans. Et s'il y a même un seul chien que je n'arrive pas à mettre à la chaîne, j'aurais perdu et les combats continueront.
À cette exposition des conditions les langues de tous se délièrent:
_ Que Dieu préserve
_ Bonté divine!
_ Quelle horreur!
_ Ben ça dépasse tout!
_ J'en suis tout retourné!
C'était un brouhaha confus.
À peine une ou deux voix dominèrent celui-ci pour dire leur désapprobation.
Mais la plupart des gens était curieux de voir ce qu'il adviendrait, et comme il était connu que le pasteur n'aimait pas les combats et qu'il insistait auprès du châtelain pour qu'il y mette un terme, chacun se disait que de toute façon cela finirait par s'arrêter bientôt et sans contrepartie, autant donc profiter de s'amuser un peu, surtout que ce n'était pas courant comme combat et que cela n'avait jamais été vu par ici.
Quand monsieur Huglet put enfin parler, tant il avait été secoué de rire, il expliqua à la foule entière ce dont il était question.
_Lever la main si vous êtes d'accord.
Tous levèrent la main sauf environ une douzaine d'entre eux;
_ C'est voté s'écria monsieur Huglet, et le vote est “pour” mon cher jeune homme!
J'attrapai le petit Tim du meunier et lui demandai d'aller dire discrètement à Kester que Grimble avait un nouveau chien et qu'il était particulièrement féroce. Mais je sentais bien que ni cela ni quoi que ce soit d'autre ne pourrait plus rien empêcher et je ne savais pas quoi faire. Cependant, j'étais déterminée à une chose, je me placerais tout près et si Kester venait à tomber, je me précipiterais pour le tirer hors de là et que Grimble ne s'avise pas d'intervenir, il lui en coûterait cher. Il n'y a pas plus furieuse qu'une femme qui aime. J'ai d'ailleurs toujours trouvé étonnant que la mère de Jésus ait pu se retenir de frapper le centurion, et ce ne devait être que parce que son Fils le lui avait demandé auparavant. Mais vraiment si ç'avait été moi, j'aurais oublié les ordres.
Tim revint en courant, et je vis les yeux bleus et intrépides de Kester suivre le gamin et se poser sur moi une seconde. Car alors je me suis vite cachée derrière madame Callard.
_ Il le savait me dit Tim mais il est très reconnaissant quand même.
J'allais au stand des rafraîchissements et je volai un couteau de cuisine. Mais je l'avais à peine caché sous ma jupe que je compris que ce ne serait pas suffisant pour l'aider. Il fallait quelque chose de l'ordre du miracle. Et ce fut ce qui arriva.
_ Va vers le milieu du mur dit Huglet et attache les chiens à la chaine du taureau. Et si tu y attaches l'un des miens je te donnerais cinq shillings mon gars. Oh j'peux pas m'empêcher de rire à voir quelqu'un d'aussi stupide!
_ Le chien de monsieur Towler, annonça le patron de l'arène, prêt!
Ils lachèrent le terrier de Towler, et, de tous les chiens qui étaient là de cette petite race, c'était la bête la plus sauvage.
_ Cours sur lui, mors-le, criait Towler, et je me sentis défaillir mais j'essayais de me ressaisir.
Kester avança vers le chien disant:
_ Alors Bingo! bon chien!
Bingo s'arrêta, regarda Towler avec une façon de dire qu'il y avait eu erreur, puis il courut vers Kester aussi content qu'un polichinelle, il avait la queue qui remuait et l'air soumis.
_ On est copains pas vrai dit Kester
Towler lança un juron et Huglet parut aussi sombre que la nuit. Mais personne ne pouvait dire que ce n'était pas juste ni selon la règle et parmi les meilleurs certains rirent et s'exclamèrent:
_ Pas mal du tout le gars!
Il en fut de même avec le chien du “Pichet de Cidre” et avec le suivant. Les propriétaires qui venaient les récupérer une fois attachés à la chaîne avaient l'air dépassés et pris au dépourvus.
Kester se mit à rire et expliqua:
_ J'aime les chiens. Les bêtes c'est mon plaisir. Vous ne pouviez pas le savoir mais c'est ainsi et je ne vois ici qu'un seul chien qui ne soit pas mon ami, parce qu'il vient juste d'arriver dans les parages.
_ Oui dit Grimble, tu pourras pas jouer tes jeux de Mai avec Toby. Si t'arrives à sauver ta peau, tu seras chanceux.
En un instant il me vint à l'esprit quelque chose de plus efficace que le couteau de cuisine, bien que je le gardais en cas de besoin. Je devais courir jusqu'à la ville quérir l'apothicaire, puisqu'il n'y avait pas de médecin, pour qu'il soit là en cas de blessure. Je savais que les participants enverraient tous les chiens, car ils ne voudraient lui en épargner aucun. Cela me permettrait de revenir à temps si je me dépêchais. Ainsi avec le couteau de cuisine toujours sous ma jupe, je sortis de la foule, atteignis la route et me mis à courir pour la vie de celui qui m'était cher. Mais avant de partir, je jetai un coup d'œil sur lui, que j'aimais tant, puisque je pouvais ne jamais plus le revoir vivant, si je n'étais pas suffisamment rapide.
Il était en train de rire et Huglet reconduisait l'un de ses chiens. Bien que Kester n'ait point tissé pour lui, il s'était, tout de même, lié d'amitié avec ses chiens, probablement les jours de marché, pendant qu'ils attendaient à l'extérieur du “Pichet de Cidre”.
Comme je m'étais retournée pour le voir, j'eus l'impression, même si je me persuadais que ce n'était qu'une illusion, que ses yeux à lui, brillants et pleins de vie, se posaient sur moi, me souriaient, m'accompagnaient, me suppliaient, devenant comme les yeux de l'homme qui regardent sa chère compagne, quand elle lui a tout donné: sa paix pour la sienne, son âme pour son bonheur, son corps pour sa joie.
Mais en courant, je me disais à moi-même!
_ Non Prue Sarn, , tu n'es que son ange et encore un pauvre ange des plus comiques.
Et toutes les pervenches azurées des buissons au bord de la route s'embrumèrent derrière mes larmes tandis que je courais, et finirent par ne plus ressembler à des fleurs mais à un flot de chagrin, tout bleu, où j'allais me noyer.